Sur le chemin ouvert par le doute dans l’histoire de la pensée philosophique, nous avons évoqué les semaines précédentes le courant du scepticisme dans l’antiquité ainsi que la figure du maître Socrate. Nous avons aussi abordé l’expérience cartésienne, celle du doute radical au sujet de laquelle nous avons souligné que, pour sortir de la solitude du cogito dans laquelle l’ego s’est trouvé enfermé du fait du doute, il a fallu avoir recours à un procédé que Descartes a emprunté à saint Augustin.
En effet, la sortie du doute s’accomplit à travers la découverte de Dieu. Ce qui fait d’ailleurs de Descartes un philosophe chez qui on trouve une «démonstration» de l’existence de Dieu. Bien que, en fait de démonstration, il faudrait sans doute l’envisager dans son lien avec une autre démarche, celle-là empruntée à un moine du XIe siècle : saint Anselme. Ce dernier déclarait dans son Proslogion : «l’Être qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé, ne peut être dans la seule intelligence». Autrement dit, on ne parle pas vraiment de Dieu quand on en fait une simple idée dans l’esprit de l’homme, car on lui a enlevé dans ce cas un attribut — l’existence — sans lequel il ne peut plus être en accord avec la perfection qui est nécessairement attachée à son concept...
Descartes utilise cet argument — dit «argument ontologique» —, mais comme en soutien à une démarche qui est de découverte. Or, cette découverte ne peut de son côté servir d’issue salutaire à l’expérience du doute radical que dans la mesure où elle ne cherche pas à rompre la solitude du cogito, mais qu’elle entreprend au contraire de l’approfondir et de l’ouvrir sur un espace intérieur, qui se révèle être un espace infini. C’est parce que Descartes emprunte cette voie intérieure de sortie que nous disons qu’il marche sur les pas de saint Augustin, pour qui Dieu est «plus intime à moi-même que moi-même»... La transcendance est au cœur de l’immanence !
Mais si on voulait remonter encore plus loin, on trouverait que saint Augustin lui-même n’a pas complètement inventé cet «itinéraire» vers Dieu. Avant lui se trouve un personnage qui a inspiré tous les courants mystiques à l’intérieur des trois religions monothéistes sans pour autant appartenir à aucune d’entre elles : Plotin !
Plotin naît en Egypte en 205 apr. J.C. dans la ville d’Assiout, qui est située au bord du Nil à 320 km au sud du Caire. Si l’on en croit un certain Porphyre, disciple illustre et auteur d’une biographie de son maître, Plotin gagne Alexandrie à l’âge de 28 ans où il découvre toutes sortes de courants d’idées, parmi lesquels la philosophie de Platon. Puis, de là, il se rend quelques années plus tard à Rome où il fonde une école. Nous sommes alors en 246, sous le règne de Philippe l’Arabe…
C’est autour de cette école que va naître ce qu’il est convenu d’appeler le néoplatonisme. Comme son nom l’indique, le néoplatonisme reprend la philosophie de Platon. Mais il le fait en mettant l’accent sur la dimension individuelle de la recherche de la vérité et, dans le même temps, en renonçant au projet politique que Platon prévoyait dans le prolongement de cette recherche. Cette renonciation vaut en réalité retrait de la vie de la cité et de ses responsabilités collectives. D’aucuns pourraient dire qu’elle entérine l’échec du projet platonicien de fonder une cité idéale et de mettre à sa tête le roi-philosophe.
Il est vrai que Plotin arrive au monde plus de 550 ans après la mort de Platon et que, dans cet intervalle, bien des événements politiques ont bouleversé la face de la terre. Il y a en particulier l’effondrement de la cité grecque, engloutie dans le vaste empire d’Alexandre, qui survit malgré tout à son rapide morcellement. Puis il y a l’avènement de la puissance romaine, qui s’annonce au monde avec la destruction de Carthage en 146 av-J.C. Et il y a, à partir d’Auguste, l’empire qui pousse sa domination en profondeur, dans les trois continents…
Bref, il est loin le temps où Platon pouvait rêver de transformer la réalité politique, en ciblant la terre de Sicile dont il pensait séduire le tyran par ses idées... Le philosophe est désormais un spectateur de l’histoire, essayant dans le meilleur des cas de lui trouver un sens, mais plus souvent soucieux du salut de sa personne.
D’une certaine façon, le néoplatonisme prend acte de cette mise à l’écart du philosophe. Mais, détail essentiel, il s’ouvre un monde intérieur qui, du point de vue de Plotin, déborde le monde des hommes et de leurs activités quotidiennes. L’Un, dont Plotin nous dit que l’âme aspire à s’y unir, n’est pas un être parmi les êtres : il est au-dessus ! Ce qui signifie que son élan ne se contente pas, dans une logique de connaissance de la réalité idéelle des choses (perspective platonicienne), de viser les essences en se libérant de la pluralité sensible qui dissémine et occulte : il vise un au-delà: un non-être par excès d’être et non par défaut, si l’on peut ainsi s’exprimer.
Nous verrons la semaine prochaine que Ghazali, pour qui le doute fut également un chemin décisif, a donné un écho dans sa pensée à cette innovation plotinienne. Ce qui peut être d’autant plus intéressant pour nous que sa position constitue un élément essentiel dans la manière dont l’islam a défendu sa vérité face aux philosophes.