Pour voir comment les récits des anciens peuples peuvent échapper aux poussiéreuses étagères des bibliothèques et aux propos ennuyeux des savants, afin de venir réveiller notre vocation immémoriale et éminemment salutaire à chanter la venue du monde, il fallait baliser le chemin : à quoi le texte d’Hésiode offre à nos trois amis le terrain d’une lente mais sûre exploration.
Ph : Lorsque Hésiode demande aux Muses de dire comment naquirent les dieux et la terre, en ajoutant les rivières, les «flots infinis boursouflés par les vagues» pour désigner les océans, les étoiles dans le ciel, le ciel lui-même, et de le faire en commençant par la «première naissance», voilà ce qu’il reçoit comme réponse : «Le premier qui naquit fut le Vide, suivi par la Terre à la vaste poitrine […] puis l’Amour, le plus beau des dieux qui sont et qui furent, briseur de membres, qui de tous les dieux et les hommes, dompte le cœur et la sage pensée au fond des poitrines…» Comme tous les textes qui portent sur les premiers commencements, il y a ici quelque chose qui peut susciter l’interrogation : Si le Vide est le premier à être né, d’où ou de qui est-il né ? De quelle matrice est-il sorti ? Ou faut-il supposer qu’il soit à lui-même son propre principe générateur ? Dans la tradition monothéiste, Dieu est déjà là et c’est lui qui va opérer.
Il va le faire à partir du néant. Ou peut-être faut-il dire qu’il est le miracle même en vertu duquel le néant se change en la merveille du monde… Le Coran, contrairement à la Bible, ne s’attarde guère sur le détail de l’opération de Création. Son propos est toujours de rappeler la chose suivante à l’homme que nous sommes, à savoir que ce qui nous frappe de stupeur dans l’événement du monde, dans l’événement de sa Création, est le reflet de la puissance infinie de Dieu.
Il n’y avait pas de monde, et il y a eu monde, avec ses cieux, sa terre, ses mers et ses montagnes : tout ça est l’œuvre de Dieu. Et la suite du propos est celle-ci : qu’as-tu donc, ô toi, homme qui viens de la poussière et qui retourneras à la poussière, à te prendre pour un puissant parmi les puissants ? Ne vois-tu pas que la vraie puissance est entre les mains de Dieu et que, par conséquent, la bonne façon de s’y prendre dans la vie est de Le servir ? C’est la raison pour laquelle la manière dont Dieu opère a quelque chose de tout à fait secondaire de ce point de vue, et la restitution du récit, qui peut sans doute prêter à des querelles de version, est jugée inopportune : il vaut sans doute mieux s’en passer.
Mais le texte de la Bible n’a pas la même approche, lui. Voilà pourquoi le lecteur de ce livre se trouve d’emblée livré au récit de la Création, dont le déroulement s’étale sur six jours, le septième étant celui au cours duquel, nous dit le texte, Dieu se repose de son œuvre… Le fait que la Bible propose un récit peut d’ailleurs amener deux remarques que je fais rapidement. La première est qu’il existe ici un souci de faire le lien avec les cosmogonies existantes dans le monde mésopotamien et, la seconde, que le lecteur est invité à prendre part en imagination à l’œuvre de Création du monde.
Le fait que Dieu soit présenté comme menant un travail, un travail qu’il achève en s’accordant un moment de repos, est quelque chose qui le rend plus proche de l’homme. En d’autres termes, là où le Coran insiste sur le fossé infranchissable qui existe entre Dieu et l’homme, en considération de leur différence de puissance, la Bible crée un point de ressemblance autour de ce thème du travail : Dieu travaille et l’homme travaille… Dès qu’il est installé dans le jardin d’Eden, et avant même ses mésaventures suite à la rencontre du serpent, l’homme reçoit la charge de «cultiver» le jardin et de le «garder». Charge qu’il accepte. Parce qu’il porte en lui la capacité de l’assumer. Et cela est à son tour rendu possible parce que, dès sa création, l’homme est conçu «à l’image de Dieu». La ressemblance se révèle en particulier à travers la vocation au travail, et c’est elle qui va permettre au lecteur de la Bible de reparcourir avec Dieu l’œuvre de la Création. D’artisan en artisan. Tel est le pouvoir du récit. Mais quelle est la place de l’homme dans le texte d’Hésiode ?
Po : Il en est déjà question dans le passage que tu as cité : l’homme est avec les dieux celui dont le cœur est dompté par Amour, ce dieu primordial qui vient en troisième position dans l’ordre des créations. A ce stade, bien sûr, l’homme n’est pas encore là. Il se passe bien des choses chez Hésiode avant que l’homme ne fasse son apparition… Mais on sait d’ores et déjà qu’il a avec les dieux ce point commun d’être sujet à l’amour.
Md : L’homme n’a pas encore fait son apparition, et la femme encore moins !
Ph : La femme encore moins. Il y a une antériorité de l’homme qu’on retrouve dans les récits de ces époques, et c’est vrai aussi bien de la Bible que de la Théogonie. Mais j’en profite ici pour vous rappeler que si le texte d’Hésiode est une cosmogonie de référence en Grèce ancienne, ce n’est pas le seul récit des commencements que l’on connaisse. Et je ne parle pas de Platon qui en propose lui-même quelques-uns, dont en particulier celui du Timée.
Ce qui veut dire que le texte d’Hésiode ne cherchait pas à s’imposer aux consciences parmi les habitants, en usant d’autorité et en tentant de faire taire les autres récits. En aurait-il eu l’intention que ce serait resté un vain espoir. Il est vrai que, au début du texte, Hésiode fait dire aux Muses qu’elles s’y connaissent en mensonges, en ajoutant tout aussitôt qu’elles sont aussi capables de discours véridiques. Ce qui laisse entendre que le récit qu’il s’apprête à nous livrer correspond à la seconde catégorie de discours. Mais ce qu’il dit ensuite des Muses nous conforte dans l’opinion que la rigueur de la vérité est loin de se hisser chez elles au rang de culte sacré…
Hésiode y consacre d’ailleurs un assez long développement dans la première partie de son poème. Il est utile à mon avis d’en avoir une idée. Ce qui caractérise les Muses, c’est d’abord qu’elles chantent plutôt qu’elles ne parlent, et dansent plutôt qu’elles ne marchent. Hésiode rappelle qu’elles sont les filles de Zeus et de Mnémosyne et il dit ceci : «Une voix inlassable, suave, coule par leur bouche.
Tout le palais de leur père —Zeus tonnant— sourit quand s’épand leur voix à la pureté de lys». Lorsqu’il revient à l’épisode de leur naissance après avoir mentionné la venue des autres personnages du mythe, issus de l’union du Ciel et de la Terre — il ajoute ces mots : «Mnémosyne, qui veille sur les genoux d’Eleuthère, reçut l’amour de Zeus en Piérie, et conçut des déesses qui dispensent l’oubli des chagrins et suspendent les craintes»… Le discours véridique peut s’accorder avec l’oubli des chagrins et la suspension des craintes, mais il semble alors qu’il doive se laisser assujettir à pareille vocation apaisante. Ce qui mérite aussi d’être relevé au sujet des Muses, c’est qu’il leur arrive de prêter leur art aux hommes. Hésiode évoque le point en ces termes : «L’homme qu’honorent les filles de Zeus et qu’elles voient naître […] sent des gouttes sucrées de rosée couler sur sa langue, et sa bouche répand des paroles de miel…» Il ne s’agit pas ici de paroles telles qu’elles sont prononcées par l’homme séducteur. Le miel dont il est question guérit autant qu’il charme. C’est pourquoi c’est une parole qui «sait conclure avec art une grande dispute».
Parole de réconciliation, donc, dont l’auteur est un homme sur qui les peuples lèvent les yeux «quand il tranche et rend la justice». Je dis que ce point au sujet des Muses mérite notre attention parce qu’il permet de mieux saisir le propos du récit. On a donc affaire à un mythe qui, nous assure Hésiode, n’est pas mensonger, mais qui a d’abord le souci de charmer et de calmer les frayeurs, et ensuite celui d’insuffler en l’homme un esprit de réconciliation. Or ces deux ingrédients sont chose étrange quand on considère la violence que l’on rencontre dans le déroulement de l’histoire…
Po : Tu penses ici au combat entre les dieux et les Titans ?
Ph : Pas seulement ! Un épisode décisif a lieu avec l’émasculation d’Ouranos, le Ciel, par son fils Cronos. Cette émasculation signifie d’une part que le Ciel cesse d’engrosser la Terre en la poussant à mettre au monde des créatures qu’il s’empresse lui-même d’enfouir dans les «replis de la Terre» dès qu’ils voient le jour et, d’autre part, que le pouvoir sur le cosmos se déplace : il passe des mains d’Ouranos à ceux de son fils Cronos. Et l’autre épisode survient lorsque c’est Cronos qui est destitué par son fils Zeus. Cronos avait hérité de son père la fâcheuse manie d’empêcher ses enfants de jouir de la lumière du jour de crainte qu’ils ne le chassent du pouvoir une fois grands mais, au lieu de les enfoncer dans les profondeurs de la terre, il les avalait et les maintenaient vivants dans les ténèbres de son ventre. Zeus, qui avait échappé à la dévoration par la ruse, parviendra également par la ruse à faire que son père recrache ses frères. Par ce geste, il s’emparait du pouvoir.
Md : Si on ajoute à ça l’épisode de la guerre avec les Titans, qui est décrite dans le texte en des termes dignes d’une apocalypse, on se dit que le récit de la Bible est bien paisible en comparaison…
Ph : Il est bien paisible, mais pas dénué de violence cependant.
Po : Où est-ce que tu la situerais, cette violence biblique ?
Ph : Une première manifestation de violence est le meurtre d’Abel par Caïn. Mais ce n’est pas la toute première, si on considère que la désobéissance à l’ordre divin de ne pas manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal relève elle-même d’une forme de violence. Aucune trace de sang qui coule ici. C’est dans un ciel serein, pour ainsi dire, que se déchire le fragile et néanmoins précieux lien de confiance qui existait entre Dieu et sa créature. C’est le premier acte d’une trahison dont toute la suite du récit ne sera qu’une reprise, mais sans doute pour mieux dire le retour à la confiance initiale.
La Bible raconte de manière multiple comment l’homme s’éloigne de Dieu, de manière à montrer aussi comment s’accomplit la réparation. Et la tradition monothéiste ne diverge à travers la trinité de ses branches que par rapport à la question de la méthode : comment agir pour qu’ait lieu la réconciliation avec Dieu. Manger de l’arbre de la connaissance, c’est désobéir. C’est rompre l’ordre divin, dans le double sens du mot «ordre». Mais c’est aussi acquérir cette connaissance du bien et du mal qui va permettre, justement, de combattre le mal de telle sorte que soit conjurée la situation de rupture entre Dieu et l’homme…
Md : Mais l’islam, à ma connaissance, ne fait pas grand cas de cet épisode de l’arbre de la connaissance.
Ph : Certes, mais la trahison de l’homme est omniprésente comme possibilité. Tout le discours coranique est bâti sur cette idée que l’homme est constamment livré à la tentation de la trahison. Il s’agit de lui donner les moyens de ne pas céder à cette violence, qui est la mère de toutes les violences. Car une fois qu’il a rejeté la présence de Dieu de son horizon, l’homme peut s’abandonner à toutes les autres formes de violence que les systèmes juridiques les plus élaborés ne parviendront jamais à juguler. Tous les récits coraniques sont à lire en creux, comme la tentation sans cesse renouvelée de l’homme de trahir son Créateur. Donc de se livrer à cette violence primordiale.
Md : Mais on est donc dans la prévention plutôt que dans la réconciliation.
Ph : Oui, la réconciliation se résume dans le texte coranique à revenir sur ses trahisons et à les désavouer dans un élan de remords. On voit que le christianisme imagine un scénario tout autre, dans lequel Dieu lui-même descend sur terre et s’expose à la déchéance de la mort pour relever l’homme déchu…
Md : L’option coranique paraît manquer d’imagination de ce point de vue : c’est une réconciliation à minima. Le pardon malgré le péché, le pardon qui oblige le pécheur encore dans son péché, c’est quelque chose qui demeure étranger à son discours. On est plutôt dans une logique de rétablissement autoritaire de l’ordre : de l’ordre divin… A moins qu’on fasse une place à l’hypothèse d’une théologie secrète, ou d’un Coran non écrit dont le propos est, sur la base d’une communauté assagie —parce que désormais soumise à l’ordre— de laisser s’exprimer le génie humain de la réparation. Ce qui passe par le chant de louange, qui est lui-même récit et matrice de tous les récits à venir. Dans un second temps, le chant aurait à se déployer et à remplacer la rigueur de l’ordre établi.
Ph : Oui, c’est en effet l’hypothèse qu’on a faite d’un islam à la modernité secrète, d’un islam qui, derrière l’archaïsme autoritariste de sa façade, cache au fond de ses tiroirs une audace dans la réponse aux défis de l’époque.
Po : En somme, on voit que la tradition monothéiste nous met en présence d’une violence dont la racine se situe au cœur de la relation entre Dieu et l’homme. Or, dans le texte d’Hésiode, l’homme n’entre en scène que tardivement sur la scène de la violence. A quel moment d’ailleurs ?
Ph : Il n’y a pas, à ma connaissance, d’épisode mettant l’homme dans une position de défi à l’égard des dieux, par exemple. En revanche, il arrive que l’homme se laisse entraîner dans un jeu dont les prolongements pourraient le mettre dans une relation de rivalité avec les dieux. On retrouve d’ailleurs un scénario analogue dans le mythe de l’androgyne dont il est question dans le Banquet de Platon.
L’androgyne est un homme uni à sa «moitié» féminine, ou l’inverse si vous vous voulez : une femme unie à sa «moitié» masculine. Et cette union lui confère une force redoutable, car l’homme en général qui n’est pas distrait dans son existence par la recherche de sa «moitié», ni par le soin de maintenir une relation vivable avec elle, est un homme qui va pouvoir consacrer ses efforts à autre chose, et notamment à se rendre plus fort. Or Zeus n’oublie pas ce qui est arrivé à son père Cronos, ni à son grand-père Ouranos : comment ils ont été tous deux dépossédés de la royauté… C’est pourquoi, usant d’une action préventive, il va scinder l’androgyne en deux parties. Et c’est ce qui explique que, depuis ce jour, il y a un homme et il y a une femme, et que les deux passent leurs jours à rechercher leur ancienne moitié, ou à la conserver une fois qu’ils l’ont trouvée.
Ici, dans le texte d’Hésiode, ce qui rend l’homme dangereux, c’est le feu dont l’art lui a été transmis par Prométhée. Or Prométhée est un Titan. Un Titan qui n’a pas pris part au combat lors de la bataille qui a eu lieu entre les dieux et les Titans, ce qui lui a permis d’échapper à la punition de l’exil dans les profondeurs du Tartare. Mais c’est quand même un Titan. Il y a en lui quelque chose de rebelle à l’ordre divin. Le Titan renvoie généralement à la première génération de dieux au sens large, ceux qui sont issus de l’union d’Ouranos et de Gaïa, la Terre. En ce sens, Cronos figure par exemple parmi les Titans.
Mais Hésiode apporte une indication contraire en disant : «Ceux que le vaste Ciel avait enfantés de lui-même furent nommés Titans par leur père épris de Discorde»… Enfantés de lui-même, ça veut dire enfantés sans amour. Et enfantés sans amour, ça veut dire incapables d’enfanter à leur tour. Frappés de stérilité et rendant stérile ce qu’ils touchent. Il semblerait en tout cas qu’il y ait un flottement dans la définition des Titans. Disons donc pour être prudents que les Titans sont les dieux de la première génération et qu’ils sont en même temps portés sur la discorde : laquelle, comme chacun sait, est synonyme de stérilité. Prométhée échappe-t-il à cette définition ? Jugeons-en par le texte.
Or le texte nous raconte que Prométhée a transmis le feu aux hommes, mais il nous rapporte aussi un épisode qu’on appelle le «partage de Mékoné», à propos duquel il est assez avare de détails sur les circonstances qui l’ont amené. Toujours est-il qu’il y a une action commune entre les dieux et les hommes au terme de laquelle, au moment de la séparation, Prométhée avait pris l’initiative de sacrifier un bœuf et d’en répartir les morceaux entre les deux parties. Il avait donc préparé deux tas en procédant de la façon suivante : «pour l’un, il plaçait les chairs et les grasses entrailles dans la peau, couvrant le tout de panse bovine mais, pour l’autre, il arrangeait les os blancs, artifice perfide, bien en ordre, couvrant le tout de graisse brillante». Puis, s’adressant à Zeus, il lui tint ce langage : «Zeus très haut, le plus grand des dieux qui sont et qui furent, prends la part que dans ta poitrine ton cœur te suggère». Zeus se rendra compte de la ruse et sera pris de colère, mais on aura bien compris que Prométhée n’accorde pas aux dieux sa préférence…
Po : Ce que je retiens surtout, c’est que la relation des dieux et des Titans n’est pas aussi simple qu’on pourrait le penser au premier abord. ¨Et que c’est d’ailleurs en s’unissant à une titanide, Mnémosyne, que Zeus engendre les neuf Muses dont le chant charme les dieux et les hommes, et à qui nous devons le récit d’Hésiode… Mais un point reste pour nous obscur : quand l’homme fait-il sa première apparition dans le monde ?
Ph : Hésiode est plus disert sur le sujet dans ses Travaux et les Jours. Mais nous pourrons revenir sur le sujet…