Troisième rencontre entre nos amis le philosophe, le poète et le médecin… Où le mot Elysée nous vaut un détour inattendu du côté de l’Au-delà, qui répond en écho à la profondeur du gouffre. Nous n’avons pas renoncé à explorer le sujet du tragique, mais nous l’abordons par un biais nouveau. Achille et Job nous offrent ici le secours de leurs témoignages.
Po : Me voilà enfin. J’ai dû me frayer un chemin à travers tous ces barrages de police qui filtrent les manifestants. Nous vivons l’époque du peuple mécontent. Mais qui a l’air de se retourner contre lui-même. Comment appellera-t-on cela? La « guerre sainte civile » ?
Md : Bonjour cher ami. Nous ne t’avons pas attendu longtemps. Et comme tu vois, le temps est plus estival qu’automnal. Avec un ciel pareil, on respire l’air des horizons lointains, sans subir l’asphyxie des querelles locales.
Ph : Bonjour ! « Guerre civile », oui. Mais pourquoi « sainte » ?
Po : J’ai lâché le mot sans trop y réfléchir. Mais je dirais que ce sont globalement deux camps qui s’opposent depuis un bon moment, dont l’un s’appuie sur la sacralité de la religion, tandis que l’autre s’appuie sur celle de la patrie. Il s’agit, en fin de compte, des deux pôles de l’existence collective de l’homme qui, depuis la nuit des temps, se prêtent à une pratique de la violence, dans ses formes parfois extrêmes. L’ironie de la situation actuelle est que le camp religieux se réclame aujourd’hui de la démocratie et de ses principes, qu’il défend une Constitution de fabrication humaine, contre un camp qui se réclame de la laïcité et qui, lui, a l’air de nous dire qu’il y a quelque chose de plus haut et de plus sacré que la Constitution. Si ce n’est pas une inversion des rôles, ça y ressemble fort.
Md : En effet, tout va en sens contraire. Vous avez vu ce communiqué de l’Elysée qui appelle au dialogue national en Tunisie suite à un échange téléphonique qui aurait eu lieu entre Kaïs Saied et Emmanuel Macron ? Il reprend une revendication répétée à l’envi par le parti Ennahdha, principal adversaire du président et de ses « mesures exceptionnelles » ! Il va être intéressant de voir, avec le sommet de la Francophonie qui approche, ce que le camp des opposants au président va faire de ce soutien précieux mais embarrassant.
On a tous à l’esprit le slogan que ses représentants n’ont cessé d’adresser à notre président : « Vendu à la France» ! Si ce camp devait renoncer à la demande d’un dialogue national, de peur d’avoir l’air de se conformer aux attentes françaises, aux attentes de l’ancien colon qui continuerait selon lui de tirer les ficelles de notre politique intérieure, la conséquence serait pour lui de s’être désavoué soi-même… Dans le cas contraire, on aurait droit à un énième retournement. Puisque la France serait devenue un allié des islamistes, au moins en cette circonstance !
Po : J’ai noté que l’incident a donné lieu également à beaucoup de commentaires au sujet des deux communiqués, et de la façon très différente dont ils ont chacun rendu compte de l’échange. Mais, au risque de vous amuser, ce qui a suscité l’intérêt de mon esprit vagabond, moi, c’est le mot « Elysée » à l’en-tête du communiqué français. Pourquoi, d’après vous, la France a-t-elle donné ce nom au palais qui abrite son président ?
Ph : Voilà ce qu’on appelle un saut dans le propos !
Po : Mon saut n’est pas si innocent.
Ph : Je m’en doute, mon cher : comme tous tes vagabondages !
Po : Hé oui, je n’ai guère changé ! Mais revenons à mon sujet. L’Elysée désigne, dans la mythologie des anciens Grecs, une partie de la demeure des morts qui était réservée aux héros et aux hommes vertueux. Le poète Virgile reprend ce thème, de sorte qu’on le retrouve présent dans la religion de l’empire romain avant l’arrivée du christianisme.
On peut penser que l’anticléricalisme qui a suivi la Révolution française a voulu marquer les esprits en indiquant que ceux qui auraient à gouverner la France ne seraient pas mus par l’espoir d’un quelconque paradis – lequel est attaché à une croyance religieuse particulière, donc à une quelconque Eglise -, mais que leur digne récompense serait celle à laquelle les anciens poètes de l’antiquité ont pensé quand ils ont parlé de l’Elysée ou des Champs Elyséens.
Au Chant IV de l’Odyssée, Homère dit ceci à son propos que j’ai pris soin de noter : « C’est là que la plus douce vie est offerte aux humains / Jamais ni neige ni grands froids ni averses non plus / On ne sent partout que zéphyrs dont les brises sifflantes / Montent de l’Océan pour donner la fraîcheur aux hommes ».
Md : Voilà qui nous ramène à la discussion de notre dernière rencontre. Et qui, me semble-t-il, rend moins nette la distinction nietzschéenne entre une culture grecque antique, dont nous avons dit qu’elle permettait « d’apprivoiser le gouffre » de l’existence humaine par le théâtre tragique, et une culture issue de la Révélation, en laquelle le gouffre est nié par l’idée d’un Au-delà.
Si le thème d’une vie heureuse après la mort n’est pas absent de la religion des anciens Grecs, en quoi y a-t-il gouffre ? J’irais plus loin : est-ce qu’il n’y a pas une sorte d’héroïsme intellectuel cultivé par les penseurs modernes, qui consiste justement à insister sur le néant comme destination ultime de l’âme ? A l’image de Heidegger qui parle de l’homme comme d’un « être-pour-la-mort ».
Po : Attends un peu, ce n’est pas si simple… Dans le même texte d’Homère d’où j’ai tiré le passage sur l’Elysée, mais au Chant XI, se trouve un récit assez fameux qui relate la descente d’Ulysse aux enfers, dans le « royaume d’Hadès ». Homère nous raconte qu’Ulysse est à la recherche d’un devin, le seul capable de lui révéler l’issue de son voyage interminable.
Mais qu’en chemin il retrouve des visages familiers, comme Agamemnon et Achille, qui sont deux compagnons illustres de la Guerre de Troie… Le récit du texte, que j’ai aussi pris soin de noter sur mon bout de papier que voilà, se présente ainsi. Ulysse s’adresse à Achille par ces mots : « Mais toi, Achille, personne n’a jamais été et ne sera plus heureux que toi. Quand tu vivais, nous t’honorions comme un dieu, et maintenant tu règnes sur tous les morts. Tel que te voilà, et bien que mort, ne te plains pas Achille ».
A quoi ce dernier répond en ces termes : « Ne cherche pas à me consoler de la mort, illustre Ulysse ! J’aimerais mieux être un laboureur, servir un homme pauvre et pouvant à peine se nourrir, que de commander à tous les morts qui ne sont plus… ».
Achille, on le voit, proteste contre les paroles d’Ulysse qui laissent supposer l’existence d’une forme de bonheur après la mort en rappelant que l’existence dans le royaume d’Hadès est une existence spectrale, sans consistance. C’est pourquoi il lui préfère, lui qui pourrait commander à tous les morts, l’existence misérable d’un esclave au service d’un pauvre paysan, mais dans le royaume des vivants.
Où je veux en venir ? A la chose suivante : il n’y a pas chez les anciens Grecs de position claire et définitive sur la question de l’existence de la vie après la mort pour l’âme humaine. Il y a une position changeante. Et si cette position est changeante, cela signifie que l’expérience du tragique ne se résume pas à l’expérience du gouffre. Le gouffre est présent, mais il y a quelque chose qui échappe au gouffre. En même temps, dès qu’on rappelle l’existence de ce quelque chose, c’est à nouveau l’existence du gouffre, du royaume des ombres, qui s’impose, comme l’indique Achille à Ulysse. Et ainsi de suite, selon une logique circulaire.
Ph : Tu as tout à fait raison de relever ce point. Et c’est vrai aussi que la question de l’immortalité de l’âme fait l’objet d’une sorte d’hésitation chez les anciens Grecs. En témoigne le Phédon de Platon, qui est un des dialogues les plus passionnants, et où la question est débattue. Mais ce qui est intéressant à noter également, c’est qu’on a affaire à une oscillation analogue dans la Bible, entre la mort comme retour à la poussière et la mort comme montée au ciel. Entre la mort comme évanescence et la mort comme lieu d’une justice divine à laquelle on n’échappe pas.
Mais je voudrais vous soumettre une idée, à titre de parenthèse. Parce qu’il y a des distinctions à faire. Depuis les temps les plus anciens, les peuples qui ont prospéré sont ceux dont les guerriers étaient capables de braver la mort au combat. C’est grâce à ça qu’ils mettaient de l’ardeur dans la défense de leurs territoires et, aussi, qu’ils pouvaient devenir des conquérants. A l’inverse, ceux chez qui la peur de la mort prenait le dessus se transformaient en proie facile.
Les chefs le savaient et avaient donc le souci de mettre les poètes à contribution de manière à insuffler dans le peuple, et surtout parmi les guerriers, un mépris de la mort à travers certains récits qu’ils présentaient comme soufflés par la divinité. Tout cela relève d’une sorte de technique de conditionnement psychologique, qui peut se prolonger et se cristalliser sous la forme durable d’une idéologie. Et il n’est pas question alors de remettre en doute la représentation que l’on se fait de la vie de l’âme après la mort : une action pareille est considérée comme faisant le jeu de l’ennemi en sapant le moral des troupes, comme on dirait. Elle est interdite et celui qui la commet s’expose aux pires châtiments.
Md : Je te soupçonne de ne pas exclure l’islam de cette théorie (rires) !
Ph : Je ne l’exclus pas. Mais je ne cherche pas non plus à emboîter le pas à ceux qui lui ont fait un procès spécial à ce sujet. Comme si les autres religions avaient été épargnées par cette alliance avec le pouvoir politico-militaire : ce n’est pas le cas ! Dans la relation qu’entretient le pouvoir religieux avec le pouvoir politique, le premier échappe rarement à une emprise de la part du second.
Ce qui fait qu’il passe d’un rôle qu’on appellerait d’expression de la vie spirituelle du peuple à un rôle qui est « idéologique » et dont le but est désormais de former, ou de formater, la population en fonction des besoins de l’Etat. Le phénomène est présent avant l’entrée sur la scène de l’histoire mondiale des religions abrahamiques. Tous les grands empires qui ont vu la composante politico-militaire prendre un ascendant sur les autres composantes de la société, ont donné lieu, depuis Alexandre et même avant, à cette sorte de virage idéologique de la vie religieuse. Et cela a mené à une conception dogmatique assez rigide sur la vie après la mort.
Surtout en ce qui concerne les classes supérieures de la société au début, mais plus tard pour tout le monde. Or le virage dogmatique, c’est ce qui tue l’hésitation de la pensée au sujet de la destination de l’âme : cette sorte de respiration qui fait alterner désespoir et espérance dans un même acte de lucidité.
Po : Je saisis ton idée et y souscris. A l’inverse, par conséquent, là où l’équilibre est maintenu entre la caste des prêtres et celle de la noblesse guerrière, la conception de la destination de l’âme a toutes ses chances de demeurer dans cet état d’hésitation que j’ai relevé à travers le texte de l’Odyssée… Et dont tu signales également la présence dans la religion juive. Mais comme ce dernier point est important, parce qu’il remet en cause des idées reçues sur la différence entre Orient abrahamique et Occident gréco-latin, je souhaiterais que tu reviennes dessus. Qu’en est-il, selon toi, de la vie après la mort dans la Bible ?
Ph : J’y reviens volontiers. D’autant que je sors à peine d’un texte éclairant à ce sujet : le Livre de Job !
Md : Je connais le personnage de Job – Ayyoub – dans sa version coranique.
Ph : La version biblique est très différente. Parce qu’elle donne la part belle à des personnages qui s’en prennent à Job en lui reprochant de prétendre à la justice face à Dieu. Le Job de la Bible, dans sa patience face à la souffrance, est quand même un Job qui plaide sa cause et qui proteste. Cette protestation a la tonalité de la plainte. Elle est émise alors que Job, comme vous savez, a perdu toutes ses richesses, ses enfants, sa santé et que son existence se réduit désormais à une expérience de souffrance à la fois physique et morale.
Au chapitre 10, il y a ces paroles que j’ai cueillies parmi d’autres, où Job s’adresse à Dieu : « Te paraît-il bien de maltraiter, / De repousser l’ouvrage de tes mains, / Et de faire briller ta faveur sur le conseil des méchants ?» Mais ce qui est frappant dans le récit, c’est qu’à aucun moment dans la bouche de Job il n’est question d’une justice après la mort comme d’un fait acquis. Job n’espère pas un paradis, ni pour les bonnes œuvres qui sont inscrites à son crédit avant le temps de l’épreuve, ni pour sa patience dans l’épreuve. Pas plus qu’il ne craint d’ailleurs un enfer en faisant ce qu’il fait. Il n’y a ni la crainte d’un châtiment ni l’espoir d’une récompense…
Je vous cite encore un passage où Job s’adresse cette fois aux amis venus le raisonner dans son désespoir : « C’est le séjour des morts que j’attends pour demeure, / C’est dans les ténèbres que je dresserai ma couche ; / Je crie à la fosse : Tu es mon père ! / Et aux vers : Vous êtes ma mère et ma sœur !» … C’est le cri d’un homme accablé mais lucide.
Ce qui ne l’empêche pas de protester. Et ce contre quoi il proteste, c’est en particulier l’égalité de traitement dont bénéficient le bon et le méchant, quand tous les deux s’en retournent à la poussière après avoir terminé chacun son parcours de vie. Face à ses contradicteurs qui insistent sur le fait que les méchants n’échappent pas à la justice divine, qu’ils ne goûtent pas le bonheur, il attire l’attention, lui, sur cette autre vérité que les méchants peuvent parsemer leur chemin de rapines, de crimes et de toutes sortes d’injustices, et malgré tout finir leurs jours, jusqu’à leur dernier soupir, dans la quiétude d’un confort insolent : « Ils chantent au son du tambourin et de la harpe, / Ils se réjouissent au son du chalumeau. / Ils passent leurs jours dans le bonheur, / Et ils descendent en un instant au séjour des morts. » (Job 21,13) Tandis que lui, qui n’a jamais fait de mal à personne… Mais ce qui est encore plus frappant, c’est que ce constat d’un déséquilibre de la justice en faveur du méchant ne change pas sa détermination à lui, Job, de demeurer juste : de demeurer « ferme dans sa voie», comme il dit…
Po : Oui, ici réside toute la force du personnage. Là où d’autres prendraient prétexte de l’injustice du monde pour s’affranchir de l’obligation d’être soi-même juste, lui persévère malgré la dureté de l’épreuve. De sorte que Dieu est comme tenu de répondre. C’est à ce point précis que je me demande s’il n’y a pas un rapprochement à faire avec le héros tragique, malgré la différence de traditions. Comme Antigone, Job met la divinité « dans l’embarras » par sa persévérance dans l’épreuve. C’est en tout cas l’expression qui me vient à l’esprit. L’indifférence de Dieu est poussée dans ses retranchements par l’héroïsme de l’homme face au mal.
Ph : La justice de Dieu est « convoquée » ! Alors que le discours idéologique en fait une simple donnée acquise et un article de foi au sujet duquel le doute n’est pas permis.
Po : Le héros tragique, dont nous disons à juste titre qu’il fait l’épreuve du gouffre, est aussi un héros qui force l’admiration des dieux. Et donc leur attention. Dès lors, le gouffre prend une tonalité plus radieuse : plus… élyséenne !
Md : Et c’est ce revirement de tonalité —du sombre vers le clair— qui échappe donc à la perspective du méchant, si heureuse qu’ait pu être son existence terrestre.
Po : Oui, son bonheur à lui reste sans lendemain, sans ligne de fuite vers l’infini. Mais il faut retenir ce point, qui est le fruit béni de notre échange : c’est dans la persévérance d’une conduite juste malgré la morsure du mal et malgré l’absence de tout espoir de compensation que la justice divine survient, comme répondant à une… convocation ! Oui, ce mot prononcé il y a un instant me convient. Il tranche avec l’attente intéressée et servile de celui qui mendie une contrepartie dans l’au-delà pour ses bonnes œuvres.
Md : Tout ça me laisse songeur. Je ne pensais pas que des personnages tirés de récits si anciens auraient autant à nous dire, et de si essentiel.
Ph : J’ajouterais, parce qu’il faut y insister, que la fuite vers l’infini n’est jamais une fenêtre ouverte une fois pour toutes : elle est comme une issue condamnée que notre héroïsme ordinaire et quotidien parvient à forcer. Mais l’opération est sans cesse à recommencer.
La convocation est sans cesse à relancer. Autrement dit, le gouffre n’est jamais écarté : il est toujours béant à nos pieds, et prêt à nous happer. Et c’est par-dessus lui, dans le vertige de sa profondeur sans fond, que se font entendre et l’appel à la justice, et la réponse venue du divin ! Maintenant, je pense qu’il faudrait rappeler aussi les différences qui existent entre le héros de la tragédie grecque et un personnage comme Job… Car elles existent et méritent d’être soulignées.
Md : Ce qui me paraît pour ma part très intéressant à envisager, du point de vue médical qui est le mien, c’est ceci : comment une communauté, qui a été accoutumée à une croyance à ce sujet, et donc conditionnée, peut-elle être déconditionnée sans sombrer dans la terreur… Par quelles crises elle peut passer sur ce chemin sans succomber, pour renouer enfin avec une pensée qui joue avec la mort comme nous avons fait grâce à… l’Elysée ! Celui d’Homère, bien sûr, pas celui de Macron !