Ce qui a longtemps séduit dans la pensée mystique, c’est qu’elle ait offert de la vie religieuse l’image d’une expérience plus libre et plus audacieuse, en rupture avec l’attitude de soumission docile aux lois prescrites. Mais la pensée mystique se présente à sa façon comme une théologie : elle a ses codes et ses méthodes pour assurer le salut de l’âme. Il arrive pourtant, là encore, que son bon ordre soit bouleversé. Quand cela arrive, l’événement nous concerne au plus haut point. Car la pensée mystique redevient pour nous une pensée d’avenir.
Po : Il arrive que le jeu de l’échange nous entraîne plus loin qu’il n’est souhaitable, en affirmant des choses qu’avec le recul on hésite à reprendre à son compte. C’est la pensée que j’ai eue à propos de ce que j’ai dit les fois dernières sur le thème de la pensée mystique.
Ph : Je ne m’étonne pas de cette note de remords. Il y avait dans le ton de tes propos quelque chose d’excessif, me semble-t-il, qui ne te ressemblait pas. Le point que tu as soutenu n’a été d’ailleurs que partiellement élucidé. Nous sommes assez d’accord pour dire que la pensée mystique joue un rôle de décomposition des récits issus de la tradition, là où on aurait davantage besoin d’une relecture critique et cependant inspirée. Non pas pour rétablir une sorte de pouvoir hégémonique de la tradition monothéiste et de ses récits face aux autres traditions, mais au contraire pour réveiller en elle son aptitude à entrer en résonance avec elles. Car cette tradition monothéiste qui est, comme je le rappelle de temps en temps, notre héritage —avec son actif et son passif— il n’est pas inscrit là-haut dans les tablettes du ciel qu’elle soit vouée nécessairement à raturer les récits des autres traditions : il y a place à un jeu de fécondation réciproque qui restitue cependant à chacune sa part de vérité, ou sa part de génie à dire la vérité. De ce point de vue, donc, on peut tout à fait reprocher à la pensée mystique de procéder à un rapprochement des traditions par dilution plutôt que par fécondation réciproque de leurs récits. Mais mettre cette disposition négative de la pensée mystique à l’égard des récits sur le compte de son ancien ancrage dans le néoplatonisme, c’est quelque chose dont l’explication ne m’a pas pleinement convaincu…
Po : Je pourrais y revenir si besoin. Il arrive qu’une hypothèse se manifeste de manière impromptue dans l’échange et qu’on fasse cependant le choix de l’exposer alors qu’on ne dispose pas encore de tous les éléments nécessaires pour sa défense… Mais si j’ai exprimé des regrets au sujet de ma position concernant la pensée mystique, c’est parce qu’il m’est apparu ensuite qu’elle présentait une grande diversité de formes et que ces formes ne se laissaient donc pas si facilement mettre dans le même sac.
Md : Sans du tout être un spécialiste du sujet, il me semble bien que des juifs aux chrétiens et des chrétiens aux musulmans, il y a une certaine diversité dans le paysage de la pensée mystique…
Ph : D’autant que, dans chacune des branches de la tradition monothéiste, il existe un certain type de relation entre le religieux et le politique, et que cette relation n’est pas sans conséquence sur les choix de la pensée mystique. Dans le cas de l’islam, par exemple, il semble assez évident que le souci de tout un courant de la pensée mystique a été d’éviter de heurter les représentants de l’orthodoxie. Lesquels représentants, surtout en temps de tension politico-militaire, pouvaient devenir très nerveux à l’idée qu’une doctrine ait un effet psychologique de démobilisation sur les populations, en atténuant la séparation entre fidèles et hérétiques ou en réduisant dans les esprits le sentiment de légitimité supérieure et d’obligation même à partir guerroyer contre l’ennemi désigné…
Md : Tu penses que cette contrainte était réservée aux musulmans ?
Ph : Non, mais elle ne s’exerçait pas avec la même intensité. Dans le cas des Juifs, parce que la seule exigence était de préserver la cohésion de la communauté malgré la dissémination. Il n’était pas question de mobiliser puisque, pendant de longs siècles, il n’y avait tout simplement pas de pouvoir politico-militaire.
Dans le cas des chrétiens, il y avait bien un Etat avec parfois et même souvent des désirs d’hégémonie et des appétits territoriaux, mais l’institution religieuse n’avait pas la même malléabilité, parce qu’elle avait eu le temps de définir ses dogmes à l’abri des pressions politiques pendant toute la première période de son existence. Jusqu’à Constantin le Grand, au début du 4e siècle, l’activité théologique se développe, en reprenant à son compte la parole de Jésus selon laquelle il faut rendre à César ce qui est César et à Dieu ce qui est à Dieu. C’est quelque chose qui conférera à l’Eglise une vocation de contre-pouvoir politique. De sorte que chaque fois qu’elle se compromettra dans un rapprochement trop étroit avec le pouvoir séculier, elle saura trouver dans son propre passé ce qui l’aide à se ressaisir et à se redonner son indépendance des commencements.
Dans le cas des musulmans, on a affaire très tôt à un Etat fort, avec des projets expansionnistes, et une théologie qui n’a pas encore eu le temps de s’affirmer et de marquer son territoire propre avec suffisamment de clarté et de fermeté. C’est ce handicap dont nous continuons de souffrir aujourd’hui encore, et qui a représenté pour les penseurs mystiques un motif d’inquiétude à travers les âges.
Po : Oui, ce sont des différences de contexte qui ont certainement joué un rôle important. Je pense qu’on peut ajouter à ça le type de sagesses anciennes avec lesquelles la pensée mystique a fait sa jonction. Dans le cas de nos pays, il y avait une tradition qui plongeait ses racines dans le paganisme punico-berbère et qui faisait des «saints» des personnages dotés de pouvoirs extraordinaires. Mais la diversité qui caractérise la pensée mystique se retrouve à l’intérieur même de chacune des branches de la tradition abrahamique.
Ph : Certes. Il faudrait quand même rappeler que ce qui nous intéressait dans la pensée mystique, c’est le fait que ses attaches doctrinales avec le néoplatonisme lui permettaient de se replier dans une sorte de territoire neutre, plus ou moins loin des désaccords qui ont agité la relation entre les trois rameaux de la tradition monothéiste.
C’est précisément en raison de cette capacité de repli que la pensée mystique s’est présentée à nous comme une option possible face à l’objection que nous avons soulevée contre les religions abrahamiques, en raison de leurs conflits persistants, de leur tendance chacune à phagocyter les deux autres sous sa propre bannière, ou alors à les rejeter vers les marges du plan divin. Comment cette tradition peut-elle venir en aide à l’humanité d’aujourd’hui, livrée au vertige de son avenir si, en son sein, il y a une incapacité à s’accueillir les uns les autres ? Telle était l’objection.
Po : A vrai dire, en passant en revue quelques figures de la pensée mystique, je me suis rendu compte que mon propos avait été injuste. Et il y a une figure en particulier qui m’a amené à me faire cette réflexion. Cette figure, c’est celle de Rabâa al Adawiyya ! Je ne vous cache pas que j’éprouve pour elle de la sympathie. Malgré, ou à cause du fait —je ne sais pas— qu’elle n’a laissé aucun écrit. Mais ce n’est pas tout, bien sûr. Rabâa al Adawiyya est de ces mystiques qui ont pris le contrepied de la conception mercenaire de la foi…
Md : Conception mercenaire ?
Po : La conception mercenaire renvoie à l’attitude de ceux qui attendent de leur foi un salaire. On a rapporté de Rabâa al Adawiyya cette parole adressée à Dieu : «Si c’est par crainte de l’enfer que je Te sers, condamne-moi à brûler dans son feu, et si c’est par l’espoir d’arriver au paradis, interdis-m’en l’accès ; mais si c’est pour Toi seul que je sers, ne me refuse pas la contemplation de Ta face». Vous noterez l’audace de cette position qui est aux antipodes de celle voulue par l’autorité théologico-politique.
L’esprit de mercenariat dans la relation à Dieu est favorisé par le pouvoir religieux, parce que c’est le même qui peut être exploité ensuite par le pouvoir politique pour donner lieu à une conduite de soumission docile au service de ses intérêts du moment. Car quand tout se vend et tout s’achète en haut, tout se vend et s’achète en bas aussi. Rabâa dit non à cet ordre mercantiliste : l’engagement de la foi est sans contrepartie. Il est gratuit…
D’autre part, elle parle d’amour d’une manière qui n’est pas tout à fait celle des autres. Il faut savoir d’abord que l’islam orthodoxe se méfiait de l’idée d’amour dans la relation entre le fidèle et Dieu. L’argument étant que l’amour est une passion et que Dieu est au-dessus des passions. La seule satisfaction que peut éprouver Dieu dans sa relation à l’homme, de ce point de vue, est de voir que ce dernier obéit à ses lois. Par conséquent, l’homme n’a pas à chercher à s’immiscer dans l’intimité de Dieu. Il lui suffit de se conformer à l’ordre dicté par lui. Les penseurs mystiques vont quand même introduire l’idée de l’amour entre Dieu et les hommes. Ils vont braver l’interdit. Mais l’amour dont il va être question avec eux sera circonscrit. Il constituera une étape sur le chemin qui mène à la contemplation, qui est en même temps annihilation de soi en Dieu.
La contemplation est une sorte d’amour sans passion : tous les désirs se trouvent anéantis. Rabâa, elle, ne veut pas choisir entre amour et contemplation : elle veut les deux. Or le fait qu’elle ne soit pas disposée ni à se consumer seulement dans l’amour ni à se perdre dans une contemplation synonyme de renoncement à soi, cela a une signification importante. Et c’est précisément sur ce point que l’exemple de Rabâa est venu tout remettre en question dans ma vision des choses sur le thème de la pensée mystique. Rabâa ne veut pas s’immoler en Dieu. Elle veut le contempler tout en continuant de lui demander la grâce de le contempler : c’est un face-à-face, qui rejaillit sur la nature des relations entre les hommes. Le fait qu’elle ne se perde pas en Dieu, ni par l’amour passionnel qu’elle lui voue, ni par la contemplation, cela signifie qu’elle s’inscrit dans un jeu amoureux qui fait une place à la dualité. Pour l’éternité. Mais il s’agit d’une dualité ouverte, d’une dualité qui appelle au partage et à la fête. Par-delà la frontière des religions, mais sans le recours à l’élément philosophique néoplatonicien…
Ph : De sorte que ce qui transcende ici les frontières des religions n’est pas en même temps ce qui les abolit, ce qui les noie dans un discours neutre, n’est-ce pas ?
Po : Oui, le cas de Rabâa, qui n’est sans doute pas le seul, est celui d’une pensée mystique qui ne cherche pas dans le néoplatonisme, ou à travers les formes qu’il a prises au cours des siècles, un socle doctrinal. Le résultat, c’est qu’on a affaire ici à une pensée mystique ouverte sur le monde, sur la présence de l’autre comme possible co-célébrant de la présence de Dieu, et que la différence entre soi et l’autre homme n’est plus un obstacle, mais la condition même qui donne sens au partage. Comme j’essayais de l’expliquer la fois dernière, l’ancrage dans le néoplatonisme entraîne pour l’expérience mystique une dérive solitaire.
C’est quelque chose qui peut servir pour certains esprits religieux à échapper à l’emprise théologique de la religion institutionnelle, à s’ouvrir le champ d’une aventure spirituelle plus libre, mais ça ne permet pas de créer les conditions d’une communauté nouvelle, à l’intérieur de laquelle le récit de l’autre n’est pas ce qui est à détruire ou à occulter, mais ce qui suscite le désir de la rencontre…
Ph : Bref, pour résumer notre propos de toutes ces dernières semaines, au cas où l’un d’entre vous aurait perdu le fil, et pour autant d’ailleurs que je l’aie moi-même suivi de la bonne manière, la pensée mystique est une pensée qui peut redonner du sens à la tradition abrahamique comme réponse possible à ce que nous appelons la détresse de l’époque. Ce qui fait sa force, ce n’est pas le néoplatonisme qui lui servirait de soubassement philosophique. Car, comme tu viens de le souligner, il y a une pensée mystique qui ne se cherche pas d’appuis dans la philosophie.
Or cette pensée-là porte justement en elle la capacité de passer outre les controverses et les polémiques qui ont opposé et opposent encore entre elles les trois branches de la tradition en question, sans toutefois nous ramener sur le terrain du Dieu impersonnel et muet issu du néoplatonisme et sans sacrifier les récits produits par cette tradition.
Md : Je suis surpris de ce ton négatif utilisé maintenant au sujet de la pensée de Plotin. Nous en avons parlé comme de ce qui pouvait constituer une réponse à l’attitude critique de Heidegger envers la tradition abrahamique. Serait-elle devenue un élément indésirable maintenant ?
Po : Ce qui est indésirable, ce n’est pas la pensée de Plotin, qui garde tout son attrait philosophique, et à mon avis son pouvoir de résistance face à la suspicion de Heidegger. Est-ce qu’il est bien vrai que la pensée plotinienne de l’Un scelle «l’oubli de l’être» ? Cette question, nous l’avons posée sans l’approfondir. Personnellement, je suis d’avis que si Heidegger a réellement dirigé cette accusation contre Plotin, ce serait de sa part un mauvais procès… Ce qui est indésirable, ce n’est donc pas la pensée de Plotin en elle-même mais l’alliance qui est nouée entre le néoplatonisme en général et la pensée mystique.
Nous avons abordé la question du néoplatonisme parce que, dans l’ensemble, la pensée mystique, qu’elle soit d’obédience chrétienne ou musulmane, puise dans cette philosophie pour se constituer en théologie alternative. Mais la rançon de cette alliance est que la pensée mystique devient le territoire où tous les récits issus de la tradition viennent s’échouer, et où l’expérience de Dieu correspond elle-même à une retraite de l’âme hors du monde… Et non à un Verbe qui inspire des récits !
Md : Le Verbe est ce qui inspire les récits ?