Dans les débats qui ont lieu ici ou là et auxquels prennent part des Juifs revient parfois cet argument selon lequel, non, les sionistes n'ont pas volé la terre de Palestine, ils ne l'ont pas arrachée aux habitants qui se trouvaient là car, fait-on valoir, c'est l'ONU qui la leur a donnée…
Cette même ONU dont les résolutions sont presque systématiquement foulées au pied par Israël devient tout à coup une autorité capable de décider de manière irrévocable de la propriété d'une terre, et d'en décider de telle sorte que ses habitants qui l'occupent de génération en génération depuis de nombreux siècles deviennent du jour au lendemain des étrangers chez eux.
Bien sûr, on ne manque pas de rappeler que tel et tel monarque arabe de l'époque a apposé sa signature sur le "plan de partage" : là encore, ces monarques habituellement tenus en piètre estime, deviennent des acteurs dont la voix compte, y compris pour décider du sort de populations qui ne relèvent pourtant pas de leur aire de pouvoir…
Bien sûr, on ne manque pas non plus d'indiquer que ces monarques n'ayant pas respecté l'accord qu'ils ont signé de leur main, et ayant engagé les hostilités contre le jeune Etat d'Israël, cela a fait perdre aux Arabes en général toute légitimité à revendiquer leurs droits sur les terres : non seulement celles accordées par l'ONU mais aussi celles à partir desquelles des actions guerrières pourraient être menées contre les premières... Providentielles guerres que celles grâce auxquelles on s'octroie de nouveaux territoires, non plus au nom du droit, mais au nom de sa propre sécurité...
Entre temps, les Palestiniens des territoires concernés sont passés du statut d'habitants légitimes à celui d'intrus dangereux, et traités en conséquence. Ont-ils décidé eux-mêmes des actions guerrières pour mériter ce changement de statut qu'on leur fait subir ? Encore une question qu'on préfère éluder pour ne pas porter une ombre sur le mythe autoproclamé d'un Etat qui incarnerait la moralité…
Ce qui surprend dans tout ça, ce n'est pas tellement qu'Israël cherche à faire avaler à qui le veut bien cette version du récit. C'est que l'Europe et ses siècles de pensée critique semblent ne rien avoir à y redire. C'est quand même étrange quand on y pense. Qu'est-ce qui peut bien expliquer cette posture de servile complaisance qui est une injure à toute conception saine de la justice dans les relations entre les hommes ?
Certains, qui se sont posés cette question, ont considéré que l'expérience coloniale a perverti les esprits en Occident. De sorte que ce qui est manifestement injuste peut ne pas apparaître tel : le pli de l'occultation est pris, pour ainsi dire. D'autres feraient remarquer que l'état du monde au lendemain de la seconde guerre mondiale et la menace que faisait peser l'empire soviétique dictaient aux Occidentaux de favoriser la présence au cœur du Moyen-Orient - zone stratégique - d'une puissance amie, et qu'Israël pouvait jouer ce rôle. Ce qui signifie que la raison stratégique dans le cadre de la guerre froide a prévalu face aux exigences de la justice... Comment expliquer cependant que l'Europe demeure si timorée face aux exactions israéliennes contre les habitants palestiniens, et cela plusieurs années après la fin de la guerre froide ?
En fait, il y a un élément important sans lequel on ne comprendra pas les raisons de la servile complaisance de l'Europe en particulier. Cet élément, c'est le besoin qu'éprouve l'Europe de nier son propre antisémitisme : l'engagement des Juifs dans l'entreprise de création d'un foyer national est quelque chose qui change une situation à l'intérieur de laquelle on a d'un côté le citoyen chrétien ou d'ascendance chrétienne, d'un autre le Juif qui demeure fidèle à lui-même et à sa tribu, et où ce face-à-face dégénère en méfiance et en haine.
Il y a une hantise européenne à retomber dans cette situation et à basculer à nouveau dans la barbarie... L'existence d'Israël présente de ce point de vue deux avantages : elle fait partir le Juif d'Europe, ou au moins le met en position de partir dès qu'il le veut et, d'un autre côté, elle déplace dans un ailleurs le conflit possible entre l'Européen de souche et le Juif.
Pour que ce double avantage se perpétue, on l'a bien compris, il faut à la fois que l'Etat d'Israël continue d'exister en tant que refuge pour les Juifs et que le conflit avec les Arabes se prolonge... Pourquoi, dans ces conditions, se mettre en peine de relever l'injustice subie par les Palestiniens ? Ou, s'il fallait vraiment la relever, pourquoi en faire un scandale pour l'humanité de l'homme ? C'est "bien regrettable", dira-t-on tout en passant son chemin. Et une voix plus indigne encore, car plus lâche, dira : pourvu que ça dure !