La présence de l’autre comme étranger, comme différent par sa langue et ses coutumes, serait-elle l’élément moteur qui préside dès le commencement à l’acte de philosopher. Lequel acte de philosopher ne serait rien sans le désir de partage qui ouvre en direction de la vérité le premier espace où avancer, qui donne le la du patient cheminement… L’hypothèse semble avoir les faveurs de nos trois protagonistes. Y compris face à l’approche heideggérienne des pensées de la Grèce ancienne.
Ph : Notre périple du côté des penseurs milésiens en général, et d’Anaximandre en particulier, devait nous aider à comprendre ce qui s’est passé en cette contrée frontalière entre la Grèce et la Perse, à l’époque où des tensions existaient entre les deux pays, qui devaient d’ailleurs donner lieu, quelque temps plus tard, aux fameuses Guerres Médiques. Vous vous souvenez que nous avons évoqué cet épisode dans les premières de nos rencontres, lorsque nous avons parlé d’Eschyle.
Les Guerres médiques, avons-nous relevé alors, ont donné aux Grecs le sentiment de leur différence et de leur forte appartenance à un espace propre, qui ne s’accommode pas du pouvoir d’un seul dans la gestion des affaires publiques. A fortiori s’il est étranger. Leur victoire sur un ennemi supérieur en nombre et en armes a joué pour eux le rôle de révélateur : ils se sont découverts résolument opposés au principe d’une existence qui serait placée sous le signe de la soumission… Bien sûr, le poète Eschyle nous a plus que conforté dans cette vision des choses…
Po : A quelle époque ont lieu les Guerres médiques ?
Ph : La première Guerre médique a lieu en 490 av. JC. Une seconde, au cours de laquelle les Grecs remportent leur victoire décisive, a lieu dix ans plus tard, en 480. Mais ce qui peut nous intéresser davantage, c’est que dès l’an 500 av. JC, les populations grecques d’Ionie se révoltent contre la domination perse qui s’exerce sur eux à cette époque et que cela va attirer sur eux une répression terrible. Au point que la ville de Milet, qui a vu naître nos premiers penseurs présocratiques —Thalès, Anaximandre et Anaximène— est rasée !
Po : Tout un symbole : la ville en laquelle éclot la pensée philosophique rasée par la puissance orientale dont le gouvernement est celui d’un seul !
Ph : Nos trois penseurs milésiens n’ont pas connu cette période tragiquement agitée, mais on peut supposer qu’il existait déjà une certaine tension dans la région. Or mon idée est que l’originalité de leur pensée, et la rupture qu’ils engagent avec le récit mythologique comme moyen de dire l’origine, cela n’est pas tout à fait étranger à cette situation qui est à la fois politique et linguistique…
Po : Cela n’est pas étranger et cela, dans le même temps, ne rejoint pas la position d’Eschyle qui va dans le sens d’un durcissement de l’opposition entre Orient et Occident : n’est-ce pas ?
Ph : Oui. La piste que nous suivons est celle d’une pensée nouvelle qui est tournée vers une forme de rencontre avec l’étranger autour de l’émerveillement face à l’être…
Md : Comme une façon de conjurer la survenue du conflit… Mais nous avons fait le détour par Heidegger, cependant, à travers la lecture qu’il propose du fragment d’Anaximandre. Que peut-on en tirer d’utile ?
Po : Heidegger a été sollicité d’abord pour sauver la pensée des milésiens de l’accusation selon laquelle elle serait «poétique». Donc, dans un sens négatif : pas assez rigoureusement rationnelle…
Ph : Le détour par Heidegger est toujours utile. Ne serait-ce que pour cette raison que sa pensée est trop peu connue chez nous. Ce qui n’est pas un mal quelconque. Nos intellectuels philosophes s’imaginent qu’ils peuvent faire l’impasse sur un penseur qui a bouleversé le débat philosophique, et se contenter de nous parler ou de ses prédécesseurs ou de ses épigones… Cette façon de prendre ce qui les arrange et de laisser ce qui les dérange est à mon avis disqualifiante.
Po : Tu penses vraiment que Heidegger est boudé dans nos écoles ?
Ph : Heidegger est le penseur qui oppose à la tradition métaphysique une objection de fond… Cette objection, je n’en perçois pas l’écho dans la communauté de nos philosophes. Il est vrai que beaucoup d’entre eux se sont entièrement installés sur le terrain de la querelle idéologique : ils y ont sacrifié la philosophie en s’imaginant défendre la cause de la philosophie. Ce qui dénote de leur part un manque évident d’esprit critique, car ils sont victimes de leur propre imposture. On comprend dès lors que le travail philosophique soit plutôt décevant sous nos cieux : que ses fruits soient rares et sans grande saveur… En quoi, maintenant, Heidegger a pu être utile à notre recherche ? Je reviens à la question posée…
Po : Nous nous étions séparés la dernière fois sur cette phrase énigmatique par laquelle il clôturait son texte autour de la parole d’Anaximandre… C’est, je crois, la suivante : «Est-il un salut ? Seulement si le péril est. Le péril est lorsque l’être même va à l’ultime et retourne l’oubli qui provient de lui-même.»
Ph : C’est par l’expérience du péril, et seulement par elle, qu’advient le salut. Lequel salut réside en ce que l’être se redécouvre lui-même au terme de sa propre occultation par l’étant. Le moment de cette occultation ultime, c’est l’ère de la Technique… Il nous faut dire quelques mots sur ce que Heidegger entend par «Technique».
Md : Je pense qu’il nous faut aussi revenir sur le sens de cette occultation de l’être par l’étant. Il semble que Heidegger veuille nous indiquer que c’est le dire de l’être qui, au moment où il le vise d’une manière plus expresse, en tant donc qu’il est sous-jacent à tout étant, provoque son occultation…
Po : Tu mets en effet le doigt sur le paradoxe qui a occupé la pensée de Heidegger : comment l’action qui vise au dévoilement de l’être par-delà la multiplicité de l’étant pousse-t-elle finalement la pensée sur la pente de l’oubli de l’être ?
Md : Ce que j’ai toujours du mal à concevoir, c’est comment il parvient à déceler ce processus d’occultation de l’être dans ce bout de phrase d’Anaximandre…
Po : Ce bout de phrase est ce qui lui a permis, contre la lecture habituelle, de relever chez Anaximandre une pensée de la limite. Il s’agit de la limite que s’assigne l’étant présent en tant qu’il est simplement transitoire, dans la mesure, nous dit Heidegger, où il assume ce qu’il appelle le discord, c’est-à-dire la possibilité qu’il rompe l’accord en s’insurgeant dans la persistance de la durée. Or l’assignation de la limite qui fixe à chaque étant le temps de son éclosion, entre les deux absences que sont celle de la venue et celle de la disparition, cette assignation vient elle-même de ce qui est sans limite. Elle vient de «l’apeiron»… C’est l’apeiron qui se tient derrière tout étant afin qu’il joue, pour ainsi dire, la partition de son existence selon l’ordre du temps…
Ph : Mais l’apeiron est. Il est ce qui est sous-jacent aux étants, et il est en même temps l’étant suprême qui les gouverne selon l’ordre du temps : selon sa nécessité. C’est à ce point que la pensée de la différence entre l’être et l’étant bascule dans l’oubli de la différence…
Md : Comment ça ?
Ph : A la fin de son texte sur Anaximandre, Heidegger établit un parallèle entre le penseur milésien et, d’un autre côté, les deux penseurs athéniens et plus tardifs que sont Platon et Aristote. Il les convoque ensemble, pour ainsi dire, afin d’affirmer à leur sujet que tous trois sont concernés par une tâche essentielle, qui est de penser le «trait fondamental de la présence». Or, de la même manière qu’Anaximandre pense ce trait fondamental sous la figure de la nécessité (creon) en vertu de laquelle est fixée la limite de l’étant présent, Platon et Aristote pensent ce même trait fondamental sous la figure respectivement de l’Idea et de l’Energeia.
En ce sens, explique-t-il, que l’étant présent, séjournant transitoirement, montre un «visage» (Idea) et, d’autre part, que pour parvenir dans l’ouvert sans retrait, il se «produit en lui-même» (Energeia). A chaque fois, il s’agit avec ce trait fondamental de ce qui constitue l’être de l’étant. A vrai dire, Heidegger n’évoque pas seulement Platon et Aristote : il évoque aussi Héraclite et Parménide, à propos de qui il déclare que l’être de l’étant chez le premier est le «Logos», tandis qu’il est la «Moïra» chez le second.
Mais ce qui nous intéresse ici est surtout ce qui vient immédiatement après, lorsque Heidegger affirme ceci, à savoir que tous ces mots par lesquels les différents penseurs grecs désignent le trait fondamental de la présence «nomment le Même» ! Et il ajoute : «Dans la richesse en retrait du Même est pensé, par chacun des penseurs en sa guise propre, l’unité de l’Un unissant…». Il est intéressant de noter que Heidegger parle ici de l’unité de l’Un unissant. Ce qui ne manque pas de nous renvoyer à Plotin, dont nous avons dit lors de l’une de nos séances passées, que la rencontre entre Heidegger et lui a été comme évitée. Je rappelle cela parce que c’est Plotin qui, à la suite de Platon mais de façon peut-être plus insistante, affirme que l’Un n’est pas. Autrement dit : que ce qui rassemble l’étant en son être n’est pas lui-même quelque chose qui est…
Po : Plotin est le penseur d’une différence entre l’être et l’étant qui ne passe pas par l’expérience du péril, mais par celle de la contemplation !
Ph : Oui, même si on peut considérer que Plotin a sa propre conception du péril. Et que la pensée de ce qui n’est pas, de l’Un, est à sa façon une manière de conjurer le péril en question…
Po : Bien sûr. Mais pour autant que je commence à saisir le propos de Heidegger, je dirais que son diagnostic est qu’il existe bien une pensée qui, comme il le dit lui-même, pense la différence entre l’être et l’étant —et c’est le cas de Plotin -—, mais que cette pensée de la différence ne fait que créer au sein même du domaine de l’étant une hiérarchie entre ce qui rassemble à partir de ce qui constitue «le trait fondamental de la présence» et, d’autre part, ce qui est rassemblé…
Md : Puisque tu marches sur mes platebandes de médecin en parlant de diagnostic, je vais marcher sur les platebandes du poète que tu es en posant la question suivante : est-ce que ce n’est pas à travers la lecture de Hölderlin que Heidegger découvre une conception du «péril» à partir de laquelle il va considérer que toute la tradition philosophique ne fait, pour ce qui la concerne, qu’aggraver le péril en croyant apporter le salut ? Selon cette hypothèse, c’est l’expérience de la «Nuit», de sa traversée jusqu’au bout, qui seule peut ouvrir sur une aube nouvelle. Or ce thème est présent chez Hölderlin…
Po : Oh oui : la «Nuit sacrée» !
Ph : Il est indéniable que la lecture de Hölderlin joue très tôt un rôle décisif dans la pensée de Heidegger et je serais assez d’accord avec ce qui vient d’être dit. Mais en évoquant la rencontre que fait ce dernier avec la conception hölderlinienne du péril, on ne voit pas encore en quoi il fait consister le ratage : ce ratage qui survient à chaque fois que, voulant saisir «l’unité de l’Un unissant», la philosophie ne fait que dresser devant elle le tout de l’étant présent, en y incluant ce qui joue le rôle de principe unifiant. Il est important de comprendre la raison de ce ratage pour comprendre aussi de quelle façon l’expérience du péril va permettre, selon lui, d’y échapper. Or l’expérience du péril, il en est question chez Heidegger avec ce qu’il appelle la «Technique»… Mais, me diriez-vous, quel rapport cette question peut-elle avoir avec notre investigation qui commande nos rencontres depuis de nombreuses semaines ?
Md : Voilà une question qui fait enfin écho à la demande que j’ai formulée la semaine dernière : celle d’une récapitulation ! Car il était entendu que ce détour par Heidegger nous déporterait hors de notre trajectoire.
Ph : Que cette déviation nous ait été utile ou pas, c’est ce que nous pourrons voir bientôt.
Po : Notre point de départ est le constat que nous avons fait du besoin d’un retour au mythe comme moyen pour le monde d’aujourd’hui de se raconter. C’est en envisageant cette option que nous nous sommes demandés pourquoi, dans la Grèce antique, une rupture a été engagée avec la pensée mythologique. Cette décision a tout l’air d’exprimer la réponse à un danger que représente de son côté l’hégémonie de la pensée mythologique comme moyen de dire l’origine.
Ph : Tout à fait. Et nous avons esquissé une première réponse à ce sujet en indiquant que, dans un monde où l’étranger est présent, et où le besoin se fait sentir de partager avec lui l’expérience de la merveille de l’être, le discours mythologique se révèle comme un discours impropre. En revanche, le discours qu’on nommera plus tard philosophique représente cette façon de tourner l’usage de la langue de telle sorte que ce qui est dit se prête à une compréhension par l’étranger : par celui qui ne parle pas la langue grecque et qui ne connait pas non plus la mythologie grecque.
Po : Autrement dit, cette pré-philosophie des penseurs présocratiques opère un changement dans l’utilisation de la langue : un changement en vertu duquel le locuteur est tourné vers le non-Grec comme destinataire possible du discours. Ce qui suppose bien sûr que le discours mythologique soit un discours réservé aux Grecs… Je dirais même que, selon cette hypothèse, non seulement ce discours est réservé aux Grecs, mais il représente le moment où se répète l’acte d’une double allégeance : des hommes grecs à la langue grecque et, en sens inverse, de la langue grecque aux hommes grecs…
Md : Le discours philosophique des penseurs milésiens inaugurerait donc une autre forme d’allégeance.
Ph : Une allégeance translinguistique !
Po : Il y a donc un discours qui, quand il dit l’origine, renouvelle l’entre-appartenance entre certains hommes et la langue qu’ils parlent et il y en a un autre qui, quand il fait aussi signe vers l’origine, vers ce que les Grecs appellent l’arché, affirme au contraire l’appartenance de l’homme à un «logos» qui se situe par-delà les langues particulières.
Ph : Oui. Mais en se référant à cet au-delà des langues particulières, ce qui est en cause plus précisément, c’est la possibilité de la rencontre avec l’étranger autour d’une expérience de pensée qui met au jour l’unité entre l’un et l’autre. Or mon opinion à ce sujet, c’est que, à partir du moment où la pensée adopte cette position d’ouverture en direction de l’étranger, elle découvre une expérience de vérité nouvelle dans son effort de dire l’arché… Le partage n’est pas quelque chose qui survient une fois achevée l’opération de mise en mots de l’expérience de vérité : il est ce qui préside à l’ouverture du champ à la faveur de laquelle a lieu l’expérience en question.
Md : En d’autres termes, la philosophie serait marquée dès sa naissance, et de façon constitutive, par sa vocation au partage. Au dialogue à travers la frontière des langues. Voilà ce qui, apparemment du moins, ne ressort pas de la lecture que fait Heidegger de la pensée d’Anaximandre, et de celle des autres penseurs après lui également dont les noms ont été cités tantôt.
Ph : En effet… Mais l’idée que la philosophie naisse sous le signe du partage, et qu’elle soit conduite par le partage dans sa recherche de la vérité, doit être complétée par cette autre selon laquelle un drame survient : la philosophie devient une activité solitaire. Ou, quand elle s’ouvre au dialogue, demeure à l’intérieur des limites du monde grec…
Bref, cette ouverture sur l’étranger qui a servi de premier aiguillon laisse place à une activité d’où devient absent l’égard à la compréhension de l’étranger. Seul Socrate, peut-être, ranime la vocation à l’ouverture et au partage en brisant le lien de plus en plus fort entre philosophie et rhétorique. C’est lui qui revient au dialogue avec l’autre comme autre, dans une démarche où la dialectique est elle-même ce qui sert, non pas simplement de méthode, mais plus profondément de mode d’accès à l’expérience de la vérité.
Po : Heidegger avait pour sa part évoqué un autre drame, en quelque sorte. La parole qui dit l’être, nous dit-il, fait basculer l’être dans le domaine de l’étant au moment même où elle évoque la différence entre l’être comme «trait fondamental de la présence», et l’étant comme ce dont la présence appelle sur elle la définition d’un trait fondamental. C’est ce qu’il exprime quand il dit que la présence devient le présent, ou le suprêmement présent…
Dans le scénario que tu présentes, il y aurait donc un processus analogue, dans le sens où la présence de l’autre ouvre un chemin en direction de la vérité mais que, ce chemin une fois ouvert, l’autre, l’étranger comme on l’appelle ici, cesse d’être requis. L’oubli de l’être de Heidegger est remplacé par l’oubli du pouvoir de monstration (de la vérité) que suscite la présence de l’autre comme étranger : la philosophie emprunte un chemin de recherche de la vérité sans plus se soucier de ce qui, au commencement, a ouvert le chemin…
Ph : Il n’y aurait pas oubli de l’être, je pense, si l’acte de philosopher se savait lui-même acte de dialogue… Le lien que Heidegger établit entre pensée philosophique et «technique» ne serait pas tel qu’il nous le présente si était pleinement reconnue la dette que l’acte de philosopher a envers l’autre comme interlocuteur et comme co-existant. Mais voilà quelque chose qui aurait sans doute besoin d’être explicité.