L'Etat et son prestige ressemblent à un château de sable battu par le vent et rongé par les vagues de la mer. On ne les sauvera pas avec du colmatage en revenant à l'épopée bourguibienne. Car cette épopée aurait besoin elle-même d'être ressuscitée, par-delà ce théâtre d'ombres qui nous fait croire aujourd'hui qu'elle est de retour.
La nostalgie n'a jamais été une bonne technique de réparation. Mieux vaut, comme les anciens poètes d'Arabie, contempler les ruines. Et se convaincre alors de ce que le château ne pouvait tout simplement pas tenir... Les morsures qu'il a subies, et toutes ces trahisons en quoi on croit pouvoir identifier les causes de son effondrement, tout cela n'aurait été que piqure de moustique si les fondations avaient été réellement profondes et solides, si les murs n'avaient pas été érigés à la va-vite et si le souci de la vaine gloire n'avait pas remplacé celui de la durée, la vraie.
Qu'est-ce qui ferait qu'un château tienne et résiste face aux assauts de toutes sortes ? Tout architecte sérieux vous le dira : avant d'envisager la construction d'un édifice, il faut examiner la nature du sol sur lequel on envisage de l'installer. Et ne pas se contenter de gratter en surface, mais plonger loin dans les strates. A la recherche de la roche dure qui sera l'élément de stabilité.
Je le redis : notre pays est exposé à deux pressions en raison de sa position géographique. L'une vient de la mer, l'autre vient du désert. D'autres pays ont comme le nôtre cette position engagée dans la mer qui leur confère un avantage stratégique : la Grèce et l'Italie. Mais ils n’ont pas, comme nous, cette béance du désert en guise d'arrière-pays.
Ils ont une muraille montagneuse qui les protège. D'autres encore partagent avec nous la présence du désert et l'ancrage dans l'Afrique, sans attirer par la position de leurs côtes les convoitises des assaillants venus contrôler le passage étroit qui sépare la Méditerranée occidentale de la Méditerranée orientale…
A vrai dire, rien n'a vraiment résisté en ce pays à l'action corrosive de ces deux vents contraires qui l'ont balayé tout au long des siècles. C'est ce qui a donné au Tunisien une psychologie particulière. La recherche de la roche dure, c'est la recherche de ce qui est à même de conjurer la double malédiction séculaire. C'est ce qui est capable de transformer la dualité de l'assaut subi en un équilibre de forces mis ingénieusement au service de la stabilité.
Aujourd'hui, les progrès de la technique ont certes modifié la donne. Les contraintes subies dans le passé n'ont plus la même importance. La Méditerranée elle-même n'est plus qu'une mer intérieure perdue dans le vaste globe, quel que soit son intérêt stratégique.
Le désert est quadrillé, survolé, exploité. Mais le pays, lui, n'a pas perdu son statut de corps à la structure doublement vulnérable, exposé au vent par deux ouvertures qui sont comme deux blessures.
On ne construira en lui et pour lui rien de solide et de durable qui ne soit en même temps une manière d'amener chacune des ouvertures à apaiser l'autre : non l'obturer en élargissant finalement sa blessure, non chercher à l'abolir, mais tisser le lien qui, de l'une à l'autre, se transforme en fécondité pour les terres.