A Eleusis, des Grecs de l’époque de Socrate et d’Euripide se rendaient en procession pour communier. Ces initiés aux Mystères d’Eleusis, qui prétendaient à une forme d’immortalité, inauguraient une relation à la divinité qui relevait davantage de la proximité et de l’horizontalité. C’est cette option religieuse dont l’islam apparaît à nos protagonistes comme la parfaite antithèse : comme le parti de la transcendance et de la verticalité réaffirmées…
Po : Voilà quelques semaines maintenant que nous parlons de tragédie. Ce qui nous a amenés bien souvent à nous transporter dans le monde de la Grèce ancienne et dans celui de sa mythologie. Je me dis parfois que les personnes à l’ouïe fine qui surprennent quelques bribes de nos conversations depuis les tables voisines doivent se demander si nous ne nous sommes pas échappés de quelque maison de fous. Et c’est ce qui est amusant dans l’affaire, de mon point de vue.
Notre parti-pris depuis le début, de toute façon, est de nous placer en porte-à-faux par rapport aux usages qui constituent la norme sociale. Pour moi, le grand intérêt de nos rencontres est justement de renouveler avec persévérance cette incursion hors des sentiers battus. Aujourd’hui, même en Occident, dans les cafés du côté de la Sorbonne, d’Oxford ou d’ailleurs, on trouverait difficilement des gens attablés comme nous qui s’entretiennent de mythologie autour d’Eschyle et d’Euripide, d’Oreste et d’Andromaque.
Il ne s’agit pas seulement de revendiquer notre droit à l’originalité face à la mode qui a aussi sa place dans le monde intellectuel. Car il fut un temps où parler mythologie n’était pas si incongru. Alors qu’aujourd’hui on y verrait probablement une faute de goût. Un anachronisme coupable. Il y a donc pour moi, au-delà de ce droit à l’originalité, un autre enjeu. Quel enjeu ? J’appellerais ça : briser les barrières de l’enclos.
Ph : De quel enclos parles-tu ?
Po : L’enclos dont je parle est celui de notre culture arabo-musulmane. Celle-là même qui, quand l’Europe redécouvrait l’Antiquité grecque à la Renaissance, continuait de nous présenter cet héritage possible comme appartenant à la «jâhiliyya» et, pour cette raison, le rejetait dans cette partie des choses de ce monde qui sont dénuées d’intérêt. De la Grèce, on avait extrait ce qui valait — Platon, Aristote et quelques médecins et géomètres. Tout le reste était bon pour la poubelle. Au nom de quoi ? Au nom d’une supériorité qu’on s’attribuait et qui, en définitive, tient à l’idée qu’on détenait une œuvre littéraire venue de Dieu en personne : Le Coran.
Ce que je dis là n’a rien de très nouveau, je le sais bien. Ce qui l’est davantage, en revanche, c’est que l’intellectuel arabe a beau avoir pris ses distances avec l’islam traditionnel, il n’a pas rompu, au fond, avec cette sorte de présomption que confère la langue arabe à celui qui l’utilise. Le sentiment de l’élection n’a pas disparu : il a migré secrètement sur le terrain de la langue et, avec lui, cette même propension à porter un regard de mépris sur les productions de l’esprit qui nous viennent d’ailleurs. C’est un pli, un pli qui a survécu à sa cause.
Voilà pourquoi beaucoup de ceux qui nous écoutent au hasard de l’acoustique de ce lieu, même quand il s’agit de personnes qui se disent cultivées, ne s’imaginent à aucun moment que ce nous racontons pourrait les intéresser de quelque façon. Voilà pourquoi nous sommes, vis-à-vis d’une sorte de doxa silencieuse, dans une situation de franche marginalité. Et doublement : nous parlons de mythologie et nous le faisons en français. Et voilà pourquoi, en ce qui me concerne, je fais de nos discussions un acte de résistance et de militantisme culturel, dont le but est de… briser les barrières de l’enclos.
Md : Nos rencontres ont d’autres raisons d’être. Elles représentent pour moi des occasions d’exploration et de méditation que je ne trouverais pas ailleurs. Comme, par exemple, de pouvoir poser ici la question de savoir à quoi correspond cette affirmation en islam que le texte de référence constitue une dictée divine. Je dois vous dire en même temps que je n’ai jamais trouvé très pertinente, ou très intelligente, la façon dont les orientalistes européens se sont acharnés à démystifier le dogme du Coran incréé. Ils portent à mon avis une large part de responsabilité dans la radicalisation de certains mouvements islamistes…
Ph : C’est aussi mon avis. L’orientalisme, à tendance «historiciste critique», avait quelque chose de hargneux dans sa façon de vouloir imposer l’ordre de son épistémologie dans la connaissance du monde musulman. Alors que, d’un autre côté, il passait à côté d’un élément essentiel, qui est logé justement au cœur du dogme du Coran incréé.
Il faut dire que l’élément auquel je pense correspond à une sorte de point aveugle pour les penseurs musulmans eux-mêmes. Et surtout pour tous ceux qui se sont lancés dans cette entreprise désespérée qui consiste à nous persuader que l’islam est une religion amie du savoir scientifique… Une blague qui a les faveurs de gens très sérieux !
La vérité est bien plutôt que, du point de vue de l’islam, la parole de Dieu est infiniment plus utile que toute parole humaine. Et que sa présence parmi les hommes sous la forme du Coran dispense ces derniers du mal qu’ils se donnent pour extraire des vérités scientifiques à partir des observations qu’ils font du réel. C’est Ghazali qui, de mon point de vue, était le plus proche d’une bonne compréhension des choses en cette affaire.
L’idée que l’islam n’a rien contre l’esprit scientifique est une trouvaille tardive, que certains réformateurs ont défendue pour les besoins de l’adaptation à l’époque. Et ce sont surtout les politiques qui se sont attelés à en faire une vérité acquise et définitive de «l’islam éclairé»…
Md : Où veux-tu en venir ?
Ph : Je dis que les orientalistes n’ont pas compris qu’ils avaient affaire, à travers l’islam et son idée de Coran incréé, à une religion qui mettait en cause l’utilité de leur savoir à la racine. Oui, le message de l’islam est de vous dire : Dieu suffit ! Vous n’irez nulle part avec vos connaissances. Vos tours de Babel ne vous serviront à rien quand viendra l’heure.
Toute la valeur du Coran comme parole divine est de servir d’étendard, de simple étendard, à ceux pour qui la seule vérité qui vaille est que Dieu existe et que c’est avec Lui et face à Lui que nous existons. Or que répondent les orientalistes ? Ils ne répondent pas. Ils n’entendent pas la contestation qui se cache derrière le fait coranique et qui les vise… Ils sont dans l’aveuglement de leur approche objective ou objectivante.
Md : Voilà un propos qui sonne étrangement dans ta bouche ! Ce n’est pas d’une maison de fous qu’on nous croirait échappés maintenant : c’est d’une réunion de frères musulmans !
Ph : Oui. À ceci près que je ne défends pas cette position de l’islam : je dis seulement qu’elle est la vraie. Et que l’intelligence, si elle s’était invitée dans le débat des orientalistes, aurait permis une autre tournure des événements, synonyme de moins d’arrogance intellectuelle et, du même coup, de moins de réactions violentes du côté du monde musulman.
Po : A t’écouter on aurait cru pourtant que tu prenais la défense de l’islam. Dieu sait que je ne suis pas un partisan du scientisme, sous toutes ses formes, y compris donc celle de l’histoire critique des orientalistes, mais les mots que tu as utilisés en parlant de l’islam sonnaient comme une apologie.
Ph : Je sais qu’il est de bon ton de s’en prendre à l’islam. Et nous l’avons fait ici. Mais je prétends que ce n’était pas pour faire plaisir au courant antireligieux dominant. Il se trouve que la position de l’islam que je viens d’évoquer a ses dérives, dont on ne doit pas s’interdire de parler. Parmi ces dérives, il faut compter cette présomption dont tu parlais tantôt. Mais il y en a une autre, dont je voulais d’ailleurs vous parler dans le prolongement de nos considérations sur la tragédie et sur la question que nous nous sommes posée depuis le début de nos rencontres au sujet de la place de la tragédie dans la vie culturelle de notre monde arabo-musulman.
Vous vous souvenez que notre discussion autour de l’Héraclès d’Euripide débouchait sur l’idée ou l’hypothèse que c’est l’accès de l’homme à une position de proximité avec les dieux dans la conduite de la marche du monde qui l’exposait à la violence d’Héra : à l’attaque de la démence !
Po : Je te remercie d’avoir fait tienne et inscrit dans les procès-verbaux de nos discussions cette idée que je vous avais soumise !
Ph : Oui, elle est tout à fait importante. Ma réflexion prend appui sur elle pour affirmer que, dans son évolution comme système politique, l’islam s’est affirmé contre le risque de la démence et, par conséquent, dans le rejet de cette proximité avec le divin. La seule proximité qui soit permise est celle en laquelle l’homme se démet de son initiative. Il y a ce qu’on pourrait appeler une piété de la démission. Qui va jusqu’à la démission de l’être dans l’expérience mystique. Mais elle est aussi démission législative dans la gestion des affaires politiques à travers la réaffirmation de certaines lois divines qui valent comme règles juridiques…
Md : Le thème de l’extinction du moi est-il une spécialité de la mystique musulmane, du soufisme ? Est-ce qu’on ne le trouve pas déjà dans les courants néo-platoniciens ? Et plus tard dans la mystique chrétienne ?
Po : Je voudrais ajouter une question, en urgence. A charge pour toi de répondre à l’une puis à l’autre. Parce qu’il me semble que ce que tu viens d’énoncer a un rapport avec ce que nous avons dit il y a deux semaines au sujet des Mystères d’Eleusis, et plus précisément en lien avec cette affirmation surprenante que tu as lancée à la volée selon laquelle s’y jouait une relation à la divinité qui fondait la nature propre de l’Occident.
Je crois que ce que tu es en train d’avancer cette fois, c’est que l’Orient, ou l’Orient musulman, renvoie précisément au refus de l’option d’une alliance entre l’homme et le dieu. L’islam ne serait pas tant l’autre option, celle du désistement de l’homme face à la puissance divine : il serait, de façon encore plus marquée, l’option du refus et de la condamnation comme impie de toute tentation chez l’homme de s’associer à la puissance de Dieu… Bref, l’islam consisterait finalement en un mouvement de recul et de désaveu face à ce qui s’est joué à Eleusis, dans les Mystères. Est-ce bien là ta pensée ?
Ph : Oui, recul et désaveu : il s’agit bien de ça. On sait tous qu’il règne un épais brouillard concernant la période du début de l’islam. Tous les spécialistes s’accordent sur le fait que les premiers écrits dont on dispose au sujet de cette période sont très tardifs : ils datent globalement du second siècle après l’Hégire. Ce qui laisse la place à beaucoup d’interrogations.
L’image qu’on en a est une image de rétroviseur, pour ainsi dire. Avec tout ce que ça comporte de retouches possibles. Mais l’islam, tel qu’il prend forme à partir de la période abbasside, va effectivement s’affirmer en prenant le contre-pied de ce qui se joue à Eleusis et de ce qui va se poursuivre et se confirmer à travers le christianisme : c’est-à-dire à travers cette religion pour laquelle Dieu s’est fait homme et a souffert sur la croix jusqu’à la mort. L’islam rejette l’option d’un tel rapprochement entre l’homme et le dieu…
Md : Quand on considère que cette option que tu attribues à l’Occident débouche finalement sur ce que Nietzsche appelle la mort de Dieu, est-ce qu’on ne peut pas dire que le rejet dont elle a fait l’objet comportait une bonne part de perspicacité ? Que gagne l’homme à vivre dans un monde sans Dieu ? Car c’est bien dans un monde sans Dieu que vit l’homme d’aujourd’hui. Ce ne sont pas les musulmans qui le disent : l’absence de Dieu est un thème familier des penseurs et des poètes européens depuis longtemps. On peut poser ces questions en reconnaissant à l’islam un pouvoir de prémonition, sans cesser de porter sur lui un regard critique en considération du fait qu’il s’est transformé en citadelle…
Ph : Oui… Je voudrais d’abord répondre à ta première question concernant la mystique et la question de l’abolition du moi. Tout en précisant que je ne suis pas du tout en terrain familier. Je vais donc prendre un risque en avançant certaines choses. Ou une chose en particulier, qui me paraît essentielle. A savoir que la mystique chrétienne admet une sorte de mouvement dialectique en vertu duquel l’abandon en Dieu, ou le sacrifice de soi à Dieu, est contrebalancé par une nouvelle création, une nouvelle advenue de soi à l’être.
Il y a mort et il y a résurrection. De telle sorte que le sacrifice de soi est toujours à nouveau possible. Dans le cas de l’islam, le renoncement à soi du mystique vers ce qu’on appelle le «fana» correspond à une situation de contemplation où la frontière entre le moi et l’Autre cesse d’être nette, mais où il est quand même question d’un triomphe irréversible de l’être divin. L’élément dialectique qui ramène à la vie, dans sa singularité infinie, la personne du mystique, dans un face-à-face avec Dieu, cet élément est absent. Aimer Dieu, c’est se noyer en Lui ! On retrouve donc bien cette option du désistement de soi, ou de l’affirmation de l’être de Dieu sur le mode du renoncement à son être propre.
J’en viens à ta seconde question. Qui est capitale. Parce qu’elle met le doigt sur ce qui constitue l’angle d’attaque de l’islam contre le christianisme et, au-delà, contre toute relation homme-dieu qui entend substituer une attitude de complicité avec la divinité dans l’œuvre de Création à celle d’une soumission pure et simple à un ordre divin préexistant.
L’intuition qui préside à l’islam, pour ainsi dire, est celle qui voit dans cette substitution la fatalité d’une éclipse du divin, et dans la relation de complicité une illusion sans lendemain. Ce qui signifie que, de ce point de vue, la mort de Dieu n’est pas un accident de parcours du christianisme : elle est inscrite dans son devenir comme un fait inéluctable. Il faut peut-être remarquer ici que cette intuition n’est pas étrangère au judaïsme : l’islam la reprend à son compte et en fait son cheval de bataille, mais elle a déjà, à ce moment, tout un passé ancien au sein de la tradition juive. On peut donc l’appeler «judéo-islamique». Et la question à poser est la suivante : en quoi cette intuition judéo-islamique peut-elle prétendre à la vérité ?
Md : En parlant d’une intuition judéo-islamique, on pourrait penser que ce dont il s’agit est la question du principe monothéiste et de sa conception plus ou moins stricte…
Ph : C’est vrai. Mais l’insistance sur l’unicité divine, en islam en tout cas, revient finalement à réaffirmer l’impossibilité pour l’homme d’une relation qui serait de l’ordre de la complicité. Le Dieu unique est aussi un Dieu absolument transcendant. C’est sur fond d’une telle transcendance —qui est distance— qu’Il est dit miséricordieux et compatissant. Sa proximité n’abolit pas la primauté de sa distance. Mais il faut revenir ici à Euripide et à son Héraclès. Car le rejet de la relation de complicité, qu’incarne l’islam, est aussi, comme je le disais tout à l’heure, volonté d’éloigner le risque de la démence. Puisque, comme nous le rappelle Euripide, ce risque devient élevé lorsque l’homme se rapproche de la sphère des dieux.
Rappelez-vous l’attitude d’Héra dès qu’elle apprend qu’Héraclès a du sang de Zeus dans les veines. Puis ce qu’elle entreprend dès qu’Héraclès revient des enfers après avoir triomphé du chien qui en garde l’entrée… La position de l’islam doit donc être examinée sous deux angles différents : un angle théologique par rapport auquel il prétend réduire la relation de complicité avec la divinité à une relation de négation de celle-ci, et un angle thérapeutique par rapport auquel il entend conjurer le danger de la folie par le creusement de la distance entre l’homme et Dieu, de manière sans doute à placer l’homme sous la tutelle d’une loi supérieure qui échappe au changement.
Po : Si l’islam s’identifie entièrement à cette position, dans son double aspect théologique et thérapeutique, alors je ne parierais pas un millime sur sa capacité à faire son aggiornamento pour accéder à la modernité.
Ph : Il n’est pas interdit à la modernité de tenir compte de l’objection que lui adresse l’islam. De la même manière qu’il n’est pas interdit à l’islam de reconsidérer la pertinence de sa position en rompant pour commencer avec sa posture de rigidité. Il n’y a pas d’impasse dès lors que le dialogue est instauré. Et qu’il porte sur les questions à partir desquelles il est possible de faire bouger les choses. Ce qui veut dire : sur les questions qui ne sont justement pas celles autour desquelles ont été organisés les débats jusqu’à présent.
Po : Est-ce que tu envisages que le dialogue pourrait prendre une tournure plus heureuse s’il était engagé à partir du versant thérapeutique plutôt que du versant théologique ?
Ph : Je l’envisage. Les impasses du dialogue viennent en grande partie du fait qu’on a voulu faire des progrès sur le seul terrain du théologique.
Po : Cette possibilité me paraît d’autant plus intéressante que la proposition de l’islam en matière de protection de l’homme contre la folie est en train de perdre de son efficacité. C’est un remède qui se change en poison, parce qu’il est devenu synonyme de claustration dans un monde de croyances, de réclusion mentale autour de dogmes anachroniques. Ce qui signifie qu’il y a désormais un impératif de santé pour le musulman à changer d’horizon et à renouveler ses positions.
Md : La pharmacopée est à revoir !
Po : Oui. Elle doit renouer avec… l’amour de la tragédie ! Qui n’était pas absent de la poésie ancienne en Arabie.
Ph : Certes. Mais l’islam ne doit pas renoncer à l’objection dont il est porteur. Je pense que la modernité a besoin de cette objection.