Une pensée marxisante héritée du siècle dernier nous fait dire de l'occupation juive de la terre de Palestine que c'est une "colonisation". Il s'agit d'un raccourci auquel il est généralement répondu que les Juifs n'ont pas d'autre terre. Ce qui n'est d'ailleurs pas complètement vrai parce que les Juifs qui ont certes connu des heures sombres dans certains pays, notamment européens, jouissent désormais dans ces mêmes pays de conditions d'existence que beaucoup jugeraient enviables... Ils ne n'y sentent pas moins chez eux que n'importe quel autre ressortissant, fût-il "de souche". La condition précaire de celui qui habite sans être chez lui, ils l'ont laissée à la masse des migrants venue des pays du sud.
Mais supposons que leur objection ait quelque fondement, en considération du fait que ce qui s'est passé hier peut se passer demain : que la haine du Juif peut encore se réveiller parmi les peuples qu'ils côtoient et faire d'eux à nouveau des cibles de politiques semblables à celles qui ont existé dans la première moitié du siècle dernier. Supposons également qu'ils aient besoin en effet d'un "foyer" où se replier et même d'une terre qui mette un terme à leur dispersion en tant que peuple ou en tant que nation... Et que cette donnée rende par conséquent inadéquate l'utilisation du mot "coloniale" à propos de leur occupation des terres palestiniennes. Supposons enfin qu'on soit en présence d'un retour. Puisqu'il ne nous appartient pas de décider pour eux de quelle façon ils se perçoivent eux-mêmes, ainsi que la relation qu'ils ont avec leur passé ancien, et si oui ou non l'existence sous le signe de la dissémination diasporique doit être acceptée par eux jusqu'à la fin des temps...
Le besoin qu'ont les Juifs d'avoir leur propre terre n'est pas notre affaire : c'est la leur. Et il ne devrait pas nous poser problème. Ce qui, en revanche, peut et doit nous poser problème, c'est la façon dont l'appropriation de la terre va avoir lieu, dès lors que cette appropriation porte sur une terre habitée. Et que les populations qui l'habitent ne sont pas seulement des êtres humains qui ont des droits à respecter : ce sont aussi des êtres dépositaires d'un certain projet, d'une certaine mission, qui nous les rend proches. Car il faut bien saisir que la solidarité qui s'exprime envers les Palestiniens de la part des autres populations arabes n'est pas seulement une solidarité de nature ethnique. Le sang et la langue sont assurément de la partie, mais ce n'est pas l'essentiel.
L'essentiel que nous partageons avec eux, c'est une conception de la place de l'homme sur terre. Cette conception est peut-être confuse, objet de remises en question, de vastes chantiers de révision, mais elle est là. Et que les Juifs, au nom de l'idée de leur propre mission, s'accordent à eux-mêmes le privilège d’une prévalence par rapport à celle que portent en eux les Palestiniens (et que nous partageons avec eux, d’une façon ou d’une autre), voilà ce qui n’est pas accepté et qui n’est pas acceptable.
En fait, les premiers sionistes, pour certains d’entre eux au moins, avaient conscience que l’appropriation des terres devrait se faire avec l’accord des populations arabes présentes. Il ne serait pas exact de dire que leur stratégie s’est réduite à celle de l’expulsion, sous ses deux formes : l’expulsion violente et l’expulsion douce. L’idée d’un compromis a visité les esprits. Il a été question, de la part de certains acteurs, d’une sorte de deal : vous nous faites une place et nous vous faisons profiter de nos savoirs-faires dans différents domaines… Cette terre désolée que vous habitez, nous en ferons ensemble une terre prospère et rayonnante.
La proposition ne manquait sans doute pas de générosité. Mais pas de naïveté non plus. Elle ignorait ce qu’il y avait d’inconvenant, voire d’insultant, dans le fait de se présenter à l’autre comme seul détenteur possible d’une proposition de civilisation. Elle ignorait aussi que, si misérable que fût à cette époque la situation du Palestinien, ce dernier avait cependant à cœur de rester fidèle, non seulement à des ancêtres et à des traditions, mais aussi à la croyance que la civilisation pouvait aussi émaner de lui, avec ses propres critères cependant.
La réponse palestinienne a donc été un refus sans ambages. Je ne pense pas d’ailleurs qu’il faille s’en féliciter outre-mesure. Non que la proposition juive fût acceptable, mais la réponse est toujours décevante qui ne porte pas en elle une contre-proposition ayant sa propre générosité : ou sa pertinence supérieure sur le terrain de la générosité.
En même temps, l’absence de contre-proposition ne doit pas étonner. Le monde musulman d’une manière générale, et la Palestine en particulier, étaient à cette époque, et sont aujourd’hui encore, dans une posture défensive, sous le choc des dominations étrangères diverses. L’heure où ce monde reprendrait ses esprits n’est pas encore venue : il continue de se débattre entre des attitudes de rejet de l’Occident et de ses valeurs et, d’un autre côté, d’adoption au nom d’un certain pragmatisme des voies de progrès qu’offre ce même Occident.
Cette situation ne permet pas de produire des « propositions de civilisation », même s’il n’est pas interdit d’espérer qu’elles se manifestent un jour, que ce soit en terre de Palestine ou ailleurs. Dans ce cas, il faudrait savoir qu’un tournant rien moins que majeur serait en train d’être opéré, et pas seulement dans notre monde musulman : dans le monde entier ! Nous parlons bien sûr de « propositions de civilisation » et non de ces caricatures monstrueuses qui nous ont été infligées et qui portaient l’étendard d’un islam appauvri.
Quoi qu’il en soit, en l’absence de contre-proposition, et en présence seulement d’un refus, la stratégie sioniste s’est muée de fait en stratégie d’expulsion. Même quand elle feignait de s’abriter derrière le droit international et qu’elle parlait de partage : ce qu’elle ne faisait d’ailleurs pas longtemps. Etant donc entraînée dans une logique d’expulsion, cette stratégie s’est retrouvée en train de promouvoir une conception américaine de la civilisation : une conception qui s’affirme dans la négation du droit des autochtones. Le droit des autochtones est remplacé par une relation à la terre qui se caractérise par un travail incessant de « mise en valeur » …
Au-delà de l’acte d’expropriation, de ses violences que subit dans sa chair le peuple palestinien et dont nous sommes les témoins depuis des semaines, depuis des années, depuis des décennies, l’humanité est amenée à se prononcer sur ce mode de relation à la terre auquel donne lieu l’acte d’expropriation en question : une relation telle que l’homme perd le sens de l’habitation de la terre pour sans cesse y substituer les moyens de son exploitation.
Il fait peu de doute que si une contre-proposition de civilisation devait résonner un jour en provenance du peuple palestinien et à l’adresse des Juifs qui occupent les terres de Palestine, cette contre-proposition aurait, entre autres buts, celui de corriger cette relation à la terre dans le sens d’une approche qui, sans être d’abandon à la terre, doit engager les hommes à réapprendre comment habiter la terre, ou comment mieux l’habiter.