Les élections législatives de dimanche, en Turquie, ont donc mis fin à une situation de blocage politique qui régnait depuis les élections précédentes, organisées en juin dernier. Grâce à la nette victoire de l’AKP, parti du président Erdogan, le pays dispose à nouveau, au Parlement, d’un groupe assez important pour soutenir la formation et l’action dans la durée d’un gouvernement. Sans doute que le climat d’insécurité lié à la rupture de la trêve avec les Kurdes du PKK est-elle pour quelque chose dans ce changement d’attitude de l’électorat. L’entrée en guerre de la Turquie contre l’Etat islamique, et le désordre suscité par les vagues de réfugiés qui traversent le pays ces derniers mois, n’y sont pas non plus étrangers : il y a un repli sécuritaire qui se traduit par un vote dont le souci est de rétablir l’ancienne stabilité... Que l’AKP et ses dirigeants aient cherché à jouer sur ces facteurs psychologiques pour augmenter leurs chances, voilà qui est d’ailleurs fort probable.
Mais il est difficile aussi bien de le prouver que de leur en faire grief. En revanche, et c’est l’aspect moins reluisant des choses, les conditions d’équité dans lesquelles s’est déroulée la campagne vont porter une ombre durable sur cette victoire électorale. La confiscation du temps d’antenne sur les chaînes de télévision par les représentants de l’AKP est un fait suffisamment flagrant pour que les observateurs internationaux l’aient dénoncé dès le lendemain du scrutin... Le moins que l’on puisse dire est que ces dernières élections n’ont pas bénéficié des conditions idéales pour laisser le peuple s’exprimer en toute sérénité : d’une façon plus ou moins subtile, on lui a forcé la main.
Notons cependant que s’il fallait se scandaliser de la chose, il faudrait aussi se scandaliser de toutes les élections qui permettent aux puissances de l’argent de mobiliser leurs moyens en faveur de tel ou tel candidat. C’est pourtant ce qui se pratique, à des degrés divers, dans les plus vieilles démocraties. Il appartient en tout cas aux partis d’opposition de prendre les dispositions qui s’imposent, non seulement pour que cela ne se reproduise pas à l’avenir, mais aussi pour faire sentir à la majorité actuelle le caractère fragile de la légitimité dont elle peut se prévaloir. Et de négocier avec elle sur cette base afin qu’elle s’interdise de monopoliser le pouvoir.
Certains analystes suggèrent que l’AKP a tenu à se donner une majorité confortable afin de disposer d’une meilleure position en vue de faire des concessions en direction de l’opposition. Ce qu’elle ne pouvait pas faire en étant mise en difficulté, comme elle l’a été après les élections du 7 juin. C’est une hypothèse optimiste. Et une hypothèse qui ne permet pas d’écarter une autre hypothèse, également évoquée, selon laquelle Erdogan aurait cherché à se donner les moyens de modifier la Constitution dans le sens d’un pouvoir présidentiel plus fort.
Il faut en tout cas avoir à l’esprit que l’évolution de la situation en Syrie met la Turquie dans l’obligation de serrer les rangs et que cela ne se fera que grâce à des gestes forts de la majorité en direction de l’opposition. Pourquoi la Turquie est-elle dans une telle obligation ? D’abord parce que c’est un pays en guerre et que, à la différence de beaucoup de pays qui composent la coalition à laquelle elle appartient, son territoire est en contact direct avec celui de l’ennemi. Ensuite, et le point qui suit est très important, parce que la question kurde est en train de prendre une tournure nouvelle. Il faut s’attendre, dans un avenir plus ou moins proche, à ce que les Kurdes de Syrie acquièrent une autonomie comme ils l’ont acquise déjà en Irak. Autonomie selon une formule qui permet de préserver l’intégrité territoriale et le tracé des frontières... C’est un des éléments essentiels de la configuration politique sur laquelle va nécessairement déboucher la sortie de crise dans ce pays.
Or, dans ces conditions, la Turquie ne pourra pas se payer le luxe de faire cavalier seul à travers la poursuite d’une politique de déni aux Kurdes de leurs droits politiques et culturels. Ce choix serait excessivement coûteux en termes d’image sur la scène internationale. Ce qui signifie qu’il faut dès maintenant que les Turcs se préparent à ce qui, pour eux, est une décision douloureuse, parce que liée à une bataille dont la symbolique remonte à l’Empire ottoman et aux souffrances de ses multiples démembrements.
Comme si, autour de la protection de ce dernier carré que représente l’actuel territoire turc après la fin de l’empire, se jouait de façon quasi irrationnelle la réponse contenue, réprimée, à tant d’amputations et que le nationalisme turc se chargera de porter comme une secrète plaie. En d’autres termes, la résolution de la question kurde en Turquie est une opération qui touche à une zone mentale chargée de souffrances, qu’il s’agit de surmonter. Mais ce n’est ni l’AKP d’Erdogan, ni le Parti républicain du peuple, ancien parti de Kemal Ataturk, ni, encore moins, le PHD, le parti pro-kurde, qui peuvent, séparément, engager une telle opération : c’est tous ces partis, ensemble, qui le peuvent !
Si l’AKP, fort de sa victoire, croit pouvoir tourner le dos à ce défi-là, il y a fort à parier qu’il sera rattrapé par l’histoire. Mais s’il a le bon sens d’y faire face, il faudra qu’il sache mettre sa victoire au service d’une unité très large... La plus large possible !