L’écritoire philosophique/ Du nom qui ouvre le dialogue

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Le premier dialogue qu’engagent les parents avec leur enfant commence par le nom qu’ils lui donnent. Le nom ne consiste pas ici à fixer, de façon anticipée, l’identité d’un futur interlocuteur, d’un nouvel arrivant sur la scène de l’échange entre humains, de manière à ce que demeure le bon ordre à l’intérieur duquel chacun sait à qui précisément est destinée telle parole et, également, de qui vient telle autre : ce qui peut être le souci d’un maître d’école un premier jour de classe, surtout s’il n’aime pas la cacophonie. Non, pas du tout : le nom engage l’échange. Il est la réplique inaugurale de la pièce. D’une pièce dont le commencement nous a cependant précédés et dont la fin nous survivra.

La sagesse populaire exprime cela en cultivant l’usage qui veut que l’on donne à l’enfant le nom d’un ancêtre. On croit que l’intention qui se cache derrière cela est de maintenir le fil de la mémoire avec les prédécesseurs à l’intérieur de la famille : cette compréhension des choses est superficielle. On n’a pas besoin de réquisitionner la vie d’un enfant pour cela : il y a d’autres moyens d’entretenir la mémoire des anciens. En revanche, si l’on veut rendre justice d’une intuition qui nous saisit selon laquelle l’événement de la venue d’un enfant nous projette dans un dialogue qui dépasse l’horizon des vivants, alors, oui, un tel usage remplit bien sa mission. Et l’enfant, qui bientôt répond du regard à l’appel de son nom, semble s’en souvenir comme s’il sortait maintenant du sommeil, comme si ce nom avait été le sien de toute éternité et qu’il l’avait précédé sur terre en s’inscrivant sur les lèvres de celui qui, penché sur son berceau, avait cru le décréter dans un moment d’inspiration... Il joue le jeu !

Dire que donner à l’enfant un nom, c’est initier un échange et c’est, dans le même temps, s’inscrire dans un dialogue qui a précédé la naissance et qui se poursuivra après la mort, cela signifie que, aussitôt le nom «jeté» — comme on jette un dé —, le dialogue s’ouvre et s’ouvre avec lui un vaste espace dans lequel il s’installe. On pourrait appeler ce dialogue un méta-dialogue : le dialogue sur le fond duquel tous les autres prennent place. Mais c’est aussi un dialogue secret de tous les instants. Toute sa vie, l’enfant aura à répondre, comme à son insu, à cette première parole à lui adressée, à ce premier appel. Et sa réponse requerra en retour une réponse.

Mais une question qui se pose est la suivante : comment se déroule ce dialogue, ou ce méta-dialogue, sachant qu’il n’a pas la forme habituelle, délimitée dans le temps, que nous reconnaissons aux dialogues engagés par nous avec autrui à l’occasion de nos diverses rencontres quotidiennes ? Comment s’articule dans son cas le jeu de l’échange ?

Le dialogue qui s’amorce avec la venue au monde de l’enfant est un dialogue dont le propos est l’être de chacun sur la scène du théâtre du monde : non pas ce qu’il fait, non pas ses quêtes terrestres, non pas les conflits qui l’opposent aux uns ou aux autres, mais son être-au-monde. La réplique se répète, inépuisable, toujours aussi traversée de stupeur et d’émerveillement : je suis au monde, tu es au monde... Le nom que je porte et auquel je réponds est l’écho affirmatif que je renvoie à l’autre qui m’aperçoit, mais aussi le lieu à partir duquel je lui demande confirmation de son être, de l’événement de son être.

Il y a chez l’enfant qui s’éveille à l’appel de son nom un appétit de nommer, de faire surgir autour de soi des identités. Ce moment festif, foncièrement poétique, peut durer. Il peut aussi être abrégé à la faveur d’une sorte d’épuisement, synonyme d’occultation de l’événement de l’être : l’être de l’autre tombe dans l’acquis, dans ce qui n’étonne plus… L’attention au surgissement de l’être s’émousse, et cette perte d’attention est elle-même confortée par un jeu social qui tourne le dos à la pièce initiale, qui cultive le déni de l’être, la banalité de l’être.

La pièce gagne en intrigues, mais perd en profondeur et en générosité.
La grandeur d’un Platon a été d’affirmer que connaître, c’est se ressouvenir : se ressouvenir du visage matinal des choses, celui en lequel brille de son éclat toute la beauté de leur être. Il n’y a pas de véritable connaissance des choses sans un retour en arrière vers ce moment de la rencontre initiale. Et toute la sagesse de la métaphysique, et avec elle celle des sciences de la nature, s’épuiseront pour cette raison, en vain, à percer le secret des choses : elles n’auront que la copie, que le cadavre des choses…

Mais tout le danger de Platon est d’avoir, en même temps, initié la marche de la métaphysique et de ce qu’un Heidegger appellerait ses «errements». Il y a dans sa pensée une sorte de glissement vers ce contre quoi elle s’arme pourtant de vigilance. Le remède s’avère avoir une accointance avec le mal. Mais cette fatale dérive est, pour ainsi dire, le propre de la condition humaine. Et le dialogue initial subit lui-même ce double mouvement d’une volonté de retrouvailles et d’une perte aggravée, à l’image d’Ulysse qui, cherchant à regagner Ithaque, ne cesse de s’en éloigner au gré des éléments.

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