Les anciens Grecs nous ont légués un grand nombre de mots qui font désormais partie de notre arsenal intellectuel. Prise parmi d’autres choses, la réflexion sur les arts est nourrie par exemple de concepts qui, à l’origine, renvoient à des représentations dont le sens n’est pas dissociable de la mythologie. Ainsi en est-il de la notion de « muses ». Dont la familiarité dans notre langage a toutes les chances d’être inversement proportionnelle à l’intelligence véritable de son sens, tel que visé par l’usage premier.
Nous avons évoqué la semaine dernière la figure d’Orphée, et nous avons signalé en passant que ce poète mythique était fils de Calliope. La statuaire représente cette muse portant une couronne d’or sur la tête et, dans les mains, une trompette d’un côté et, de l’autre, le texte d’un poème.
Être fils d’une Muse n’est bien sûr pas étranger aux exploits dont notre poète s’est rendu célèbre, lui que les animaux, mais aussi les plantes et les montagnes même suivaient à la trace, nous dit le mythe, lorsqu’il entonnait son chant en l’accompagnant du son de sa lyre.
Les muses sont au nombre de neuf et chacune préside à une activité particulière de la « poiesis », qui désigne plus largement le domaine de la création chez l’homme. Calliope hérite par exemple de l’épopée. Ce qui requiert une « belle voix » pour maintenir en éveil l’attention d’un auditoire. Du moins est-ce l’idée qui nous est suggérée par le nom de « Calliope ».
On peut donc penser que lorsqu’Homère raconte dans l’Odyssée (chant VIII, vers 73) que « la Muse a poussé l’aède à chanter les faits qui font la renommée des héros », c’est précisément de Calliope qu’il s’agissait. Tandis que si l’on avait été en présence de poésie lyrique, provenant de Pindare de Thèbes ou de Sappho de Lesbos, nous aurions eu affaire à Erato : l’aimable Erato !
La chanteuse Melpomène, elle, désignerait la Muse si le poète prenant la parole était un poète tragique à l’image d’Eschyle, de Sophocle ou d’Euripide. Et ainsi de suite avec Euterpe, pour la musique, Terpsichore pour la danse, Thalie pour la comédie, mais aussi Clio pour l’histoire, Polymnie pour l’éloquence et Uranie pour l’astronomie… Ces trois derniers noms en particulier indiquent assez clairement que le champ d’activités couvert par les Muses ne recoupe pas exactement celui que nous délimitons par les arts, au sens que nous leur donnons aujourd’hui et avec la classification que nous leur attribuons.
« Chante, déesse… ! »
Cette différence apparaît d’autant mieux lorsqu’on se souvient que ces neuf sœurs ont pour mère Mnémosyne, dont le nom évoque la mémoire. Pour donner naissance aux muses, Mnémosyne s’est unie au maître de l’Olympe : Zeus en personne. Ce qui fait sans doute que ses filles se font aussi appeler « déesses ». Comme au début du chant premier de l’Iliade : « Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée ; détestable colère qui, aux Achéens, valut des souffrances sans nombre… ». Mais le choix du mot « déesse » peut aussi faire référence à la mère, en tant qu’elle rassemble en elle l’ensemble des « spécialités » réparties entre les filles. Ce qui voudrait dire que l’invocation de la déesse vise ici, d’emblée, la mémoire : la belle voix de Calliope est convoquée, et peut-être aussi la mélodie de sa sœur Melpomène, mais à travers elles c’est surtout le don de leur mère qui est requis. En passant de « muse » à « déesse », on passerait donc de la spécialité à la généralité.
Par conséquent à la mémoire, dont héritent également toutes les sœurs : Uranie qui a la tête dans les étoiles pas moins que Clio qui se pique d’histoire, et Terpsichore que les pas de danse occupent autant que Calliope dont le souci est de rappeler les hauts faits des héros.
Qu’elle soit grecque ou d’ailleurs, toute poésie porte en elle une mémoire. Sachant toutefois que cette mémoire, qui se retrouve dans les différents territoires des neuf muses, dans les différents compartiments de l’activité de création et de pensée humaines qu’elles se partagent, n’est pas une mémoire au sens habituel du terme… C’est en tout cas ce que nous dit la tradition grecque, dont nous avons quelque raison de penser qu’elle ne parle pas en vain.
Mais, avant d’essayer de serrer de plus près la signification de cette mémoire, ne passons pas à côté d’une donnée massive, pour ainsi dire : à savoir que la muse, quelle que soit sa spécialité, inspire. Le poète qui parle sous son autorité semble nous dire parfois qu’il parle sous sa dictée : « Chante ! », lui ordonne-t-il. Suggérant par-là que son chant à lui ne sera dorénavant que l’écho du sien, qu’il se charge de répercuter pour son auditoire.
Et, là encore, il nous faut relever que ce phénomène de dédoublement de la voix dans le poète n’est pas une spécialité grecque. L’Arabie préislamique nous offre l’exemple d’une poésie qui se concevait elle-même comme le produit d’un génie attaché à la personne du poète. La maîtrise de la langue et des techniques de versification ne sont pas suffisantes pour produire, au sens rigoureux du terme, de la poésie : il faut parler sous l’emprise d’un djinn. Il faut en un sens basculer dans un état second – celui du « mejnoun » – et se laisser habiter par un autre que soi qui se met à parler par sa voix.
Une emprise paradoxale
Avant de nous parler de dieux et de toutes créatures qui peuplent le monde merveilleux qu’il nous peint, avant de nous décrire par le menu la façon dont chacun de ces êtres se présente dans son aspect et se conduit, le poète nous offre le spectacle de son propre trouble psychique : signe d’une intrusion dans son âme de quelque chose ou de quelqu’un qui bouleverse son équilibre habituel.
Certes, un poète peut produire des rimes par la seule connaissance qu’il a des techniques de versification existantes, à l’image d’un artisan, d’un menuisier qui fabrique une chaise ou un lit mais, comme nous le dit Platon dans le Phèdre, seul le poète possédé par le divin est poète authentiquement : « Devant la poésie de ceux qui sont possédés, s’efface la poésie de ceux qui sont dans leur bon sens » (245 a-b). Or, dès que le poète se met à parler de cette voix qui est désormais habitée, il ouvre pour ceux qui l’écoutent un espace autre. Il indique d’emblée, et sans rien faire d’autre que parler, le lieu d’une puissance dont l’emprise sur l’homme est paradoxale. Puisqu’en s’exerçant sur lui, en colonisant sa voix pour ainsi dire, elle révèle en lui une puissance qui sommeillait.
Dès qu’elle est accueillie dans l’âme du poète, en tant précisément que messagère d’un espace qui lui est étranger, la puissance dont il indique la présence par son trouble devient la sienne propre : c’est sa puissance poétique à lui, par laquelle il peut subjuguer un auditoire, surclasser ses pairs dans les joutes et manifester à l’adresse de toute une communauté un monde en quoi rêver, en quoi pleurer aussi et en quoi espérer la lumière d’un monde meilleur… Bref, un monde en quoi exister ! Mais c’est de sa défaillance, et à la condition qu’elle se maintienne comme une sorte de béante crucifixion, que dépend le pouvoir du poète à ouvrir l’espace d’un monde.
Il faut que ne cesse pas la violence de ce qui l’atteint du dehors, de ce qui ravit son âme comme les Ménades ravissent celle d’Orphée, pour que sa puissance se perpétue parmi les siens. Le poète habité est ainsi un poète vers qui l’on se tourne pour demander conseil dans toute décision qui engage le destin de la cité ou de la tribu : tout malmené qu’il soit de l’intérieur, tout semblable qu’il soit à l’halluciné que trahit son bon sens, tout retourné qu’il soit par la force qui le peuple, il n’en joue pas moins un rôle politique absolument éminent : il est le capitaine sur le vaisseau.
L’histoire de l’Arabie préislamique nous conforte dans cette façon de voir les choses, et nous suggère que l’avènement de l’islam fut d’abord et avant tout un combat entre l’ordre du poète et l’ordre du Prophète : la majuscule à ce dernier mot n’étant pas ici la marque d’une déférence d’usage, mais l’indication d’une expérience de la parole qui, bien qu’elle soit très proche de celle du poète, y compris dans sa dimension politique, engage une tout autre relation à l’Autre.
Ce changement, c’est ce qu’exprime la différence de nature qui existe entre le djinn et l’ange. Et, dans la mesure où le djinn est cousin des muses par-delà la barrière des langues et des cultures, il engage lui-même une expérience de la mémoire. Mais cette mémoire est distincte de celle à laquelle nous invite la parole prophétique.
Du non au oui : une mémoire de l’instant !
En un sens, le prophète est un poète qui a tourné d’une curieuse façon. Le fait pour lui que l’ange prenne la place du djinn signifie que la mémoire n’est plus celle du monde, mais celle de la Création, en tant qu’acte divin. Le monde auquel le prophète nous enjoint de faire mémoire n’est pas un monde à rêver ou à habiter : à rêver pour habiter et à habiter pour rêver.
Il est un monde à créer en même temps qu’il se crée. Car il s’agit d’abord de prendre part à l’acte de création. Tel est l’enjeu du combat engagé par Jacob, où l’ange joue précisément un rôle essentiel en ce qu’il fait franchir à l’homme la rive qui le sépare de la présence du Créateur : « J’ai vu Dieu face à face et j’ai eu la vie sauve » (Genèse, ch32, verset 31).
La mémoire de l’acte divin est une mémoire qui remonte avant le temps, au moment où il n’y a pas encore de monde et où il ne peut pas y en avoir. Parce que le désir de monde se cache dans les entrailles du Dieu, que le projet de Création se retient, comme enfermé dans les tiroirs… Le miracle de la Création est justement celui du passage de la négation qui s’abstient au oui qui réjouit, auquel l’ange nous donne accès dès lors que le combat contre lui en a fait un allié.
Une objection nous alerterait ici sur le fait que pour qu’il y ait passage — du non au oui —, il faudrait qu’il y ait un temps qui ordonne des événements dont les uns viennent après les autres. Mais il n’y a pas antécédence chronologique du non par rapport au oui, ni consécution du oui par rapport au non : l’antécédence est ontologique. Et il faut à l’âme le coup d’aile de l’ange pour en saisir le sens.
Ce coup d’aile, c’est le prophète qui en connaît l’élan, non sans en avoir éprouvé la violence qui terrasse et qui blesse. Et ce qui se donne à lui à comprendre, à lire (dans le Iqra’ !) avant toute écriture et avant même les mots de la langue, c’est d’abord la profondeur infinie d’un assentiment ! Celui par l’écho duquel jaillit, inattendu, le monde comme un rayon de soleil dans l’azur. Ne le comprend que celui qui sait trembler de tout son corps. Le tremblement est la première lecture !
La mémoire dont fait preuve Hésiode et pour laquelle il invoque les muses au début de sa Théogonie est autre : elle ne va pas à la rencontre d’un acte — la Création —, mais s’aventure dans un récit : celui de la genèse et de la formation du monde : « Dites-le-moi, ô Muses des olympiennes demeures, dès le commencement : dites-moi la première naissance. Le premier qui naquit fut le Vide, suivi par la Terre à la vaste poitrine… ».
C’est aussi une mémoire qui transcende les barrières de toute expérience humaine possible. Ce qui la distingue de toute remémoration. Les Muses elles-mêmes ne sont pas censées, dans le cas présent, servir d’aide-mémoire au poète, ni de témoins qui authentifient, comme on peut penser que c’est leur rôle dans l’épopée, avec les hauts faits des héros. Car les événements dont il s’agit dans le récit vont bien au-delà de leur venue au monde, et même de celle des dieux en général. La véracité des faits ne saurait être attestée par qui a vu le jour après eux.
Migrations de la Muse…
Loin de tout souci inopportun d’exactitude scientifique dans la restitution des faits du passé, le mythe met en scène une mémoire qui raconte la naissance du monde telle qu’elle pourrait avoir eu lieu au regard de ce qui se donne à voir de lui dans le moment présent, et telle aussi qu’elle peut rendre compte de la place que l’homme y occupe ou à laquelle il aspire. Il nous livre bien un monde imaginé dans son devenir inaugural, mais sans que l’imagination à l’œuvre ne soit fantaisiste : car il obéit justement à la mémoire de ce qu’est le monde et à la mémoire de ce qu’est l’homme qui y habite, avec ses ambitions de côtoyer les dieux…
Bref, le mythe nous remet en situation, comme acteur privilégié dans le monde. Il nous invite à nous réapproprier le rôle éminent qui nous revient, face à l’usure et à l’oubli en quoi nous entraîne le souci du quotidien. Or, dans leur diversité, les neufs muses ne sont pas de trop pour pourvoir à pareille tâche : par les exploits des héros qu’elles nous aident à rendre présents, par l’histoire qu’elles nous apprennent à narrer, par les bienfaits prodigués à notre existence commune qu’elles nous invitent à célébrer dans l’exaltation, par l’art d’exprimer en musique notre sentiment d’être au monde à quoi elles nous initient, ainsi que celui de se mouvoir en entraînant le corps dans l’ivresse du rythme et dans la douceur de l’harmonie par quoi elles nous mettent comme au diapason des étoiles et de leurs rondes célestes : par tout cela, elles font œuvre de mémoire !
Par tout cela, elles nous rappellent à ce à quoi nous sommes tenus conformément à notre place dans le théâtre du monde. Il en est de même avec la contemplation du ciel et la connaissance de ses mouvements qui sont de nature à nous conforter dans notre mission de garde, de vigile cosmique. Ou avec l’épreuve du malheur et de la souffrance, quand elle est acceptée dans la résignation à l’image d’un Œdipe, car elle affermit l’homme dans sa destinée supérieure et fait de lui un être dont l’existence attire l’attention des dieux et leur sympathie.
Ce à quoi il parvient d’autant mieux qu’il garde sur lui-même et sur ses congénères l’œil aiguisé qui débusque les égarements d’un orgueil indompté et qu’il en fait la matière d’un rire sain et libérateur (Ainsi, l’usage en matière de théâtre était de faire suivre les trilogies tragiques par une comédie !)… Avec l’éloquence enfin, par laquelle l’homme honore la langue dont l’usage le distingue de toute animalité et même de toute barbarie, et fortifie son appartenance à une société qui se perçoit elle-même comme dépositaire de l’ensemble de ces obligations dont nous venons de faire mention.
En se plaçant sous la tutelle des muses, le poète accepte de recueillir sur ses épaules le poids d’une mémoire qui, pour être celle d’événements situés dans le passé, n’en est pas moins, et de façon plus essentielle, celle pour les mortels que nous sommes d’un « être au monde avec les dieux ». Tout ce sur quoi tourne l’attention des muses ne sort pas de ce cadre. Et cela est encore plus clair quand on revient à la version plus ancienne de l’histoire des muses, qui en réduisait le nombre à trois : Aédé, Mélété et Mnémé. Soit le chant, la méditation et la mémoire.
Et ce qui ne manque pas de surprendre, finalement, c’est que l’accomplissement de cet acte de mémoire qui est requis de l’homme face aux muses, et qui correspond en un sens à un effort suprême de vigilance quant à ce qu’il est vraiment, cela va de pair avec une forme d’abandon, une manière de se laisser « posséder » par le divin. Mais tel est le voisinage des dieux, qu’il ne saurait exister et donner ses fruits en termes d’accomplissement de l’humanité de l’homme sans que la présence du dieu se fasse intérieure.
Il reste maintenant que, dans cette conception grecque qui perdure parmi les poètes, l’expérience de la muse demeure apparemment étrangère à celle du prophète : lui échappe la mémoire du monde dans l’instant de sa Création, dans son basculement toujours inouï du non au oui, qui appelle de la part du poète un autre chant… A moins que, quittant l’Hélicon, son ancienne demeure, la Muse ait choisi de se perdre dans le vaste monde et d’en découvrir la grande diversité des peuples et des langues. Et qu’une carrière nouvelle s’offrît à elle qu’elle ne bouda point. Alors, le mystère de l’être et ses silences se firent aussi une place dans ses cordes !