Philosophie et psychanalyse /// La psychologie empirique de Franz Brentano

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Il est bien vrai que la phénoménologie husserlienne va représenter dans le paysage de la pensée psychanalytique un premier bouleversement salutaire, par rapport auquel la figure de Ludwig Binswanger — sur laquelle nous reviendrons — représente un élément central.

Mais pour bien comprendre l’évolution des choses, il peut être utile de faire un retour en arrière sur un autre personnage, très peu connu en dehors des milieux philosophiques, mais dont on s’étonne de l’influence qu’il a eue sur un si grand nombre de grands courants de pensée ayant marqué le début du siècle dernier.

Songeons donc que Freud lui-même fut un moment son élève, mais aussi Husserl, le fondateur de la phénoménologie, à qui il a emprunté son concept central d’intentionnalité. Heidegger, l’incontournable Heidegger, qui va lui-même apporter, nous le verrons aussi, sa part de bouleversement à la psychologie moderne, doit à l’auteur en question sa conception de l’être à travers un ouvrage sur les diverses acceptions de l’être chez Aristote… Enfin, on estime que la philosophie analytique, incarnée surtout à ses débuts par Ludwig Wittgenstein, a puisé chez lui son premier élan.

Nous voulons parler de l’Autrichien Franz Brentano ! Mais le rappel des dettes que peuvent avoir à son égard les grands noms de la philosophie contemporaine ne nous auraient sans doute pas arrêté si ce n’est que, à côté de cela, Brentano est aussi l’auteur d’un texte au titre très évocateur : La psychologie d’un point de vue empirique.

Pourquoi évocateur ? Parce que, depuis plusieurs semaines, nous nous intéressons à la psychologie sur le terrain du rationalisme issu de la césure cartésienne et que nous avons, pour ainsi dire, donné congé à la psychologie telle qu’elle s’est développée sur le terrain empiriste, loin des spéculations fondamentales de Kant, de l’idéalisme allemand, des Schopenhauer et autres Nietzsche.

Or cette psychologie continue son chemin et donne lieu à une diversité d’approches en s’appuyant sur une multitude d’observations et d’expérimentations. Nous ne pouvions pas ignorer ce cours pris par la psychologie, surtout dans le monde anglo-saxon. D’autant que la psychanalyse, par-delà son acte fondateur, va opérer au cours de sa carrière diverses jonctions avec la tradition empiriste de la psychologie, et cela nous intéresse !

Le rejet de la psychologie de laboratoire

Pour Brentano, le foisonnement d’approches ne pose pas tant le problème de sa légitimité en tant qu’il relève tout entier d’une démarche simplement empirique, incapable aux yeux du rationalisme d’accéder au rang d’un véritable savoir et demeurant en-deçà de l’épreuve critique imposée par Kant à toute expérience de connaissance. Son souci est davantage celui de l’unité.

Il y a bien, selon lui, une psychologie comme science positive, ancrée dans le réel et son observation, mais il convient de lui redonner son unité en repensant son agencement par rapport à l’ensemble de son architecture. Et ce travail revêt une importance essentielle puisqu’une psychologie unifiée représente pour lui à la fois le sommet de l’édifice du savoir et la science de l’avenir.

Affirmation anti-kantienne s’il en est puisque, du point de vue de Kant, la psychologie ne peut pas être une science, dans la mesure où l’objet qu’elle assigne à son examen – l’âme – ne correspond à aucune perception sensible et n’a donc pas d’existence parmi les phénomènes : sa réalité est nouménale !
Qu’est-ce donc que cette « psychologie empirique » dont Brentano se fait désormais l’avocat à la faveur d’une certaine explication avec Kant…

Mais à la faveur aussi d’un remplacement de la notion d’âme par celle de « phénomènes psychiques » ? L’idée est que les « phénomènes psychiques », dès lors qu’ils sont correctement isolés des « phénomènes physiques », donnent lieu pour leur appréhension à une méthode aussi rigoureuse que celle qui prévaut dans les sciences de la nature. Brentano distingue cependant deux types de phénomènes psychiques.

Les premiers relèvent de ce qu’il appelle la « psychognosie », tandis que les seconds relèvent de la « psychologie génétique ». Dans le cas de la psychognosie, les phénomènes observés correspondent aux vécus de la conscience du sujet et ils engagent une psychologie purement descriptive, qui s’abstient donc de toute explication. L’explicatif, lui, est laissé aux phénomènes psychiques qui relèvent justement de la psychologie génétique. Dans ce dernier cas, l’empirisme devient expérimental.

Cette distinction interdit de penser que la psychologie se ramènerait finalement chez Brentano à une physique des phénomènes psychiques, ou à une psychologie de laboratoire. L’essentiel de cette discipline, toute empirique qu’elle soit, consiste en une forme d’introspection, ou de description introspective, mais il s’agit de conférer à cette description les attributs de la rigueur et de l’exactitude.

L’intentionnalité comme critère de distinction

La tentation, cependant, est grande de chercher à tirer la psychologie du côté de la physiologie pour y accomplir les mêmes prouesses que réalise la science expérimentale dans bien des domaines.

Or Brentano met en garde contre ce risque qui, dit-il, revient à réduire le psychique au physique. Il est vrai que la psychologie génétique envisage le lien entre les phénomènes psychiques et le cerveau ainsi que le système nerveux, mais en se gardant de basculer dans une forme de physicalisme. Ce qui signifie : en ne cessant pas de préserver le territoire propre du psychique, dont il s’agit par conséquent de décrire les phénomènes, ou de les analyser en leurs composants, étant donné que la conscience représente une réalité complexe…

Nous disons « complexe », mais cela n’enlève rien à l’unité de cette réalité. Brentano, nous l’avons signalé, délaisse la notion d’âme. Il y renonce en tant que substance métaphysique existant par-delà les phénomènes psychiques et les ramenant à soi comme à leur socle unique.

Mais il ne renonce pas du tout à l’idée d’une unité de la conscience : « L’ensemble de notre état psychique, quelle qu’en soit la complexité, constitue toujours une unité réelle. C’est le fait bien connu de l’unité de la conscience que l’on a raison de considérer en général comme l’un des principes les plus importants de la psychologie», déclare-t-il dans sa Psychologie d’un point de vue empirique.

Cette unité renvoie à la différence propre qui sépare le psychique du physique dans les phénomènes. Et Brentano énonce ici un critère essentiel, à savoir que les phénomènes psychiques, ou actes de conscience — tels qu’ils se donnent à analyser par la psychologie descriptive — sont des actes « dirigés vers un objet », et cela indépendamment de la question de savoir, précise notre penseur, si une réalité effective correspond ou non à cet objet.

Nous rejoignons ici le thème de l’intentionnalité, que nous avons évoqué la semaine dernière à propos de Husserl, et que Brentano emprunte à la philosophie thomiste… «Aucun phénomène physique, écrit-il, ne contient rien de semblable. Nous pouvons donc définir les phénomènes psychiques en disant que ce sont les phénomènes qui contiennent intentionnellement un objet en eux».

Ce qui nous permet de conclure en disant que c’est un retour – prudent – à l’empirisme en psychologie qui a préparé la naissance de la phénoménologie !

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