Si les anciens récits ne vivent à nouveau que sauvés de l’emprise des savants, s’ils ne chantent parmi nous que repris par le poète quand il les recueille de la bouche des morts, comment expliquer qu’ils nous parviennent dans le silence des mots et que, dans le même temps, ils célèbrent les langues en lesquelles ils furent autrefois racontés ? Il semble que l’échange de nos trois amis ouvre un chemin autour de cette question difficile.
Po : Les peuples sont-ils immortels ? Y a-t-il une âme des peuples qui survit à ces derniers par-delà leur mort ? Et, si une telle âme existe en quelque manière, quel peut être son lien avec les âmes des individus ? Y a-t-il un sens à dire qu’on demeure tunisien, italien ou hongrois au-delà de la mort, ou est-ce qu’il faut admettre qu’on abandonne cette appartenance à la façon dont on se sépare de son vêtement au moment de pénétrer dans le grand bain ?
Ces questions me sont venues à l’esprit pendant que je m’interrogeais au sujet des récits mythologiques. Etant donné que, dans mes développements de la semaine dernière, j’avançais l’idée que ces récits, pour autant qu’ils peuvent ressusciter, le peuvent en étant recueillis de la bouche des morts par le poète — cet Orphée qui force l’entrée des enfers. C’est, ainsi que je le soutenais, la seule manière de redonner vie au récit sans le réduire, ni à un objet littéraire, ni à la manifestation de la vie culturelle et religieuse d’un peuple telle qu’elle peut s’offrir à la curiosité des uns ou des autres. Car, de mon point de vue, ce n’est ni en spécialiste des lettres anciennes ni, non plus, en spécialiste de l’anthropologie culturelle ou de l’ethnologie qu’on peut éprouver le souffle vivant de ces récits.
En d’autres termes, la bonne façon de recueillir l’ancien récit afin qu’il vive à nouveau, c’est d’aller le chercher là où la voix en laquelle il se dit est une voix qui n’a ni commencement ni fin, puisque c’est une voix qui résonne hors du temps. C’est en effet ainsi que résonne la voix des morts. Mais, parlant de la sorte, on se demande comment un récit mythologique peut se distinguer d’un autre… Et comment il peut continuer à représenter le peuple particulier dont il a été l’étendard dans le passé. Car on conçoit mal qu’un récit mythologique puisse être dissocié du peuple qui a rêvé le monde en l’écoutant, ni d’ailleurs de la langue en laquelle il a été raconté et sans laquelle le peuple en question n’aurait pas été ce peuple qu’il est…
Ph : C’est une difficulté. Comment le récit peut-il d’un côté perpétuer son lien constitutif avec le peuple auquel il est associé et, d’un autre côté, nous parvenir par la voix qui est celle des morts et qui est donc une voix qui ne résonne pas au moyen de mots et de phrases ? Car la voix des morts, comme tu le rappelles, ne saurait se servir de pareils outils qui appartiennent à l’ordre du temps et de sa succession.
Md : Il resterait alors à comprendre ce que veut dire parler sans faire usage de mots et de phrases… Il faut bien parler, n’est-ce pas, pour nous faire parvenir le récit !
Ph : Les sourds-muets parlent sans proférer de sons, mais ils construisent quand même des phrases dans leur langue des signes, ou à travers leurs gestes plus ou moins improvisés. Quand nous disons cependant que le récit nous parvient à travers la parole des morts, il n’y a pas de mots sonores et il n’y rien d’autre non plus qui pourrait en tenir lieu. Et par conséquent comment peut-on restituer dans sa singularité tel ou tel récit, relevant lui-même de la tradition de tel ou tel peuple ? Comment le peut-on si le récit qui nous parvient le fait sous une forme qui ne comporte pas de mots et qui, à vrai dire, est une pure et simple absence de forme ? Est-ce qu’on n’est pas obligé finalement d’en revenir à l’histoire des textes, quitte à faire face au problème de la chosification des récits auquel tu as fait allusion ? Après tout, il faut bien rendre hommage à l’effort des hommes en vue de collecter, de trier, de conserver, et enfin de proposer au large public des éditions qui lui permettent de prendre connaissance de ce qui s’inventait par nos devanciers sur cette terre en termes de récits…
Po : On peut honorer l’obligation de l’hommage, sans pour autant s’estimer tenu de se dire satisfait. Car que voulons-nous, au juste ? Nos bibliothèques sont pleines. Les travaux érudits sur les anciens documents rassemblés donnent le tournis par leur quantité, tant les recherches universitaires et autres rivalisent de zèle pour les débarrasser de leurs obscurités. Grâce à l’Internet et aux techniques modernes de l’édition, la diffusion permet d’atteindre les passionnés et les curieux des régions les plus improbables. Jamais le savoir et la découverte n’ont connu de tels niveaux de développement dans l’histoire de l’humanité. Et pourtant, nous trois ici présents nous sommes d’accord, je pense, pour dire et pour répéter à l’envi que l’homme d’aujourd’hui manque cruellement de récit, et que ce manque est précisément ce qui provoque une insidieuse et cependant profonde inquiétude en son âme qui le rapproche dangereusement de la folie.
Md : Comment est-ce que tu l’expliques ?
Po : La posture de l’homme moderne est celle du savant : savant sérieux ou savant dilettante, mais savant. Or cette posture, c’est ce qui nous condamne à prendre l’ombre pour la chose. La coquille du texte pour la parole qui aspire au chant.
Md : Qu’est-ce qui fait que l’homme moderne demeure prisonnier de cette posture, incapable d’appréhender le monde sans s’en dégager ? Sans doute parce que, malgré l’indigence qu’elle induit, et la détresse aussi, il est persuadé qu’elle représente un progrès…
Ph : Elle est un progrès ! Elle l’est, mais au regard d’une posture qui est celle de l’homme superstitieux, de l’homme qui a renoncé à sa raison critique dans sa relation à la vérité. Mais elle se transforme en piège lorsque l’exigence critique entend soumettre l’imagination à ses propres normes, et qu’elle devient ainsi une sorte d’instance de censure : censure d’autant plus perverse que c’est au nom de la liberté qu’elle s’exerce.
Po : Que veux-tu dire par cette formule: l’exigence critique entend soumettre l’imagination à ses normes ? Une imagination qui se soumettrait à l’ordre de la raison critique, en quoi mériterait-elle encore d’être appelée «imagination» ?
Ph : Disons que c’est une imagination qui produit des «images», qui en produit même dans une certaine profusion, mais qui ne cesse de les ramener à un sujet. Ce qui signifie que la réalité de ce qui est «produit» est continuellement dénoncée dans ses prétentions à faire acte de création dans l’Histoire : de création inaugurale. Il s’agit de ne pas remettre en cause la prééminence absolue de la Raison comme ce qui gouverne le monde et, pour ce faire, de ramener l’imagination à la modeste place qui lui revient sur ce plan : celle de la «folle du logis», selon l’expression du français Blaise Pascal, ou celle de la docile assistante de la Raison dont la mission est d’atténuer l’impression d’aridité de celle-ci. Dans les deux cas, elle n’est que l’activité contingente d’un sujet.
Po : Oui, c’est bien là que réside la perversité de la modernité : cette façon de soumettre l’imagination au rôle subalterne, en lui déniant les pouvoirs supérieurs dont elle peut se prévaloir. C’est ça qui cause l’assèchement du récit dont nous parlons. Ou en tout cas qui réduit le récit à un simple moyen de divertissement.
Md : Si telle est la situation, l’avenir promet une insurrection. Dont il conviendrait de dessiner les contours de manière à ne pas se retrouver dans un nouvel imbroglio où, pour se prémunir contre un mal, on en génère un autre, qui peut être pire. Mais, à ce propos, comment concevez-vous que les «pouvoirs supérieurs» de l’imagination puissent être justifiés aux yeux de la raison ? Il me semble évident que le salut de l’homme de demain passe par une sorte de réconciliation entre la raison et l’imagination. L’imagination n’a pas à être tenue en laisse par la raison, mais elle ne doit pas non plus se lâcher la bride en laissant la raison désœuvrée : ce qui, bien sûr, serait une situation chargée de périls.
Ph : Chargée de périls, certainement. Mais on voit bien que l’hégémonie de la raison correspond elle-aussi à un péril qui, pour n’être pas conforme à la représentation que l’on se fait habituellement du péril, n’en est pas moins très réel.
Po : Ce qui justifie les «pouvoirs supérieurs» de l’imagination, c’est que seule l’imagination est en mesure de sauver l’homme de la misère du soliloque en le projetant dans un espace où sa parole est réponse. A vrai dire, l’imagination n’est pas tant une faculté de la pensée, comme nous le dit une philosophie qui la ramène au sujet, que ce vis-à-vis que nous opposons à la parole d’ailleurs qui nous parvient et par lequel, en même temps que nous lui répondons, nous la comprenons.
Md : L’imagination comprend ?! Elle ne se contente pas de créer, elle comprend?
Po : L’imagination est d’abord écoute. Mais parce que ce dont il y a écoute requiert, pour les besoins de la réponse, l’acte d’un accueil qui offre un visage à ce qui se présente à nous dépourvu de tout visage, elle crée. Toutefois, le don qu’elle fait de ce qu’elle crée ne peut être agréé que dans la mesure où c’est une réponse juste… Un peu comme si, recevant la visite inopinée d’un étranger, à mesure qu’on lui faisait honneur par les égards qu’on lui rendait, on découvrait qu’il était réellement de haut rang et de sang royal : la réponse précède et génère la compréhension.
Ce pouvoir d’anticipation de la réponse, qui comprend ce dont il y a écoute à mesure qu’il y répond, c’est cela le «pouvoir supérieur» de l’imagination face auquel la raison devrait s’incliner, au lieu de s’obstiner à y voir un égarement. Je vous ferais remarquer que, dans le moment de la réponse, aucune réalité n’est posée… Il y a écoute, et cette écoute ouvre l’espace d’une altérité, et donc d’un dialogue, mais il n’est nul besoin de présupposer une «substance», pour parler comme les philosophes… L’imagination écoute. Elle répond pour ajuster son écoute, qui est déjà accueil, mais elle n’a pas à sortir de son rôle en instituant la réalité de quelque chose en dehors d’elle-même et de son écoute. Cette opération, qui consiste à déduire d’une parole l’existence effective d’un être qui parle, lui est étrangère. De son point de vue, il n’y a pas plus inexistence qu’existence…
Ph : Et pourtant tu parlais tantôt, à propos de l’imagination, d’une réalité qui fait acte de «création inaugurale» dans l’Histoire… Comment conçois-tu que cette réalité ne soit pas elle-même le fait de la position d’une substance subsistante ?
Po : L’imagination, disais-je, ne pose pas la réalité de ce dont il y a écoute et à quoi elle donne librement l’image d’un visage. Mais elle n’en est pas moins le lieu de l’esprit qui tressaille à l’apparition de l’étranger, si vous me permettez de reprendre ma métaphore. L’étranger, on ne sait pas s’il est réel ou pas, et la question ne se pose pas. Ce qu’on sait, c’est qu’il y a irruption d’une présence, et que cette irruption ouvre un espace de dialogue qui a une portée inaugurale. Oui, inaugurale et même essentiellement inaugurale.
Pourquoi inaugurale ? Parce que la présence en question est une présence hors du temps. On ne saurait, sans se méprendre sur elle, chercher à la situer dans un avant ou un après. Là où elle se fait sentir, il n’y a justement plus d’avant et d’après, mais un présent éternel. Or là où le dialogue ouvre un espace hors du temps, un espace au-delà de notre monde et dont les événements ne s’inscrivent pas dans la succession temporelle, nous sommes comme ramenés au commencement…
Md : Au commencement de «Au commencement était le Verbe» ?
Po : Au commencement de «Au commencement était le Verbe», oui, mais aussi, je pense, au commencement de cette parole qui nous parvient du monde des morts et par laquelle reprend vie l’ancien récit mythologique qui, lui-même, raconte les commencements du monde.
Ph : S’agit-il vraiment de la même chose ? Le Verbe ne fait référence à aucune langue particulière, ni à aucun peuple. Or nous avons vu que, en ce qui concerne le récit mythologique, il n’y avait pas de sens à le couper du peuple dont il constitue l’emblème, ni de la langue de ce peuple dont il est venu exprimer le génie particulier.
Po : Nous voilà revenus à la difficulté que nous énoncions au début de notre présent entretien : comment peut-on ressusciter le récit mythologique en le recueillant de la bouche des morts, donc sans le secours ni des mots ni de ce qui pourrait remplacer ces derniers, alors même que ce récit fait référence à un peuple à l’exclusion des autres ainsi qu’à une langue à l’exclusion également des autres ?
Ma réponse, que je hasarde au bonheur la chance, est la suivante : certes, la parole des morts nous fait parvenir un récit marqué du sceau d’un peuple et d’une langue, mais c’est pour l’immoler sur l’autel du Verbe par quoi seul est célébré la Création, c’est-à-dire le don de l’être… En ce sens, les récits mythologiques sont comme des offrandes. Les offrandes témoignent de la puissance de celui à qui elles sont adressées, mais aussi de l’identité de qui les présente. Elles comportent deux faces, en quelque sorte. Par la première elles sont tournées vers le Verbe et, en tant que tournées vers lui, elles sont ce chant qui célèbre par-delà les mots, par-delà la marque des peuples et de leurs langues. Tandis que par la seconde elles sont porteuses des attributs distinctifs de la tribu ou du peuple auteur de l’offrande : donc nécessairement des mots qui forment leur langue.
Ph : Ainsi, d’après toi, la résurrection des récits mythologiques passerait par le geste de leur réception en tant qu’offrande au Verbe, en tant qu’offrande qui magnifie la Création tout en portant les marques caractéristiques de celui qui offre. Ce n’est certes pas ainsi que les récits anciens sont appréhendés par l’affairement de nos érudits, même s’il n’est pas exclu que cette dimension de l’offrande soit présente en quelque façon.
Po : Oui, la résurrection des récits mythologiques correspondrait, comme nous en sommes convenus, à la réponse à une situation de désertification synonyme de détresse et d’indigence, mais elle correspondrait aussi à ce moment de célébration du Verbe en lequel les peuples anciens se réveillent et forment des processions pour venir saluer la naissance du Verbe, qui est l’autre nom de la Création.
Ph : Voilà une présentation des choses qui a des résonances chrétiennes…
Po : Comment ça ?
Ph : Tes propos évoquent le récit évangélique relatif aux rois mages qui viendraient de Perse. Mais je crois que le texte n’est pas précis sur leur origine. Ce qu’on sait, c’est qu’ils arrivent d’Orient, et donc du monde païen, et qu’ils viennent saluer la naissance de Jésus, en qui ils voient un «roi». Sachant que ce roi est en même temps le «Verbe de Dieu» selon la conception chrétienne, le rapprochement s’impose.
Po : C’est vrai que ma description présente une ressemblance avec cet épisode des Evangiles. Je crois savoir que la naissance de Moïse avait déjà fait l’objet, dans la Bible, d’un récit analogue et que ce thème pourrait bien être présent également dans le monde païen, à travers l’intervention des astrologues à la naissance des futurs rois.
Mais si on devait reprendre à notre compte le récit évangélique, alors il nous faudrait adopter la comparaison des récits mythologiques aux cadeaux des rois mages : l’or, l’encens et la myrrhe. Ce sont les offrandes qu’ils font en découvrant le nouveau-né… Or de la même manière que l’or, l’encens et la myrrhe donnent un relief et de la couleur aux caractères des rois mages, les récits mythologiques donnent leur aspect et leur saveur aux différents peuples du monde. Ce sont leurs aromates : ceux-là mêmes que le poète recueille de leur bouche en allant à la rencontre des morts.