La tradition juive a de tout temps suscité l’interrogation au sujet de la relation entre la divinité et la violence. Selon les récits, les réponses peuvent être différentes. Nos trois protagonistes tentent de démêler l’écheveau, conscients que les difficultés ne concernent pas la seule tradition juive, et que les résoudre ouvre des perspectives plus larges qu’on ne croit.
Md : Certaines discussions que nous avons me laissent parfois un goût d’inachevé. Non seulement je trouve qu’elles auraient pu se prolonger, mais il arrive même que la tournure prise par l’échange me laisse comme une contrariété, ou en tout cas une perplexité.
Ph : Voyons voir comment pareil méfait pourrait être réparé… Qu’est-ce qui a bien pu causer ton insatisfaction ?
Md : Ce qui l’a causée, ce n’est pas une chose, mais deux. Je commencerai par la plus facile à formuler. Elisée : nous avons parlé d’Elisée pour examiner, au niveau de la branche juive de la tradition abrahamique, la question de la relation entre ce que nous avons appelé la « mission » et, d’un autre côté, la violence. Il est vrai que nous nous étions proposé de poursuivre l’examen en abordant un autre personnage biblique, qui est Elie. Le problème est que la tradition juive offre une multitude de figures, entre patriarches et prophètes, et que la paire Elisée-Elie n’a pas de raison d’être considérée comme pleinement représentative de toute la chaîne des personnages qui ont fait autorité. Où est Moïse dans notre examen ? Où est Joseph, qui pourrait avoir quelque chose à nous dire sur la question de la relation à la violence ? Des prophètes moins connus de nous, comme Isaïe, peuvent également être consultés sur ce thème…
Po : Il s’agissait de faire un choix, quitte à le soumettre ensuite à une critique pour s’assurer que ce qu’il révèle demeure pertinent…
Md : Permets que je poursuive d’abord mon exposé… Il faut accepter que le principe même du choix puisse poser problème. D’autant que le choix en question me paraît comporter une part sérieuse d’arbitraire.
Ph : Le sujet est la violence : veillons donc à ne pas y être sujets nous-mêmes. Sans quoi nous risquons de perdre toute légitimité à en dire quoi que ce soit de valable… Passons si tu veux bien à la seconde chose qui a causé ton trouble.
Md : La seconde chose, c’est que le thème de la violence est un thème très marqué par tout un discours de nature politique, surtout dans des pays qui, comme le nôtre, ont été touchés par le phénomène du terrorisme. Nous ne pouvons pas nous engager dans une recherche sur la relation de la violence à l’expérience du beau – expérience du beau telle qu’elle joue un rôle fondateur dans la formation des traditions religieuses – tout en ignorant la charge sémantique négative que traîne le mot « violence ».
Po : Nous ne l’ignorons pas. Il s’agit seulement de la tenir à distance, parce qu’elle relève d’une problématique qui n’est pas la nôtre. La violence selon le discours dont tu parles n’est pas que politique, du reste : c’est la violence du père ou de la mère contre son enfant, du mari contre sa femme, du policier contre le citoyen qu’il est censé protéger et, au-delà, sur le plan des relations entre pays, c’est la violence de la puissance militaire qui envahit le territoire d’un voisin et qui impose une domination sur sa population. La problématique couvre un large éventail de situations.
Mais aussi large que puisse être cet éventail, il ne peut pas prétendre confisquer tout le champ sémantique du mot. Et si une certaine pauvreté intellectuelle cherche à nous imposer l’ordre de cette confiscation, notre rôle à nous n’est pas de nous y soumettre. Nous devons au contraire rétablir l’ordre de la polyphonie, en faisant résonner dans le mot une sonorité autre. Ce n’est pas seulement une liberté que nous prenons, c’est une obligation que nous revendiquons. L’homme d’aujourd’hui a besoin de renouer avec un sens salutaire de la violence. La politique qui consiste à faire la chasse à la violence dans les relations entre les hommes, du niveau de l’éducation de l’enfant à celui des échanges entre pays, cette sorte de pacification forcée est elle-même une politique qui n’est pas dénuée d’une forme de violence, pernicieuse celle-là…
Md : Ne jette pas l’enfant avec l’eau du bain : cette politique a ses excès. Ce sont eux qu’il faut dénoncer. Tu as raison de rappeler qu’il existe un champ large à l’intérieur duquel l’homme est capable d’exercer sa domination par le recours à la violence : je m’étonne d’ailleurs que tu aies omis de mentionner la violence idéologique, celle par laquelle certains veulent obliger d’autres à se soumettre à leurs opinions et leurs croyances, qu’elles soient politiques ou religieuses.
Po : Je m’étonne pour ma part qu’en me corrigeant tu aies omis la violence psychologique, celle par laquelle certains veulent imposer l’ordre de leur existence exclusive, en rejetant les manifestations de celle de l’autre. Mais en vérité, ces violences-là – l’idéologique et la psychologique – sont transversales : on les retrouve dans toutes les autres, à travers leur diversité.
Prends n’importe quelle agression d’un citoyen sur un autre qu’il a rencontré dans la rue, même si elle est motivée extérieurement par un vol : au fond, il y a une manière de se tenir, et donc de penser le monde, qui est visée, qui est vécue comme intolérable, et à laquelle on se donne intérieurement le droit, sinon de la raturer, du moins de la soumettre à une autre façon de penser le monde, la sienne propre. D’ailleurs, il faut envisager l’hypothèse selon laquelle la religion est réquisitionnée dans de nombreux cas uniquement afin de servir de « lieu idéologique » à partir duquel je peux ramener à moi, tout en la niant, la pensée de l’autre…
Ph : C’est vrai que ces deux formes de violence, l’idéologique et la psychologique, sont transversales, bien que de façon peut-être différente. C’est vrai aussi que le phénomène de la violence comme domination et négation de l’autre, ainsi que le champ large des relations humaines à l’intérieur duquel il se manifeste, nous obligent à faire attention à l’usage que nous faisons du mot, de manière à ne pas laisser penser que nous prendrions peut-être à la légère les efforts menés afin de le contrer.
D’autre part, le pacifisme à tout crin est certes lui-même une forme de violence, mais ses excès ne devraient pas nous voiler la réalité du mal, ni donner l’air que nous traitons avec mépris l’engagement de certains en vue d’en contenir les effets. C’est vrai enfin que, cette mise au point étant faite, nous avons pleine liberté de nous tourner vers un sens de la violence qui nous en découvre une sonorité différente. Et qu’il y a même une urgence à le faire… Le beau qui seul peut encore nous sauver est un beau qui n’est pas sans violence. Tout vrai sauvetage comporte une violence. C’est pourquoi à vouloir se conformer à tout prix et dans toutes les circonstances à la règle qui interdit le recours à la violence, on en vient facilement à renoncer à tout sauvetage.
Md : Le médecin que je suis ne saurait l’ignorer, bien sûr. Mais je sais aussi qu’on a tôt fait de basculer dans la violence destructrice, ou d’y glisser, tout en se disant à soi-même qu’on l’exerce pour la bonne cause. Dans mon métier, des erreurs sont parfois commises qui, comme on le sait, vont jusqu’à la mort du patient. De nombreuses causes peuvent être invoquées, qui sont accidentelles. Mais il y en a une qu’il faut rappeler : c’est le manque d’égard.
Précisément lorsque la violence induite par le travail de guérison n’est plus accompagnée de douceur et de compassion, mais qu’elle s’abandonne à une sorte d’automatisme. Alors on est déjà dans le mépris du patient, bien qu’on soit attelé à la tâche de le guérir. Parce que la démarche demeure professionnelle, mais qu’elle a cessé d’être humaine. Ce passage, c’est l’accident invisible qui prépare le terrain à celui dont les dommages seront constatables.
Ph : Ta remarque est judicieuse. Le risque est en effet très réel, et il menace à tout instant. Mais il ne nous empêchera pas d’explorer cette autre forme de violence, qui s’est présentée à nous en tant que violence sacrée au sein de la tradition abrahamique, et que nous avons abordée la dernière fois à travers le personnage d’Elisée…
Po : Et dont nous avons dit qu’elle faisait place à une intervention de Dieu dans le cours des événements, y compris pour égarer les fauteurs du mal, pour les livrer à des hallucinations qui les démobilisent et les font fuir du champ de bataille… Ce qui représente malgré tout une formidable économie de violence, en termes de vies humaines sauvées, de sang épargné, de deuils évités.
Md : Oui, mais cette violence sacrée est aussi celle au nom de laquelle il arrive que le sang coule à flot. Comme dans l’épisode de la joute qui a opposé le prophète Elie aux prêtres de Baal, pour rester dans cette portion juive de la tradition abrahamique. Mais il y a des équivalents dans la tradition musulmane.
Ph : C’est précisément ce dont je me proposais de parler, et qui devrait nous permettre d’approfondir l’examen de la tradition juive du point de vue de sa relation à la question de la violence… Le récit d’Elie et des prêtres de Baal constitue un premier problème. Le texte de la Bible, qui relate l’épisode d’une joute entre le prophète juif d’une part, les prêtres du dieu païen – au nombre de quatre cent cinquante ! – d’autre part, ne s’embarrasse pas de circonlocutions. L’enjeu, comme vous le savez, était de savoir de qui l’offrande serait acceptée et, surtout, quelle divinité aurait la puissance de se manifester pour agréer l’offrande à elle adressée.
On peut lire ceci au premier livre des Rois, chapitre 18 : « Et le feu de l’Eternel tomba, et il consuma l’holocauste, le bois, les pierres et la terre […] Quand tout le peuple vit cela, ils tombèrent sur leur visage et dirent : C’est l’Eternel qui est Dieu ! C’est l’Eternel qui est Dieu ! ». Mais le verset suivant se poursuit ainsi : « Saisissez les prophètes de Baal, dit Elie ; qu’aucun d’eux n’échappe. Et ils les saisirent. Elie les fit descendre au torrent de Kison, où il les égorgea ». Voilà qui semble assez explicite dans l’affirmation d’une violence sacrée qui ne fait pas dans l’économie des vies humaines. Mais gardons-nous d’en conclure quoi que ce soit d’intempestif pour l’instant. Il y a un autre épisode à signaler. Il n’est pas question de Moïse, qui est effectivement la figure centrale du judaïsme, mais de son successeur à la tête du peuple juif après la sortie d’Egypte : Josué. C’est à son époque que le peuple juif fait le projet de s’emparer de la terre de Canaan, l’actuelle terre de Palestine…
Po : Un épisode qui rappelle que les Juifs d’aujourd’hui pourraient être en train de chercher à reproduire ce moment fondateur du passé…
Ph : Oui, et que la violence dont ils font preuve dans l’acte de confiscation des terres et de domination des populations autochtones n’est également qu’une manière de répéter une sainte épopée – ou en tout cas ce qui est considéré comme tel du point de vue de leur tradition – mais qui ne manque pas bien sûr de poser de sérieux problèmes, en termes aussi bien de signification de la violence sacrée que de définition de la guerre juste. Car l’épisode que nous abordons ici est celui de l’attaque de la ville de Jéricho et du massacre de sa population. Alors que cette population en question ne s’est rendue coupable d’aucune agression préalable et qu’elle se contentait de vivre sur les terres qui furent celles de leurs ancêtres. Il faut noter d’ailleurs que l’épisode sanglant en question n’a fait l’objet d’aucune condamnation particulière, à ma connaissance, dans les textes ultérieurs de la tradition abrahamique, qu’ils soient chrétiens ou musulmans.
Md : Comment penses-tu que pareille violence sacrée, peu avare de sang, s’accorde avec celle dont il a été question dans l’exemple du prophète Elisée, où c’est le peuple juif qui est cette fois attaqué et où, pourtant, le dénouement survient sans que le sang ne soit versé ? Alors que, dans l’un et l’autre cas, c’est toujours « l’Eternel des Armées » qui, n’est-ce pas, se tient derrière le déroulement des événements, en parlant aux prophètes et en leur disant ce qui va se passer ainsi que ce qu’ils ont à faire.
Po : Si on veut éviter le point de vue de Marcion, que j’ai évoqué récemment, avec sa théorie du dieu méchant et du dieu bon, je pense qu’il convient de tenter l’hypothèse suivante, à savoir que les égorgements et les massacres dont il est question ne sont pas à prendre au pied de la lettre, mais dans un sens symbolique.
Ce qui veut dire par exemple que, dans l’histoire d’Elie, la mort des quatre cent cinquante prêtres de Baal est une façon de dire la déconfiture du culte de Baal et, dans le même temps, le triomphe de celui du Dieu éternel. Les récits de la Bible ne prétendent pas à une vérité historique. Ils se présentent un peu comme ces récits qu’on raconte aux enfants et en lesquels on fait usage d’images fortes pour signifier quelque chose. Il s’agit de parler le langage qui est le plus susceptible de marquer les esprits…
Md : Mettons qu’il en soit ainsi. A vrai dire, je suis assez d’accord avec cette théorie. Il reste que, dans le cas du récit relatif à la prise de Jéricho, le recours au langage des symboles n’empêchera pas la pensée que le dieu qui ordonne le massacre de l’ancienne population de la ville est un dieu injuste et sans pitié. Que nous dirait ce langage des symboles : que par l’extermination de cette population s’accomplit de façon réelle et définitive la promesse qui a été faire au sortir d’Egypte, celle d’une terre où coulent le lait et le miel ? L’appropriation de cette terre ne prendrait tout son sens qu’avec la mort des anciens habitants… ?
Po : Oui, sans la mention des habitants, on aurait peine à croire que la terre est de celles où coulent le lait et le miel. Une terre inhabitée a toutes les chances d’être une terre plus ou moins aride, à l’image de celle où les Juifs ont passé quelques années d’errance dans le désert du Sinaï, avant d’entreprendre leurs opérations de conquête. Il faut donc des habitants pour signifier que la terre est fertile, et il faut qu’ils soient massacrés pour que sa propriété passe réellement aux Juifs, selon la promesse faite à Moïse. Tel est le langage qui, pour les Juifs de l’époque, permettait au discours de dire ce qu’il avait à dire avec le plus d’éloquence et de force, au risque de malmener la vérité historique d’une part et, d’autre part, de contrevenir à une représentation universaliste de la justice divine entre les hommes…
Md : J’aimerais être convaincu par tes arguments. Je suis malheureusement obligé d’avouer que ce n’est pas le cas…
Po : Dis-toi que je suis ici à l’image de l’avocat qui défend son client en usant de toutes les raisons possibles. Le fond de ma pensée, je ne sais moi-même à quoi il ressemble en cet instant précis. Je suis conscient que ce langage symbolique que j’ai invoqué risque de faire payer cher son éloquence en poussant le peuple juif à se voir comme un peuple élu, où « élu » rime avec dominateur et arrogant. La mission que nous concevons en lien avec l’expérience du beau ne saurait se concilier avec pareille conception de soi…
Ph : La chose est évidente. Mais peut-être y a-t-il moyen d’apporter un élément qui rendrait au texte de la Bible sa cohérence sur la question.
Po : Quel est cet élément ?
Ph : Tu as parlé d’une conception universaliste de la justice divine, qui se trouverait rudoyée par le récit. Cette conception renvoie par opposition à une conception particulariste, qui est effectivement, de mon point de vue, celle du texte biblique. Les prophètes juifs ne se préoccupent pas de la justice en soi, mais toujours et uniquement du point de vue de ce que le peuple juif doit faire pour persévérer dans l’Alliance. Tu as parlé tantôt de la Bible comme d’un récit qu’on raconte aux enfants : c’est judicieux.
Les enfants n’ont pas besoin qu’on leur dise que ce qu’ils font s’accorde ou, au contraire, contrevient aux règles universelles de la justice. Ils ont besoin qu’on leur dise qu’ils ont tous nos encouragements et toute notre affection en se conduisant de manière à se montrer digne de leur famille et des nobles aspirations que cette dernière nourrit à leur égard. C’est seulement quand ils ont atteint ce point et qu’ils se sont affermis dans leur engagement qu’il leur devient possible de considérer les choses d’un point de vue universel. Et ce n’est pas faire preuve de sagesse pédagogique que de leur parler un langage qui, au lieu de faire mouche dans leur tête, les laisserait plutôt songeurs.
Md : Donc, à ton avis, la bonne pédagogie en cette matière est celle qui permet que, dans un texte censé célébrer le beau et appeler à sa consécration dans le monde, on parle de massacre d’un peuple dont la seule faute est de perpétuer paisiblement le culte de ses ancêtres ?
Il est vrai que, bien plus tard, les Chrétiens l’ont fait, en particulier quand ils sont allés évangéliser les Amérindiens. Et que les musulmans ne se sont pas privés non plus de le faire, en Afrique et ailleurs, sans qu’on ait des témoignages très précis à ce sujet. Suffit-il qu’un peuple s’adonne à un culte païen pour qu’il soit licite de le massacrer ? Est-ce cela consacrer le beau en ce monde ?
Ph : Il est vrai que, aussi bien la Bible que le Coran ont permis que la guerre soit menée aux païens sans autre forme de procès. Ce n’est pas en raison de ces audaces qu’on dira que la pédagogie est bonne, mais en dépit de ces audaces. Au fur et à mesure que nous nous éloignons du moment où ces textes ont été lus pour la première fois, il devient de plus en plus nécessaire de mettre en place une relecture qui, en rappelant le vrai sens de l’audace narrative, sépare le propos véritable des effets rhétoriques liés aux conditions du discours de l’époque.
Une telle relecture nous rappelle le soin qui a été mis de parler un langage qui frappe les esprits parmi des hommes dont la vie se trouvait elle-même souvent en danger, tout en soulignant que le massacre d’un peuple innocent n’est pas pour autant licite : que ce qui est bien plutôt conforme à la volonté de Dieu, c’est ce que fait Elisée quand, par son intelligence des événements et de leur évolution naturelle, il épargne la vie des siens comme celle des autres tout en laissant la main de Dieu agir dans l’Histoire, parmi les hommes.
Md : Je vais y réfléchir.