La vaste mobilisation des pays "occidentaux", sur les plans médiatique, politique et pour certains militaire, en faveur d'Israël indique que la sympathie pour cet Etat est intacte au niveau de leurs gouvernants, et cela malgré le tournant anti-démocratique et anti-arabe que nous avons observé ces derniers mois au niveau même du dispositif législatif israélien : ce qui s'ajoute au sombre tableau de la poursuite des colonisations, des opérations d'expulsion de familles palestiniennes dans certaines zones des territoires occupés et de toutes les exactions et autres humiliations qui sont le lot des Palestiniens dans leur quotidien, surtout s'ils sont en contact avec les nouvelles colonies.
Qu'est-ce qui justifie ce parti-pris ? Il est vrai que les Juifs israéliens ressemblent aux occidentaux. On a dit souvent que l'Etat d'Israël est une enclave occidentale au cœur du Moyen-Orient. Ce n'est pas faux, et ça en dit long d'ailleurs sur le fait que ce retour à la terre des ancêtres dont se réclame le sionisme cache une démarche qui est en réalité plus coloniale qu'autre chose... Mais l'explication par la ressemblance ne suffit pas. Il est clair que le niveau de mobilisation cache d'autres considérations. Entre eux, les occidentaux peuvent se montrer plus durs, et moins prompts à se venir en aide. A quoi donc est dû ce traitement de faveur dont bénéficie Israël, même dans le camp occidental ?
La réponse à cette question tient à mon avis à ceci que, à travers le conflit israélo-palestinien, l'Occident joue sa capacité à imposer sa paix à l'Orient. Une débâcle d'Israël, un effondrement du moral des Israéliens face à l'animosité persistante de ses voisins et à la dureté de la résistance palestinienne qu'il ne parvient pas à briser, cela signifie la fin d'une aventure et le repli de l'Occident à l'intérieur de ses limites.
Un peu comme les armées perses ont été refoulées au-delà de l'Hellespont à l'issue des Guerres médiques, conformément à une ancestrale interdiction dont se fait écho Eschyle et qui prescrit que ni l’Orient ne doit prétendre dominer l’Occident, ni l’Occident ne doit prétendre dominer l’Orient. Il est vrai que, depuis la seconde Guerre mondiale, l’Amérique impose sa paix au monde. Elle l’a fait d’abord dans le camp occidental face au camp communiste et elle l’a fait ensuite dans le reste du monde à partir de la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique.
Bien sûr, le sursaut de la Russie et le réveil de la Chine a beaucoup troublé le tableau depuis lors, mais la résistance palestinienne, en dépit ou plutôt à cause de l’extrême modestie de ses moyens, confère une charge symbolique considérable à cette vocation de l’Orient à ne pas se laisser absorber par l’ordre occidental, quelle que soit la supériorité des moyens engagés contre lui.
A vrai dire, même si, demain, le Hamas devait rendre les armes sous les coups répétés de l’armée israélienne, même si, faisant suite au langage de la force, venait à lui succéder celui d’une politique d’intégration plus « soft », la résistance palestinienne ne cesserait pas : elle demeurerait dans le plus discret des regards, dans cette façon particulière de fouler le sol de ses pieds, d’accueillir en soi la lumière du jour, de porter la mémoire des anciens au moment de saluer l’étranger qui passe… Autant de choses de ce je ne sais quoi qui reste insoluble dans l’Occident et dans les manières d’être qu’il amène avec lui.
L’Amérique incarne l’Occident triomphant qui, selon le mot d’un président au destin tragique, va à la conquête de « nouvelles frontières ». Ces nouvelles frontières, ce fut d’abord ces terres peuplées d’Amérindiens. Ce fut ensuite les vastes océans à travers lesquels le drapeau américain a été planté au nom de la sécurité du Libre-échange dans le monde. Mais ce fut surtout « l’ancien continent », l’Europe elle-même, qui s’est laissé dompter, américaniser, malgré son âge et la réticence de beaucoup.
Les deux Guerres mondiales lui en ont donné l’occasion, et la fin de l’ère soviétique lui a ouvert de plus vastes horizons… Au Moyen-Orient, l’islam cependant opposait au rêve américain toute la puissance de l’Orient. A quoi l’Amérique a répondu en appuyant de tout son poids l’aventure juive du retour en Palestine pour se créer une tête de pont au cœur d’un lieu symbolique entre tous. Le sionisme était pour elle une aubaine, qu’elle n’a cessé d’encourager et de soutenir… Mais voilà, depuis 75 ans que cette aventure a été lancée, et que l’Etat d’Israël tente d’imposer sa loi – qui est en réalité celle de l’Amérique – la frontière ne s’ouvre pas. Ou ne s’ouvre que pour se refermer l’instant d’après. La clé n’est pas la bonne.
La Palestine est un roc sur lequel la puissance américaine se casse les dents à travers son armée auxiliaire qu’est l’armée juive. D’où cette furie qui fut celle d’Héraclès : furie qui tue les enfants, selon le récit d’Euripide. La comparaison est plus qu’un ornement littéraire à ce propos : Héraclès est la représentation mythologique de la puissance de l’Occident. Les anciens Grecs avaient eu le pressentiment de ce que serait la folie de l’Occident : Occident dont ils étaient pourtant fiers de porter le flambeau. Ils avaient compris que sa faiblesse consistait justement à se faire subir ses propres rêves de domination.