Qu’est-ce qu’être un homme ? Un homme qui réalise en lui-même l’humanité dans sa perfection ? L’humanisme avait sa réponse à la question, qu’il a opposée à la Renaissance au discours de l’Eglise. Réponse vaillante, qui a rouvert la voie vers la sagesse antique. Mais réponse qui a contribué, sans le savoir, à occulter une expérience du beau, qui est au cœur de la question…
Ph : Vous avez certainement rencontré l’une ou l’autre de ses citations, que notre situation politique rend souvent opportune. Je veux parler d’Etienne de la Boétie, l’auteur du fameux Discours de la servitude volontaire…
Po : L’une des citations dit ceci : «Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubli de la franchise, qu’il n’est pas possible qu’il se réveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude».
Ph : Etienne de la Boétie était le grand ami de Michel de Montaigne. Sa mort précoce a provoqué chez l’auteur des Essais un deuil que rien n’a vraiment pu ôter.
Md : A quel âge est-il donc mort ?
Ph : Oh, un peu plus de trente ans… On n’ose imaginer la place qu’il aurait occupée dans la tradition intellectuelle française s’il avait vécu aussi longtemps qu’un Voltaire. Mais il fait sans doute partie de ces météores dont le destin est de dire ce qu’ils ont à dire dans la fulgurance puis de disparaître. Dans le domaine de la poésie, la France a accouché aussi de Rimbaud… Si je vous en parle, c’est cependant parce qu’il représente cet humanisme que la Renaissance a donné à l’Europe, comme en réponse à une conception chrétienne devenue trop négative…
Po : Trop négative ?
Ph : Il y a au Moyen-âge, en Europe, une conception chrétienne de l’homme, sans doute héritée des pères de l’Eglise. Cette conception affirme que l’homme ne s’accomplit réellement en tant qu’homme que dans le salut : c’est-à-dire dans l’acceptation de l’acte par lequel Dieu sauve l’homme du péché et de la mort. Le refus de cet acte, du point de vue de la théologie chrétienne, n’est pas une façon de s’en tenir à une conception profane de l’humanité de l’homme : c’est le choix de se défaire de sa propre humanité. L’alternative du salut, c’est la damnation. Il n’y en a pas d’autre. Et la damnation est du côté de la bestialité : l’homme se fait bête. La bête, plus que «l’animal», renvoie à la brutalité du désir et de l’instinct…
Md : Dès lors, et comme «hors de l’Eglise, point de salut», selon la formule de l’évêque carthaginois saint Cyprien, ne pas être chrétien, c’est être «bête»… Si doté de raison qu’on puisse être par ailleurs.
Ph : C’est un raccourci fâcheux auquel l’Eglise a cédé, sans doute sous la pression de la rhétorique guerrière des Etats «chrétiens» lorsqu’ils se trouvaient engagés dans un conflit contre un autre Etat. Il faut dire que, étant devenue depuis Constantin le Grand une institution de l’Etat, l’Eglise ne pouvait plus de désintéresser du sort de la guerre. C’est elle-même —ses hommes, ses biens et les symboles de son pouvoir— qui était menacée en cas de défaite.
Po : Elle devait donc apporter sa bénédiction à la prise des armes. En dépit de la parole attribuée à Jésus selon laquelle celui qui prend l’épée périra par l’épée.
Md : Il lui fallait donc appuyer l’affirmation disant que l’ennemi de l’Etat n’était pas un homme, mais une brute en qui l’humanité a été remplacée par la bestialité. Ainsi, tuer cet ennemi, ce n’était pas tuer un homme, c’était terrasser l’homme fait bête, le monstre donc, qui s’oppose à l’instauration du royaume de Dieu sur terre.
Ph : Tout à fait : la légitimation de l’acte de tuer pour se défendre devenait encouragement. L’Eglise s’était transformée, à la grande satisfaction du roi ou de l’empereur chrétien, en une sorte de ministère de la propagande au service de la guerre. Bien sûr, avec le temps, il fallait se mettre d’accord sur une définition plus stable de ce qui est humain et de ce qui ne l’est pas. Il y avait un risque de vider la notion de tout contenu, à force de répondre aux réquisitions des rois va-t-en guerre. On imagine que l’Eglise s’est assez rapidement mise à établir sa propre cartographie de l’humanité, et que celle-ci ne coïncidait pas tout à fait avec les souhaits du prince lorsqu’il rêvait d’expansion, surtout si c’était au détriment de ses voisins eux-mêmes chrétiens.
Md : L’islam, en ce sens, était une aubaine : voilà enfin un ennemi à qui il était possible de dénier son humanité sans risquer de se contredire l’instant d’après.
Ph : Oui, on l’oublie souvent : avant de devenir lui-même cette formidable idéologie au service des entreprises guerrières, avant de faire l’objet de la même opération de réquisition de la part des princes désireux de donner une coloration religieuse à leurs équipées, l’islam a été la cible numéro 1 de ce type de perversion par quoi l’institution religieuse —l’Eglise en l’occurrence— se met à accorder aux uns le titre d’hommes et à le refuser à d’autres pour les rejeter du côté de la barbarie.
En un sens, l’islam n’a fait que reproduire ce qu’il a subi, selon un processus qu’on observe assez souvent en matière de genèse de pathologies psychiques, quand la victime devient bourreau. Bon, on n’est pas en train de faire le procès des religions dans leurs relations les unes avec les autres. Notre propos est de rappeler quel sens a eu l’humanisme, et de quelle façon il s’est insurgé contre la définition de l’homme telle qu’imposée par l’Eglise, en Europe, au sortir du Moyen-âge.
Po : On notera que cet humanisme n’a pas cherché à désavouer la position de l’Eglise en ce qui concerne l’islam : c’était trop risqué, alors que les Croisades avaient déjà tant marqué les esprits, suscité tant d’animosité parmi les populations chrétiennes. En revanche, par le retour à la civilisation gréco-latine, dans sa version antique, il était aisé de faire valoir une conception de l’humain qui débordait largement la conception étriquée et négative de l’Eglise.
Même si l’exemple évoqué de Frédéric II nous rappelle que l’intérêt pour la culture classique pouvait aller de pair avec un intérêt pour la culture islamique dans cette manière de prendre à contrepied les idées de l’Eglise. Le message était assez clair chez ce dernier : il y a de l’humain, et même du grandement humain, du côté de cet islam si décrié, si voué aux gémonies…
Md : Te voilà prenant la défense de l’islam : ce n’est pas coutumier.
Po : Ce n’est pas coutumier, en effet. Mais nous parlons, depuis plusieurs semaines maintenant, de ce fait, qui nous importe de ce côté-ci de la Méditerranée autant que de l’autre, à savoir que l’Eglise s’est tournée contre l’expérience du beau qu’elle a elle-même permis d’éclore. L’humanisme, qui représente en un sens un événement fondateur dans l’histoire de l’Occident, un événement sans lequel on ne comprendrait pas la force de la révolution rationaliste qui surviendra plus tard —et dont Descartes est une figure initiale et centrale—, l’humanisme, donc, n’est en un autre sens que le signe ou la conséquence de cette crispation malheureuse de l’Eglise à la faveur de laquelle l’expérience du beau cesse d’être comprise. Il constitue la réaction chimique, si j’ose dire, que cette crispation produit dans la pensée occidentale…
Md : S’il n’est qu’une conséquence, un contrecoup par rapport à un événement antérieur, il n’est pas fondateur.
Ph : Tout dépend de ce qu’on entend par le mot «Occident» : s’il est le nom de cette puissance d’insurrection qui met le sujet au centre du monde, à la place de Dieu lui-même pour ainsi dire, alors oui, très certainement, l’humanisme est un mouvement de pensée précurseur et fondateur. Si, au contraire, il désigne le lieu à l’intérieur duquel se joue une expérience du beau dont nous avons dit qu’elle est «agonique», alors l’humanisme non seulement n’est pas fondateur, mais il n’est que l’expression d’un oubli.
Md : Un oubli ?
Ph : Oui, un oubli. Et en plus d’un sens.
Md : Ah !
Ph : Dans un premier sens, l’oubli renvoie au fait que l’Eglise qui révèle l’expérience du beau et celle qui l’occulte ne sont pas la même Eglise. Elles portent le même nom d’Eglise mais sont deux choses différentes. Il y a homonymie par usurpation de nom. Comment cette usurpation de nom a-t-elle pu avoir lieu ? On peut penser qu’il y a eu quelque chose comme une déficience immunitaire qui a été la cause de cette usurpation.
La défense immunitaire d’un corps réside dans la capacité de ce dernier à identifier tout corps étranger, fût-il le plus furtif, et à le neutraliser. Or la première Eglise, celle de l’exaltation agonique du beau, s’est laissé pénétrer par un élément étranger, de nature politique, qui feignait de parler le même langage qu’elle et, en même temps, de défendre ses intérêts de façon sonore. La réponse immunitaire face à l’intrusion n’a pas eu lieu, ou en tout cas pas de façon telle que l’intrusion soit repoussée. L’élément étranger a fait illusion par sa ressemblance : même langage, même habits, etc. Une fois qu’il s’est introduit dans le corps de l’Eglise, il en a modifié la vocation. Dans le sens d’une défense de la «chrétienté» contre les ennemis —intérieurs et extérieurs— de la chrétienté. La chrétienté est à la fois un ordre et un territoire : on y fait allégeance par intérêt, on ne s’y immole pas par amour.
Mais, à cette intrusion, s’ajoutait autre chose, qui est que l’Eglise des premiers temps s’est vu reprocher son pacifisme. Ce n’était pas une simple critique d’ordre théorique. A l’époque romaine, de nombreux intellectuels demeurés plus ou moins fidèles aux anciennes traditions païennes, et voyant l’empire faiblir face aux attaques des peuples germains, imputaient au christianisme la responsabilité de la situation. Et quand survient la chute de Rome, l’Eglise va avoir sur la conscience ce désastre.
Malgré le plaidoyer de saint Augustin dans sa Cité de Dieu. C’est à cause de son esprit fraternel et universaliste qui a tué toute ardeur guerrière que l’empire chrétien de Rome s’est effondré et que les populations ont été livrées aux exactions et à la barbarie des envahisseurs : tel est l’acte d’accusation qui allait longtemps poursuivre les représentants de l’Eglise. Et qui allait favoriser, de l’intérieur cette fois, le changement de vocation que j’évoquais.
Po : Cet oubli est plutôt une méconnaissance, non ?
Ph : C’est une méconnaissance si on a affaire à des intellectuels étrangers au christianisme. Or les grandes figures de l’humanisme à l’époque de la Renaissance sont elles-mêmes issues de l’Eglise, ou ont été proches d’elle d’une façon ou d’une autre : Thomas More, Erasme, Montaigne… Elles sont donc capables de saisir le glissement de vocation qui s’est opéré. Elles en sont plus ou moins conscientes, et pourtant elles vont agir comme s’il n’y avait pas eu glissement, comme si c’était la même Eglise qui, là, célébrait l’exaltation agonique du beau et, ici, s’armait d’invectives et de menaces de damnation au service du monde de la chrétienté.
Je veux dire par là que ces intellectuels pouvaient très bien comprendre que l’Eglise qui a pris une tournure belliqueuse et qui a séparé le monde entre fidèles et infidèles, et finalement entre hommes et barbares, a éclipsé celle qui l’a précédée, celle des martyrs du beau, disons. Or au lieu de mettre le doigt sur cette sorte de trahison du sens induit par le changement clandestin de la vocation, ils vont faire comme s’il n’y avait pas eu trahison. De sorte que lorsqu’ils vont désavouer la conception étriquée que l’Eglise se fait désormais de l’homme, ce ne sera pas avec l’idée de la ramener à sa forme originelle qui a été trahie : ce sera pour lui opposer la conception plus large qui vient de la sagesse antique. Et en particulier des pensées stoïcienne et néoplatonicienne.
Po : Je comprends… Il y avait une demi-conscience du phénomène de ce glissement, et rien n’a été fait pour le rendre plus manifeste aux regards de tous. Sans doute pour éviter l’accusation selon laquelle, en agissant ainsi, on jouerait le jeu des ennemis de la chrétienté.
L’islam a connu les mêmes difficultés dans son histoire, à ceci près que ses intellectuels ne pouvaient ni dénoncer la trahison du sens, ni se replier sur le passé de l’antiquité comme lieu d’une sagesse plus ancienne. La tentative des philosophes arabes de se frayer un passage vers la Grèce n’a pas donné de véritable résultat en tout cas, surtout si on la compare avec ce qu’a réalisé l’humanisme en Europe. Il y a eu, bien plutôt, crispation de la théologie belliqueuse…
Ph : Cette même crispation de la théologie a eu lieu en Europe. Des gens comme Pic de la Mirandole et Giordano Bruno en ont payé le prix fort. Mais les intellectuels ont pu la contrer et on voit, après le moment humaniste, comment Descartes a fourni au camp de la résistance une position conceptuelle stratégiquement décisive. Suivront Spinoza, Rousseau, Voltaire et d’autres, qui la consolideront…
L’Eglise en est sortie accusée elle-même de n’être qu’une puissance idéologique cherchant à se soumettre les esprits et, après avoir persécuté, sera elle-même tourmentée et persécutée, notamment lors de la Révolution française : on est loin de l’image de la première Eglise dont nous parlons à propos de l’expérience agonique du beau, en tant qu’elle en a été le vecteur… Mais j’en viens à présent au second sens de l’oubli. Qui est de mon point de vue plus important.
Po : Quel est ce sens ?
Ph : Ce second sens nous ramène au cœur de l’expérience agonique du beau, qui a servi à mon avis de source d’inspiration à la théologie chrétienne avec le thème de la résurrection et de l’incarnation. La résurrection signifie en effet qu’il y a eu agonie et que l’agonie a été consommée jusque dans la mort. L’incarnation signifie quant à elle que la résurrection, que le retour du monde de la mort s’est accompli sous le signe de l’union complète avec l’infini, avec Dieu.
Or c’est précisément ce que nous avons distingué dans l’expérience occidentale du beau, à partir de son cheminement grec qui nous a fait passer par la tragédie… Où je veux en venir ? A ceci qu’avant que l’humanisme ne commence à poser l’homme universel au centre du monde, mais au centre d’un monde qui se révèlera finalement être un monde sans Dieu, l’Eglise dans sa forme première avait déjà posé le jalon d’un homme qui fait en lui-même l’expérience du divin, ou plus exactement de l’infini de Dieu, et qui pour cette raison acquiert lui-même une position centrale. Une position centrale dans un monde où, cette fois, tout parle de Dieu, tout parle en Dieu.
L’homme qui s’est fait Dieu dans l’incarnation est un homme qui, parce qu’il s’est immolé face au beau, s’est aussi rendu capable de renaître au beau et ainsi d’être lui-même un soleil dans le firmament.
Or l’homme occidental plus tardif, qui prétend s’octroyer le titre glorieux de pionnier, n’aurait pas été en mesure de se donner la position centrale qu’il a acquise à partir de l’humanisme, —position qui aura ensuite des prolongements avec l’ego cogito de Descartes et le sujet transcendantal de l’idéalisme kantien—, sans cette conquête préalable de l’infini qu’il réalise dans l’expérience du beau et que le christianisme primitif reprend à son compte dans son langage. Mais voilà : c’est ce que la pensée humaniste va feindre d’ignorer, comme pour ne pas reconnaître une dette… Et qu’elle va donc oublier effectivement.
Po : Double oubli, donc, à la faveur duquel l’homme moderne s’érige en maître et possesseur de la nature et à la faveur duquel l’expérience du beau se perd chez lui au profit de l’expérience esthétique, au profit de cette position dominatrice en vertu de laquelle il prétend fixer des normes au beau…
Md : Jusqu’à ce que l’Occident redécouvre, grâce à l’Orient, mais plutôt l’Orient lointain, une autre expérience du beau, qui l’amène tout d’un coup à reconsidérer son parcours : c’est cela ?
Ph : L’art extrême-oriental était connu depuis les premières découvertes au 16e siècle, mais il ne signifiait alors rien d’autre qu’un degré de savoir-faire atteint au sein d’une civilisation étrangère. C’est à la fin du 19e siècle que la redécouverte de cet art fait l’effet d’un choc. On se rend compte tout d’un coup que quelque chose s’y joue qui fait signe, pour ainsi dire, vers une faiblesse fondamentale dans l’art occidental.
Md : Une question me vient à l’esprit… On se demande rarement ce qu’il en est du rapport entre l’art musulman et l’art extrême-oriental, pourtant ça permettrait d’ouvrir des perspectives sur le devenir de l’islam, en dehors de la sempiternelle question du rapport avec l’Occident.
Po : Question intéressante, qui me fait dire que je ne suis décidément pas seul à être animé d’un esprit d’aventurier dans le monde des idées… Voilà une exploration possible qui s’offre à nous.