La laïcité a ses propres traditions, reflets de ses conquêtes et de ses échecs. En France, le modèle "républicain" a longtemps permis d'assurer les conditions de la coexistence pacifique entre communautés de croyances diverses. Il continue aussi de le faire. Mais c'est un modèle qui reste marqué par la particularité de son parcours et qui, pour cette raison, a également ses limites.
Le modèle français est le produit de la résolution de deux crises : la première a opposé catholiques et protestants, la seconde a opposé chrétiens et juifs. A chaque fois, le socle de l'intégration s'est élargi. Les critères de l'appartenance à la nation ont été redéfinis. Aujourd'hui, nous en sommes à une troisième crise. Et rien n'indique qu'elle sera "expédiée".
La raison à cela tient à deux faits majeurs : le premier est le poids démographique de l'islam - en France, mais aussi dans le monde ; le second tient au profil de la religion musulmane, qui se présente d'emblée comme un projet politique, doté d'ailleurs de sa propre conception de la gestion de la diversité ethnique et religieuse…
La France ne pourra pas, à elle seule, nous donner la définition du "bon musulman" (comme celui qui, pour faire court, s'incline devant le pacte républicain avant de s'incliner devant les symboles de sa propre tradition). Parce qu'il existe déjà une définition du bon musulman et qu'elle est à l'opposé de celle qu'on veut lui attribuer en France.
A l'opposé, dans la mesure où le bon musulman, dans l'inconscient collectif des habitants du Maghreb et au-delà, c'est quelqu'un qui agit sur le terrain politique afin que la loi de Dieu, expression de Sa volonté, soit respectée. Chaque musulman est coresponsable du bon accord de la communauté politique à laquelle il appartient aux attentes de Dieu. Le bon accord inclut le fait que les membres non musulmans de la communauté vivent en paix, à l'abri de toute vexation et dans le libre exercice de leur culte…
Ce qui signifie que, dans sa forme actuelle, le modèle d'intégration français, s'il veut "digérer" l'islam en lui imposant les normes de la discrétion dans le domaine politique, voire le retrait pur et simple de l'espace public, risque d'être perçu par le musulman de base comme un modèle hostile. Non pas tellement parce que "mécréant", mais parce qu'incapable d'envisager l'islam en tant que modèle concurrent… Et cherchant, par conséquent, à l'amputer de ce qui fait sa singularité pour le rendre compatible avec ses propres exigences.
Nous qui, en Tunisie, avons hérité du modèle français de laïcité dans la conception de notre Etat moderne, nous sommes confrontés depuis longtemps à ce problème, et le vivons à notre manière. Il est vrai que la diversité ethnique et religieuse sur notre sol est telle que le problème n'a pas la même dimension dramatique qu'en France, mais nous ne sommes épargnés ni par la crise ni par ses violences.
Ici comme là-bas, nous sommes tentés par de fausses solutions, qui consistent à vouloir forcer les choses. S'il le faut en dégradant l'islam pour le disqualifier en tant qu'interlocuteur et pouvoir agir contre lui et sans lui. Le bourguibisme a connu cette dérive, qui ne fait que provoquer de la radicalité et conférer une tournure plus conflictuelle au problème…
L'islam est assurément un projet politique. Ceux qui nous racontent que le vrai islam est le soufisme ne savent pas de quoi ils parlent. Leur souci n'est pas de résoudre le problème, mais de le liquider.
En revanche, l'islam n'est pas la charia, au sens de loi rigide. Il est la charia au sens d'expression de la volonté divine, alors que cette volonté divine elle-même change d'expression au fil des époques, selon les dispositions et les capacités de l'humanité à reprendre à son compte - de façon unie - le projet de Création.
L'ennemi n'est pas l'islam : l'ennemi, c'est celui qui le fige en une posture crispée et hostile au monde, qu'il vienne de l'intérieur pour nous en imposer l'ordre de façon bête et arrogante ou qu'il arrive de l'extérieur en nous délivrant ses sentences du haut d'un savoir prétentieux et borné.