Le beau est objet de contemplation : c’est ce sur quoi tout le monde s’accorde. Mais le beau est aussi ce qui engage l’âme, au péril d’elle-même, et c’est ce qu’on oublie souvent. Il l’engage jusqu’à la guerre. Mais alors c’est la guerre elle- même qui est transformée.
Po : Parlons de cette chose abominable qu’est la guerre. Les tragiques grecs n’avaient guère de scrupules à en parler. Il est vrai qu’ils ont tous été nourris au lait d’Homère, dont l’Iliade est de bout en bout un hymne à la guerre…
Ph : Parlons-en, si tu veux. Tant qu’il s’agit de prendre le contre-pied des bons usages d’une certaine pensée dominante. Mais à quel propos ? Est-ce qu’en évoquant les Grecs tu veux qu’on parle aussi de Héraclite et de sa fameuse sentence : Polemos est père de toutes choses ?
Po : Polemos ? C’est bien le mot grec pour dire la guerre, mais je doute que Héraclite l’entendait dans le sens ordinaire que je lui donne en ce moment. S’il est une figure de penseur qui conviendrait ici, c’est celle de l’Allemand Kant, dans son Projet de paix perpétuelle. C’est lui qui soulignait qu’un régime républicain, où le peuple aurait son mot à dire dans les décisions qui engagent le pays, rendrait la possibilité de l’entrée en guerre plus difficile.
Précisément parce que le peuple saurait dès le départ que c’est lui qui aurait à en payer le prix par la vie des siens et par les pertes de toutes sortes qui découlent de la violence…
Ph : Ce qui est curieux, c’est que le virage politique par lequel le peuple a conquis son mot à dire en Europe n’a pas empêché la série de guerres qui sont survenues tout au long du 19e siècle et, surtout, dans la première moitié du 20e. Les « guerres mon- diales » sont toutes deux parties d’Europe et ce sont des millions d’Européens qui sont tombés, d’autres millions qui ont été estropiés, et on ne parle pas des familles endeuillées…
Md : Kant fait partie de ces philosophes allemands qui demeuraient sous l’influence de la Révolution française en tant que pos- sibilité d’émancipation des peuples. Il n’a pas vu venir le populisme nationaliste, ni soupçonné les ravages qu’il est capable de faire dans les consciences des hommes supposés libres. Le populisme est cette chose capable de transformer un peuple en «masses». Les masses ne pensent pas : elles n’aspirent qu’à se faire conduire par un chef. Et s’il les conduit à la mort, elles y vont !
Ph : Elles y vont, oui. Aujourd’hui, la guerre a globalement disparu du paysage euro- péen. Ce qui se passe en Ukraine demeure assez circonscrit quand on le compare à des conflits plus anciens. Les morts sont là, absolument tragiques en chacune de leurs occurrences, mais leur nombre est considérablement plus limité.
Cela étant dit, le populisme revient, comme par un mouvement de ressac. Et avec lui, une sorte de haine de la démocratie. La culture de la paix ne parvient pas à s’enraciner : elle subit régulièrement le besoin de l’affirmation identitaire et cette espèce de culte de soi auquel s’adonne le peuple en suivant sa pente naturelle. Au nom de la lutte contre la décadence, contre la mollesse à laquelle l’homme moderne est voué et qui affaiblit le groupe, l’idéologie populiste ressuscite l’idéal de la santé par la vie à la dure et, surtout, par la guerre, censée régénérer.
Des groupuscules se forment ici et là, dont la tentation terroriste n’a parfois rien à envier à celle de leurs homologues islamistes. Et ils sont à prendre très au sérieux.
Md : Derrière ce mouvement de ressac dont tu parles, il y a une politique de confusion des identités, qui nous vient d’Amérique, et qui a un effet d’excitation des tendances nationalistes. La confusion des identités, c’est leur négation. Or on ne peut nier les identités sans les pousser à réagir de façon plus ou moins violente.
Ph : On parle pourtant d’un modèle américain qui fait une place aux «communautés», par comparaison avec le républicanisme français qui, lui, est anti-communautariste…
Md : Les communautés à l’américaine sont des identités castrées, des identités mises en « réserves », tout comme les indiens autochtones ont été mis dans des réserves. Il y a des réserves de luxe, des réserves de misère, des réserves de statut et de confort moyens, mais les communautés n’ont droit qu’à des réserves, qu’à une existence sous l’œil attentif de l’Etat américain qui, lui, gère la cohabitation des communautés à travers une loi qu’il place au-dessus d’elles.
Po : C’est la vocation de toute démocratie moderne que de faire une place à des com- munautés et à des minorités, et de veiller ensuite à ce qu’elles coexistent dans un cadre qui assure à tout le monde une égalité de droits, non ?
Md : Certes, mais cette coexistence ne passe pas nécessairement par ce que j’appelle ici une mise en réserves.
L’Etat moderne qui assure la coexistence doit veiller à ce que les communautés demeurent intellectuellement vivantes et il doit faire en sorte qu’elles entrent dans un rapport d’échange les unes avec les autres. Le cas de l’Amérique est différent : c’est un modèle à deux étages où, au niveau inférieur, il y a les communautés qui survivent comme des reliquats du passé et, au niveau supé- rieur, il y a une société cosmopolite que rassemble le « rêve américain» : un rêve fait de conquêtes, de nouvelles frontières…
Ph : Un rêve qui prétend quand même faire revivre l’ancien projet biblique d’un nouveau monde, qui est présent en filigrane dans l’épisode d’Abraham quittant la ville d’Ur…
Po : J’ai toujours pensé qu’il y avait une part de naïveté chez les Américains à s’imaginer qu’avec leurs fusées lancées dans l’espace et la puissance de leur technologie et de leurs armes, ils pouvaient se réclamer secrètement de ce passé biblique, et du personnage d’Abraham en particulier : qu’ont-ils en commun ? En quoi le monde qu’ils se donnent et qu’ils tentent de nous imposer peut-il avoir un quelconque rapport avec ce qui germait dans la tête d’Abraham ? Il faut croire qu’à chaque peuple sa myopie !
Ph : En quoi le peuple américain qui se rue sur les supermarchés pour remplir ses frigidaires de tout ce superflu que propose une économie vouée elle-même à tout transformer en marchandise, en quoi est-il le peuple de Dieu dont rêvait Abraham ? Est-ce que la consommation n’est pas plutôt ce qui ramène l’homme à une forme d’animalité, et cette animalité—dénominateur commun des hommes par le bas, par l’immédiateté du désir—n’est-elle pas ce par quoi l’Amérique scelle l’unité de son peuple ?
Il y a par là plus qu’une confusion des identités : il y a une dissolution des identités, au nom de l’égalité de tous avec tous ! Les communautés sont maintenues, mais elles sont livrées à leur propre décomposition par la consommation, qui nivelle tout. C’est pour cette raison que le communautarisme américain, comme modèle d’intégration, m’a toujours paru être une drôle de farce.
Md : Oui, la dissolution des identités est sans doute le ressort le plus puissant qui se cache derrière le phénomène de retour anarchique et inquiétant de ce qu’on appelle les «identités meurtrières».
Ce qu’il faudrait, c’est une réhabilitation des identités, et une politique qui les amènerait à aller à la rencontre les unes des autres. La politique qui consiste à prévenir les conflits en abolissant ou en vidant de leur contenu les identités est une politique qui mène à la catastrophe avec les meilleures intentions.
Po : Mais je voulais que l’on parle de guerre… Hegel, qui est venu après Kant et dont il a critiqué la pensée, a redonné à la guerre une légitimité. On pourrait bien sûr dire la même chose de Nietzsche. Même si les connaisseurs de ces deux penseurs contestent avec force la théorie selon laquelle leurs conceptions aient pu servir de socle doctrinal aux projets expansionnistes et pangermanistes de l’Allemagne nazie. Vous vous demandez sans doute pourquoi je reviens à la charge avec cette question ?
Ph : Je suppose que c’est pour rejoindre notre discussion de la semaine dernière, quand nous avons évoqué ce thème en lien avec le premier islam.
Po : Oui, il me semblait intéressant de confronter ce que nous pouvons deviner dans le premier islam d’expérience de la guerre et, d’un autre côté, cette réhabilitation dont la guerre fait l’objet, en particulier chez ces deux penseurs allemands que je viens de citer… Tout en considérant aussi de quelle façon, sans renouer avec l’apologie du jihad et sa littérature indigente, on peut repenser le rapport entre guerre et islam : puisque nous en étions à affirmer, n’est-ce pas, que la guerre elle-même devait être prise dans le mouvement de célébration du beau qui anime l’islam à son commencement.
Md : Qu’est-ce qu’une guerre qui célèbre le beau ? La guerre peut-elle être autre chose que laide ?
Po : Tel est notre os à ronger ! Si la guerre est nécessairement tragique, par la mort dans laquelle elle entraîne beaucoup de ceux qui y prennent part et même ceux qui n’y prennent pas part, en quoi peut- elle prétendre au beau ? En même temps, il nous faut revenir à ce que nous disions de l’expérience du beau, en ce qu’elle est fondamentalement expérience de la manifestation d’une présence. D’une présence face à laquelle la valeur de ma vie cesse d’être une valeur absolue. Et d’une présence telle que le monde ne peut et ne doit plus être le même qu’auparavant.
Md : Nous avons parlé à ce sujet de l’art politique arabe comme de l’art de faire résonner la voix du dieu dans le corps social et, je crois bien, comme œuvre également afin que s’accomplisse l’espérance d’un monde nouveau qui s’accorde—au sens musical et fort du terme—avec la présence du divin.
Po : Oui, on a parlé en effet d’espérance. L’espérance est faite d’attente.
Mais cette attente n’est pas une attente passive, une attente qui finirait par devenir résignation face aux décrets aveugles du destin. D’autre part, cette présence du divin qu’on éprouve comme devant inaugurer un ordre nouveau dans le monde ne se confirme dans sa réalité que pour autant qu’on lui réponde de toute son âme, par un don infini de soi…
Je sais que les théologies chrétienne et musulmane ont été forgées à travers des siècles d’antagonisme et de rivalité. Plus que ça, elles ont été réquisitionnées pour les besoins de la logique hégémonique des empires dont elles relevaient. Mais ça ne devrait pas nous empêcher de reconsidérer les choses avec un regard nouveau. Je pense ici, en particulier, à l’épisode central dans le christianisme de la mort de Jésus. Cette mort est précisément ce qui ouvre le règne de Dieu sur terre. En tant précisément qu’elle résulte d’un acte de don de soi sans limite.
Ph : Si ton intention est de nous dire que la guerre est rendue possible par le fait que l’homme qui a rencontré le beau est prêt à offrir sa vie pour le célébrer, alors je me demande si l’exemple que tu viens de donner est le bon. Il n’est question ici que de sacrifice de soi, pas de guerre. De plus, Jésus est celui qui a dit : ceux qui prendront l’épée périront par l’épée.
Po : Cette parole qu’on cite souvent et qui est en effet tirée des évangiles veut dire la chose suivante à mon sens, à savoir qu’il ne faut pas user de violence contre ceux qui en usent contre soi. Elle ne veut pas dire qu’il ne faut pas user de violence du tout. Elle ne veut pas dire qu’il ne faut pas en user face à celui qui conçoit son âme comme incapable de don de soi. Elle ne veut pas dire qu’il ne faut pas en user face à celui qui refuse d’entrer dans le royaume du dieu qui s’est manifesté. Ou celui qui, par ses paroles ou par ses actes, veut imposer l’ordre d’un monde d’où le dieu est absent.
Ph : Est-ce que toutes ces violences dont tu affirmes qu’elles seraient rendues possibles suffisent pour qu’on parle, stricto sensu, de guerre ? J’y vois une violence en laquelle domine une certaine bienveillance. Dans le pire des cas, d’une certaine résistance. Et puis, le christianisme reste cette religion qui, face à la persécution de Rome, a répondu par les martyrs.
Po : Il a répondu par les martyrs conformé- ment à la sentence qui interdit d’opposer la violence à la violence. D’autre part, il y a plus dans le martyr qu’un homme qui accepte d’être livré à la mort. Etymologiquement, le martyr est un témoin. Ce qui signifie que, face à une politique qui cherche à provoquer la rétractation par la peur, il y a, à travers le don de sa vie, une réponse qui a valeur de témoignage de la vérité, ou tout au moins de témoignage de l’engagement de soi dans la vérité. Et ce témoignage vaut défi aux instigateurs de la politique en question.
Il faut croire que ce défi-là a eu un effet assez dévastateur puisque, à chaque fois, la persécution a été suspendue sans que ses objectifs n’aient été atteints. On peut même imaginer que les résultats aient été négatifs, en ce sens que le courage des martyrs a suscité plus de conversions qu’il n’en a annulées.
C’est dans ce renversement, d’ailleurs, qu’il redevient possible de parler de guerre. Comme par l’effet paradoxal d’une violence qui serait la violence de la non-violence… Maintenant, il est vrai que la guerre prend une autre forme dans le cas du premier islam.
Md : Je rappelle que l’enjeu de notre discussion est de montrer que la guerre a pu s’accorder à ce moment-là avec la célébration du beau…
Po : En effet. Je voudrais rappeler pour ma part que la différence de contexte crée une autre relation à la guerre. En gros, nous sommes dans un environnement qui n’est pas celui d’un empire faisant régner son ordre, mais dans celui de tribus qui entretiennent entre elles une relation où la rivalité se mêle à la solidarité, selon les circonstances. D’autre part, l’Arabie de l’époque du premier islam est celle où des populations à la fois juives et chrétiennes sont présentes ici et là et cohabitent avec les populations polythéistes.
Leur présence amène avec elle un élément nouveau : l’information selon laquelle il y a eu confis- cation de la mission par les «Roums», c’est- à-dire les Byzantins. Il ne s’agit donc pas d’avancer en terrain vierge, mais d’avancer là où d’autres ont précédé, tout en prétendant détenir l’exclusivité de la mission. Les batailles théologiques auxquelles va donner lieu la contestation de cette prétention sont tardives et ne nous concernent pas ici.
Ce qu’il faut seulement relever, c’est ce point précis, à savoir que les premiers «musulmans»—dont le nom est lui-même tardif et fixé par les théologiens—se trouvaient face à deux défis en un : porter la mission par-delà les horizons et le faire contre l’ordre établi par une des deux grandes puissances qui affirme en détenir le privilège et qui, surtout, considère avoir la haute main sur la manière dont cette mission doit être définie à travers ses formules précises.
Ph : L’élément de la grande puissance est présent dans les deux cas : celui de la naissance du christianisme et celui de la naissance de l’islam. La différence selon toi est que, dans le premier, il s’agit d’une puissance de religion païenne qui n’a donc aucune revendication en ce qui concerne la mission et qui va d’ailleurs la combattre alors que, dans le second, c’est la même puissance mais qui s’est appropriée la mission, qui en a fait son affaire privée…
Po : Oui, il y a un ordre byzantin qui se dresse comme une muraille en travers de l’horizon qu’il s’agit de conquérir pour y porter le message. Le défi est donc d’abattre la muraille, aussi bien physiquement que doctrinalement…
Md : ça ne nous dit toujours pas en quoi cette entreprise peut avoir un rapport avec la célébration du beau.
Po : Patience. Je cherche moi-même tout en parlant… Mais la piste que je suis me suggère que ce qui est beau dans cette entreprise, c’est qu’elle se donne pour but l’inespéré. Abattre la muraille, c’est ce qui allait requérir l’union des forces et, dans le même temps, la découverte du chant guerrier qui se loge au cœur du chant de la divine chorale, comme on l’a appelée. Mais l’entreprise était folle. Comment des tribus éparses, minées par leurs rivalités et rivées elles-mêmes à leurs anciennes coutumes polythéistes pouvaient-elles se transformer en armée qui irait dégager l’horizon, mettre à bas la montagne qui barrait le chemin… Ce qui faisait que la guerre engagée avait part au beau, c’est qu’elle était essentiellement une lutte contre l’impossible. Il faut relever ici la dimension individuelle de l’islam, qu’on a tendance à enfermer dans sa logique communautaire, ou communautariste : car ce sont des individus, peu nombreux, qui ont réussi, en puisant dans leurs ressources, à accomplir ce miracle.
Ph : La beauté de la guerre résiderait donc dans son caractère inespéré… Héraclite disait : « Si tu n’espères pas, tu ne rencon- treras pas l’inespéré, qui est introuvable et inaccessible ».
Po : Je vois qu’Héraclite t’accompagne aujourd’hui ! Mais oui : introuvable et inac- cessible. Si cette guerre n’avait pas été aussi déséquilibrée, que dis-je, aussi insensée du point de vue des pratiques militaires pour aller à la conquête de l’introuvable et de l’inaccessible, alors elle n’aurait pas pu constituer une célébration du beau.
Md : Tu veux dire que c’est parce que le vrai objectif, c’était de conquérir, non des territoires, mais l’inespéré, et de battre ce qui en soi le présentait comme impossible à réaliser que la guerre a été une manière de célébrer le beau. Bien sûr, dès que cet islam lève l’obstacle et devient lui-même une puissance militaire, le problème rebondit…
Po : En effet !