Dialogues éphémères | Violences belles, violences laides…

Toutes les violences sont-elles à proscrire ? Il faudrait être bien ignorant de la réalité des hommes pour répondre par l’affirmative. Il y a des violences nécessaires, et on peut aussi parler de violences belles. Mais là, il est bon de faire preuve de prudence : la laideur se donne volontiers l’accoutrement de la bienséance.

Md : Y a-t-il pour les dialogues entre les hommes quelque chose comme une saison des moissons ? Si c’était le cas, je dirais volontiers que le temps est bientôt venu pour nous de préparer les faux et les vans ?

Ph : Je suppose que, comme toute activité humaine, le dialogue a besoin aussi de respiration. Et que cette respiration est une bonne occasion de rassembler ce que le souffle de l’échange a pu éparpiller çà et là.

Po : La respiration n’est-elle pas elle-même une activité humaine ? Or elle n’a pas besoin de ce moment d’arrêt : non seulement elle n’en a pas besoin, mais elle ne peut le soutenir. L’apnée ne dure qu’un temps limité, après quoi la respiration reprend son cours. Le dialogue entre les hommes, sans être comparable à la respiration, présente avec elle un point commun, à savoir qu’à mesure qu’on s’y engage, il cesse d’être une affaire de choix. On s’y trouve entrainés à son corps défendant et on ne peut plus s’arrêter…

Md : C’est une forme d’addiction, peut-être. Mais toute addiction peut être domptée…

Po : C’est une passion plutôt qu’une addiction, et toutes les passions ne sont pas des addictions. Dirais-tu par exemple que l’amour est une addiction ?

Md : Il arrive que c’en soit. Tout dépend de ce qui sert d’objet à l’amour. S’il s’agit d’amour des confiseries, c’est bien de l’addiction.

Po : Tu penses bien que ce n’est pas de cet amour que je parlais.

Md : Je pense bien aussi. Mais qu’est-ce qui fait la différence, finalement, entre passion et addiction ?

Po : Une passion recueille un assentiment de la volonté: c’est une expression de notre liberté. L’addiction, au contraire, est toujours le lieu en lequel le désir se manifeste de façon persistante contre notre volonté.

Md : Mais alors si la volonté reste souveraine, qu’est-ce qui nous empêche aujourd’hui, par exemple, de mettre un terme à notre échange, de façon provisoire ou même définitive ?

Po : Le problème est que nous ne le voulons pas. C’est vrai pour moi en tout cas. Je ne le veux pas parce que je considère que nos rencontres du vendredi sont une bénédiction, qu’elles nous permettent de remuer le monde sur ses assises d’une manière autrement plus violente que si nous étions à méditer chacun de son côté et, d’autre part, parce qu’il reste plus d’une question en suspens qui attendent qu’on y revienne avec plus d’attention, et qu’il me semble enfin que tant que la chose ne sera pas faite je serai comme ce marcheur qui avance avec un caillou dans la chaussure. A supposer d’ailleurs que les deux premières raisons ne vous convainquaient pas, je doute que la troisième vous laisse indifférents.

Ph : Non, bien sûr, nous sommes concernés par l’ensemble des raisons que tu viens d’énoncer. Il reste que la passion du dialogue exige parfois de faire une halte, de manière à retrouver ses esprits. C’est la condition pour se donner un nouveau départ, et c’est ce qui permet aussi de faire le point au sujet de ces questions qui sont restées en suspens, comme tu le dis. Mais en attendant que cette halte advienne, rien ne nous interdit d’essayer de reprendre, une à une, ces questions.

Md : A vrai dire, cette option me conviendrait tout à fait. Je ne milite pour aucune interruption… Quelles sont les questions qui pourraient se livrer à notre examen, à ce stade ?

Po : Une première question restée en suspens concerne la possibilité pour la violence d’être belle, dès lors qu’elle est elle-même au service du beau, au service de la venue de son règne. Je pense que cette question n’a rien de secondaire. Car s’il existe une violence laide et une violence belle, et que c’est de la laide qu’on use dans le but de faire advenir le règne du beau, alors il y a fort à parier que la mission sera pervertie, qu’il n’en restera que des mots d’ordre aux accents figés, et qu’un parfum de mensonge embaumera le tout.

Ph : La question de la violence belle s’est posée à nous également dans sa relation à Nietzsche. Mais peut-être est-il opportun de laisser cet aspect de la question pour plus tard. Et de s’attaquer d’abord à la définition : qu’est-ce, au juste, qu’une violence belle ? La violence n’est-elle pas toujours du côté de la laideur ? Et, si l’on admet qu’il existe une violence dont il est légitime d’affirmer qu’elle est belle, à quel moment cesse-t-elle de l’être ? En vertu de quelle modification s’opère le renversement ?

Po : Nous voilà à l’ouvrage. J’aime ces moments d’indécision, quand les chemins qui se proposent demeurent incertains, qu’il faut cependant choisir en faisant confiance à son flair… Mais avançons avec prudence. La violence belle est-elle la violence utile, celle par exemple qu’on inflige à un membre gangrené en le coupant, de peur qu’il contamine le reste du corps ?

Ph : Cette violence n’est certes pas laide, mais je ne dirais pas qu’elle est belle. On serait plus près du but, me semble-t-il, si on parlait du professeur de danse, lorsqu’il s’en prend au corps du tout jeune danseur, pour l’amener à réaliser des mouvements qu’il n’aurait pas réalisés de lui-même et qui permettent justement au corps de nouer un lien avec le beau…

Md : Désolé de ramener l’affaire sur mon terrain, mais que diriez-vous de la violence que le psychiatre exerce sur le patient pour que survienne un choc libérateur. Car on se trompe en croyant que, dans ce domaine, la violence vient toujours du malade. Il y a une violence qui vient du médecin. Ce n’est ni une violence d’amputation, ni une violence d’éducation. C’est une violence de réveil.

Po : De réveil ? Comme si le malade était dans un mauvais rêve dont il s’agissait de le sortir ?

Md : Oui, sauf qu’il ne suffit pas ici de secouer comme on secouerait un dormant. Et il y a en amont tout un travail qui doit avoir été accompli. Le malade doit avoir compris que ce à quoi il a attribué le statut de monde réel est en réalité imaginaire. Il doit s’en être convaincu sans qu’ait été exercée sur lui aucune contrainte, aucune violence mentale : c’est le dialogue avec le médecin qui lui aura permis de découvrir ce qu’il y a de faux dans sa représentation du monde, laquelle n’est pour ainsi dire que le fruit incestueux de ses monologues.

Mais il y a autre chose. Le malade doit avoir renoué avec sa mission d’homme, de cet homme particulier qu’il est, ou de cette femme particulière. Il doit, de façon subreptice, être entré à nouveau en possession de son projet d’existence, et avoir repris goût au défi attaché à ce projet. Mais il y a le moment propice, ni trop tôt ni trop tard, où il faut le pousser violemment vers ce monde qui est le sien et qui lui était devenu étranger et hostile. Cette violence, il ne faut pas penser qu’elle est facultative. Il s’agit donc, le moment venu, d’arracher un homme à un monde et de le projeter dans un autre. Les choses se passent dans une relative discrétion, vues de l’extérieur, mais la violence engagée est très réelle. Et je prétends qu’elle fait appel à une haute technicité qui, pour le coup, rime avec humanité…

Po : Cette violence-là nous donnerait donc un modèle de ce qu’est une violence belle. Elle m’évoque pour ma part celle du sculpteur qui frappe le bloc de marbre de son marteau en ayant en vue la forme belle qu’il a en tête. La violence du coup, on le voit bien dans ce cas, est dictée par ce mouvement de tension vers le beau. Contrairement à ton exemple, la violence ici est visible à l’œil. Parce que la matière résiste. Plus elle est dure, plus grande est la violence requise. Et cependant, elle n’est jamais aveugle, mais au contraire toujours conduite par ce regard intérieur de l’artiste qui vise la forme belle.

Ph : Avant de revenir sur ces différents exemples pour voir quelle définition on pourrait en dégager, je voudrais faire une remarque qui nous ramène sur le terrain du religieux, et de l’islam en particulier. Je sais que la question de la violence en islam est très chargée de polémiques. Je souhaiterais les éviter et me contenter de relever une forme de violence qui mérite notre attention.

Cette violence-là, on la trouve dans le texte même du Coran et les deux exemples que vous venez d’évoquer, celui du fou qu’on arrache à son monde et celui du sculpteur face au bloc de marbre, m’y ont fait penser. Pourquoi ils m’y ont fait penser ? Parce qu’il y a dans le texte coranique quelque chose comme un martèlement dans le marbre brut du polythéisme et des diverses conduites qui y sont attachées afin que de ce marbre surgisse une forme plus singulière, plus digne de l’humain que nous sommes. Et parce qu’on trouve aussi un autre type de violence qui procède cette fois par illumination soudaine et dont on peut penser qu’elle vise à susciter un réveil : un réveil à la relation qui lie l’homme à la beauté de Dieu. Il me semble que s’il existe une violence belle en islam, c’est ici qu’elle est logée.

Po : C’est souvent d’une autre violence qu’on parle quand il est question d’islam, en la dissociant de celle que tu viens d’évoquer. Et alors elle présente un aspect qui la rend difficile d’être rangée du côté de la violence belle. Mais la théologie a bien sûr joué son rôle en mêlant elle-même violence laide et violence belle, au nom sans doute de ce principe machiavélien selon lequel peu importe les moyens tant qu’ils permettent d’atteindre le but qu’on s’est fixé.

Or c’est comme si le sculpteur continuait de frapper de son marteau, mais en ayant cessé d’avoir en tête la forme belle qui dirige son geste et lui donne sa justesse. De sorte que sa violence devient elle-même brute, comme est brut le bloc de marbre qu’il prétend transformer mais par quoi il se laisse désormais transformer… La violence exercée par l’empire, lorsqu’elle croit se conférer une légitimité au nom de la guerre contre les mécréants, est justement celle du sculpteur qui regarde ailleurs que la forme belle, qui regarde plutôt du côté de la carte des territoires à conquérir et du butin à récolter. La forme belle est toujours là, mais ce n’est plus qu’un alibi qui justifie la violence laide des coups de marteau…

Md : Et c’est comme si le psychiatre voulait arracher son patient au monde de son mauvais rêve, mais sans prendre la peine de s’enquérir de la mission vers laquelle il pourrait le projeter et qui correspondrait à son existence singulière. De sorte que, loin de susciter un réveil, cette violence n’engendrerait qu’un redoublement de l’égarement onirique, en lui donnant simplement une couleur communautaire. Puisque la mission serait la même pour tous, dupliquée en autant d’exemplaires qu’il y a de fidèles. Il n’y aurait ni réveil, ni libération, mais un formidable élargissement de l’asile sur lequel on aurait écrit en lettres d’or que c’est ici le domaine des élus de Dieu.

Ph : C’est ce qu’on appelle pousser loin la métaphore. Mais bon. Il faut bien parler de cette violence laide qui a recouvert la violence belle dont j’ai parlé, et dont notre propos ici est de rappeler l’existence… Venons-en à notre tentative de définition.

Po : Nous avons déjà quelques éléments : la violence belle est celle qui est exercée en ayant réellement en vue le beau, comme un rivage à atteindre. J’ajouterais que cette violence est inspirée par l’amour, car seul l’amour dit la relation de notre âme au beau. Toute violence qui ne serait pas mue par l’amour, c’est-à-dire par le désir de préserver l’autre dans son être en tant que lui-même porteur d’un projet d’existence, serait une violence dont il faudrait se demander si elle a en vue le beau, et non pas plutôt quelque autre objet plus commun : l’honneur, la volonté de domination, la convoitise… Entendons-nous, la préservation est justement ce qui requiert parfois une violence : celle de l’accouchement de l’âme, pour reprendre cette image socratique.

Md : Un point qui est resté dans l’ombre jusqu’à présent concerne la beauté du geste par lequel la violence est exercée. Dira-t-on que le geste du sculpteur est un geste beau ? J’avoue que je suis assez perplexe sur ce point. Même le professeur de danse, au moment où il inflige à son apprenti la violence du mouvement nouveau, ne produit pas forcément un geste beau. C’est donc en un autre sens que la violence peut se prévaloir du qualificatif de belle. On peut concevoir un geste violent d’apparence disgracieux mais qu’il nous faudrait quand même qualifier de beau parce qu’il est tourné vers la réalisation du beau, que ce soit d’ailleurs dans le domaine de l’art ou dans le domaine de l’histoire…

Ph : Dans le domaine de l’histoire ? Nous passons donc à l’art politique.

Md : S’il s’agit de l’histoire des peuples, oui, mais s’il s’agit de l’histoire des individus, ce pourrait être l’art médical, dans sa composante psychothérapeutique.

Ph : Plaçons-nous dans le premier cas. Est-ce à dire que, dans le domaine de la politique, des actions peuvent être engagées qui, prises en elles-mêmes, ne sont pas belles, mais qui doivent quand même être considérées comme telles au regard du fait que, au fond, elles sont tournées vers le beau ? Si on l’admet, on risque de retomber dans la logique machiavélienne que nous dénoncions tantôt.

Po : Il faut examiner ce point. Il est assez évident que la politique n’a pas recours qu’à des «beaux gestes», et je doute que cela la condamne toujours à être une «sale politique», comme on dirait.

Md : Je ne vois pas ce qui suscite chez vous cette alarme. Il suffit de garder à l’esprit que la façon dont la violence est belle quand elle est au service du beau n’est pas la même que celle qu’on reconnaîtrait dans une chose quelconque lorsque l’on dit d’elle qu’elle est belle… Dans le même ordre d’idées, il y a une beauté de la vieillesse, qui ne tient pas à l’harmonie des traits, mais peut-être à cette disposition à entourer de ses soins tout ce qui éclot et qui promet d’être beau. C’est donc du soin apporté à la beauté du monde que, de mon point de vue, la violence dont on use gagne l’attribut de la beauté et, inversement, de la négligence qu’on met dans ce soin que cette violence devient laide.

Ph : Tu as raison de tempérer nos inquiétudes. Mais le problème demeure. N’avons-nous pas prévenu tout à l’heure qu’une violence laide ne saurait travailler à la venue du beau et de son règne ? Comment allons-nous la distinguer de cette violence belle, mais qui n’est belle que par son inclination à servir le beau. Ce qui signifie donc qu’en elle-même elle peut être entièrement dépouillée des attributs de la beauté.

Une violence de ce genre peut, on doit l’admettre, revêtir les dehors de la barbarie. Comme celle du sculpteur, elle est capable de faire preuve de vigueur et d’acharnement lorsque la matière résiste. Malgré ça, elle continue de mériter le qualificatif de «belle». Mais comment saurons-nous qu’il ne s’agit pas d’une violence sauvage, en laquelle la méchanceté a repris le dessus ?

Po : On doit en venir à l’idée que la violence belle et la violence laide se ressemblent parfois, et qu’il nous appartient pour les distinguer de faire preuve de discernement, de ne pas nous conduire en niais qui se laissent abuser par l’apparence des choses. Il est évident que la violence laide est telle, non seulement parce qu’elle n’est plus concernée par le beau, mais aussi parce qu’elle veut se faire passer mensongèrement pour une violence belle : le mensonge est chez elle un facteur de redoublement de la laideur. En ayant le regard aiguisé qui devine et perce le mensonge, nous nous protégeons de la laideur et sans doute que nous faisons preuve d’une certaine forme de violence : d’une violence critique qui n’est peut-être pas sans beauté, d’ailleurs.

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