Le président Kaïs Saied a été élu en développant un argumentaire selon lequel la démocratie des partis est une démocratie révolue. Il s'est autorisé, pour affirmer cette chose un peu étrange, de l'observation de ce qui se passe un peu partout dans le monde, tous ces mouvements de rue qui passent de ville en ville et qui traversent parfois les frontières... Les Etats-Unis en ont été le théâtre récemment suite à la mort de George Floyd, victime noire de la violence policière. Notre voisine l'Algérie a vécu des mois et des mois au son des cris de révolte contre le système et sa corruption. Les exemples sont nombreux.
Partout, c'est vrai, les partis sont spectateurs : ils ne tirent plus les ficelles comme avant, ils n'abritent plus la salle des opérations où se décide l'organisation de la contestation. Au contraire, ils sont désormais du côté du vieux système : de ce qui est éculé, de ce qui est à changer.
Les partis seraient ainsi le problème et non la solution, et d'autant plus le problème qu'ils chercheraient à s'imposer comme la solution.
Mais, font remarquer des esprits raisonnables, cette façon de nous projeter sur la scène mondiale et ses turbulences, nous, petit pays qui a déjà bien du mal à digérer sa révolution et qui a tant besoin de stabilité, est-ce bien le fait d'un homme sensé ? Et puis, ajoutent des voix éclairées, peut-on passer directement d'une dictature, d'une absence totale de démocratie, à une démocratie directe ?
Les pays qui se paient le luxe de l'envisager chez eux ne sont-ils pas des pays ayant à leur actif un long passé d'exercice de la démocratie et de pratique de sa discipline ? N'est-il pas évident que cette voie, quand il s'agit de nous, mène droit à l'anarchie ?... Peut-on, concluent-ils, enjamber sans conséquences graves la case de la démocratie parlementaire et de ses partis sur le chemin qui mène vers l'émancipation de la vie politique ?
Le moins qu'on puisse dire est que les audaces intellectuelles de notre président ont trouvé face à elles, au sein de notre élite, le mur d'un scepticisme résolu. Non, se disait-on, les partis ont beau être souvent un ramassis d'opportunistes et d'énergumènes peu recommandables, conduits par des manœuvriers à la moralité superficielle, ils sont quand même nécessaires dès lors qu'il s'agit de mettre en place un régime démocratique... Voilà !
On s'attendait, dans ces conditions, à ce que les partis en question se reprennent et, piqués au vif, montrent toute l'injustice qui leur est faite par ceux qui prétendent que leur temps appartient au passé. Pendant un moment, d'ailleurs, on a cru que ce sursaut aurait lieu.
La crise du Coronavirus nous a présenté le visage d'acteurs capables de faire taire leurs antagonismes pour que prévale l'intérêt supérieur... Mais l'illusion a été de courte durée. On constate aujourd'hui qu'au Parlement, c'est pour ainsi dire la guerre de tous contre tous et que la situation particulièrement dramatique du pays, sur le plan économique et social, a cessé d'être un argument capable de calmer les ardeurs... Face aux empoignades, l'on se dit : est-ce cela qui est censé nous préserver de l'anarchie ?
La démocratie doit-elle impérativement passer par l'étape de la démocratie des partis ? Si oui, nous voilà dans de beaux draps. Mais la preuve que ce passage est nécessaire ne nous est pas donnée. Seulement l'indication que nos devanciers sur le chemin de la démocratie l'ont emprunté.
En attendant que les choses s'éclairent à notre vue, on pourra méditer la chose suivante : ce pour quoi la révolution est advenue, en bousculant la dictature de Ben Ali, les partis n'ont pas su y répondre. Tout ce qu'ils ont été capables de faire, et cette fois avec persévérance, c'est de nous apporter la démonstration qu'ils sont en effet une chose du passé. Même quand ils étaient poussés à démentir cette vérité, ils revenaient avec les mêmes éléments de preuve, toujours plus puissants.
Comme pour nous dire qu'il convient en effet de regarder ailleurs, vers d'autres possibles de la pratique démocratique. Non pas une utopie sortie des livres, mais une démocratie qui réponde réellement aux besoins du pays. Et au cri qui s'est fait entendre depuis les profondeurs de nos régions et dont l'écho ne s'interrompt pas.