Héraclès est ce héros dont la puissance surhumaine le livre à des excès qui s’accomplissent sous le signe de la bile noire : c’est-à-dire de cette humeur que les anciens médecins associaient à la mélancolie. Que faut-il en penser, quand on songe qu’Héraclès est également une sorte d’emblème de l’homme occidental ? Voilà, à travers cette question, sur quelle piste nos trois protagonistes semblent s’être engagés cette semaine…
Ph : La proposition faite la semaine dernière par l’un d’entre nous de revenir sur le personnage d’Héraclès me paraît très judicieuse. Outre qu’il incarne le héros tragique qui, à ce titre, nous renseigne sur ce que signifie la tragédie, y compris et en particulier du point de vue du thème de la mélancolie dont on a vu quelle destinée essentielle a été la sienne en Occident —aussi bien sur le plan de la médecine mentale que de la vie spirituelle—, je voudrais rappeler ce qui nous était apparu lors de l’une de nos précédentes rencontres, à savoir que Héraclès représente, peut-être avec Ulysse, une figure centrale par laquelle, à travers le langage de la mythologie, l’Occident raconte sa propre genèse.
Po : Nous avons eu l’occasion de parler d’Héraclès, mais c’était celui d’Euripide. Il y a celui de Sophocle sur lequel nous sommes passés rapidement. Plus tard, la littérature latine donnera aussi des œuvres tragiques dont le héros principal est Héraclès. C’est le cas de Sénèque, avec son Hercule sur l’Œta.
Md : Ces Héraclès diffèrent beaucoup les uns des autres selon l’auteur ?
Ph : Oui. En tout cas cette différence est nette entre Sophocle et Euripide : les récits ne sont pas les mêmes et la figure d’Héraclès qui en émerge s’en ressent très nettement.
Md : Curieux que les Grecs se soient donné une telle liberté avec leurs récits fondateurs…
Ph : Ils ont toujours su distinguer entre la vérité du personnage et sa véracité historique. C’est sans doute ce qui a conféré à leur vie intellectuelle cette sagacité si particulière, là où d’autres peuples se sont laissé tétaniser par la rigidité de leurs croyances religieuses…
Md : Que nous dit l’Héraclès de Sophocle sur le thème de la mélancolie ?
Po : Si j’ai bien compris la question, je suis invité à raconter l’histoire. Car je ne vois pas comment on pourra y voir plus clair dans la mélancolie de cet Héraclès-là si on ne connaît pas l’histoire que nous raconte Sophocle.
Ph : Disons que ce serait une bonne initiative de ta part, si tant est que le récit est intact dans ta mémoire.
Po : Nous verrons… L’histoire commence par les lamentations de Déjanire, la femme d’Héraclès, qui se désole de l’absence prolongée de son époux, parti depuis quinze mois et n’ayant envoyé aucun message. D’autant qu’elle est tombée sur des tablettes sur lesquelles est indiqué que l’issue de son voyage pourrait être la mort : «Il y rencontrera son jour suprême ou, après le combat, passera le reste de sa vie paisiblement», dit-elle en reprenant les termes contenus dans la tablette. Sans nouvelles de lui et les jours passant, c’est donc la possibilité funeste qui s’impose à son esprit.
Elle demande alors à son fils Hyllos de faire le voyage pour la Lydie, car des informations sont parvenues qui disaient qu’Héraclès s’y trouvait pour y engager le combat. Ces mêmes informations ajoutent, comme explication de son absence, qu’il avait été vendu comme esclave à une femme lydienne, dont il était désormais libéré. Elles disent encore que c’est pour se venger du roi Eurytos, à cause de qui il a été vendu comme esclave, qu’il a décidé de marcher sur la ville.
Le fils accepte la mission que lui confie sa mère et part pour la Lydie. Mais peu de temps après arrive un messager, porteur de nouvelles rassurantes : Héraclès est vivant, il a vaincu Eurytos. Il s’attarde encore un peu, le temps de s’acquitter de certains sacrifices à Zeus et il sera parmi nous. Cependant, le messager n’arrive pas seul : il y a avec lui un cortège de captives.
Les malheureuses, qui ont perdu leurs pères et leurs époux, et qui ont été arrachées à la terre de leur patrie. Parmi elles une en particulier attire l’attention de Déjanire et suscite chez elle un violent sentiment de pitié. Elle devine en elle une noble naissance… Mais, très rapidement, une autre version des événements parvient aux oreilles de Déjanire. Selon cette version, Héraclès se serait épris d’une jeune femme, qui n’était autre que la fille du roi, mais celui-ci la lui aurait refusée.
C’est pour s’en emparer de force qu’Héraclès aurait conçu son entreprise guerrière. Et, vous l’avez compris, cette femme ne serait autre que celle qui avait attiré l’attention de Déjanire : elle viendrait en captive, mais aussi en celle avec qui Déjanire aurait à partager la couche de son époux ! Déjanire convoque le messager pour connaître la vérité et apprend de sa bouche que cette seconde version n’est pas fausse : son intention avait été de la ménager en lui présentant d’abord les choses comme il l’avait fait… A la joie de retrouver son époux succède donc chez Déjanire la colère et le dépit.
C’est à ce moment que lui revient en mémoire le présent que lui avait fait un centaure, Nessos de son nom. La nature du présent autant que les circonstances dans lesquelles il a été donné sont particulières, puisque c’est en livrant son dernier souffle de vie, après avoir reçu dans sa chair une flèche empoisonnée décochée par Héraclès, que le centaure lui avait adressé ces paroles : «… si tu recueilles le sang figé autour de cet endroit de la blessure où le venin de l’Hydre de Lerne a noirci la flèche, tu posséderas un charme puissant sur l’âme d’Héraclès et il n’aimera jamais aucune autre femme plus que toi».
L’allusion à l’Hydre de Lerne renvoie bien sûr à l’un des douze travaux : il faut savoir qu’en tuant ce monstre au corps de serpent et aux nombreuses têtes Héraclès avait pris soin de lui ouvrir le corps et d’y tremper ses flèches, qui devenaient de la sorte mortelles… Ces précisions sont importantes pour notre propos ! Héraclès en avait donc fait usage contre le centaure Nessos qui, chargé de faire passer Déjanire d’une rive à l’autre d’un fleuve, s’était laissé aller à ses désirs lubriques et devenait entreprenant. Ce qui n’avait pas échappé à l’attention d’Héraclès et avait provoqué sa colère.
Déjanire avait donc fait ce que le centaure lui suggérait de faire en recueillant du sang dans un flacon et voilà : elle y trempait maintenant une tunique. C’était son philtre d’amour qu’elle demandait maintenant au messager d’aller porter à Héraclès : «Porte en mon nom à Héraclès ce péplum au beau tissu, comme un don fait de mes mains…». Le messager part. Puis Déjanire est saisie d’un doute : elle a observé que la toison qui lui a servi pour enduire la tunique a disparu d’elle-même, sans que personne ne l’ait enlevée. Elle sera vite confortée dans ses craintes avec l’arrivée de son fils Hyllos, qui annonce la mort de son père et qui l’accuse, elle, d’être l’auteur du meurtre. Le fils témoigne de la scène qui s’est déroulée devant ses yeux lorsque son père s’est revêtu de la tunique : «La douleur mordait et tordait ses os, tandis que le venin de l’hydre sanguinaire le rongeait»…
Md : Le venin ? Il s’agit, je suppose, du sang de l’hydre, dans lequel Héraclès avait trempé la pointe de ses flèches, que Déjanire avait prélevé sur la plaie sanglante du centaure et dont elle avait ensuite enduit la tunique… C’est une très petite quantité de substance, finalement, qui a eu sur Héraclès cet effet dévastateur !
Po : Oui. Comme si la substance avait le pouvoir de s’augmenter ou de s’engendrer elle-même de blessure en blessure. Le sang de l’hydre est désigné un moment par le terme «bile noire». Or la bile noire, c’est la substance qui caractérise la mélancolie : vous voyez que, dès qu’on apporte cette précision, le récit revêt une dimension allégorique. Il y a un récit sous le récit, dans lequel les blessures sont psychiques et dans lequel l’Hydre de Lerne survit dans les âmes de chacun… Mais je continue : l’histoire n’est pas finie…
Dès qu’elle apprend de son fils ce qui s’est passé par sa faute, Déjanire se met à courir «çà et là par les demeures» et à pleurer. Puis elle salue son lit nuptial en lui disant qu’il ne la recevra plus jamais et se donne la mort en s’enfonçant une épée dans le flanc. On apprend entre temps que Héraclès, bien que mourant, n’est pas mort. Hyllos, le fils, se rend compte de son côté que c’est à tort qu’il a accusé sa mère de meurtre : que la tunique devait dans son esprit servir de charme pour reconquérir l’amour de son mari, et non pas du tout de moyen de le tuer.
La fin du récit est le tête-à-tête qui va avoir lieu entre le père mourant et le fils : Héraclès apprend de son fils que Déjanire n’a été finalement que l’instrument du destin. Il comprend que par elle une prophétie s’est accomplie. Il le dit en ces termes : «Il m’a été prédit autrefois par mon père que nul vivant ne me tuerait jamais, mais que la vie me serait enlevée par un habitant de l’Hadès. Ainsi, selon la parole fatidique, bien que mort, le sauvage centaure m’a tué». Puis il adresse une double demande à son fils que ce dernier mettra sur le compte de la souffrance et de la perte de la raison : la première, de le conduire au sommet du mont Œta et de mettre un terme à ses souffrances en le livrant au feu d’un bûcher et, la seconde, de prendre pour épouse Iole, la captive dont la beauté a été, bien que malgré elle, la cause de tant de malheurs, aussi bien chez les siens en Lydie que sous le toit de la demeure familiale du héros : «Qu’aucun autre homme ne s’unisse à celle qui a couché à mon côté», lui dit-il.
Ph : Etrange demande, surtout si on considère qu’elle intervient à la fin du récit : comment faut-il la comprendre ?
Md : Oui, on peut être d’accord avec le fils pour dire que les sens de son père sont altérés au moment où il formule cette demande. Il n’empêche : on peut quand même y deviner un message.
Po : La première demande suggère à mon avis que le seul remède au venin qui le ronge est d’être consumé par le feu dans un bûcher dédié à Zeus. Puisque le sommet du mont Œta est en effet un lieu consacré au dieu de la foudre. Que, d’autre part, le feu détruit, mais qu’il unit aussi en une flamme d’amour. Je considère donc que le sens allégorique de cette demande est plein de sagesse. Si mon intuition est bonne, cela suggère que la deuxième demande cache aussi, derrière sa folie apparente, une signification plus profonde. Qui est peut-être que la beauté, quelles que soient les drames qu’elle provoque parmi les hommes, doit quand même être honorée. Y compris et en particulier par celui qui a eu le plus à en souffrir. Sans céder à quelque humeur qui serait justement contaminée par de la «bile noire» ! La fermeté avec laquelle Héraclès formule ses demandes, alors que son corps est livré à l’atrocité des souffrances —fruit amer de son expérience—, me font penser qu’il y a quelque chose de plus que de la folie.
Md : La première demande serait à vocation curative tandis que la seconde serait à vocation préventive. C’est une explication qui se défend.
Ph : Pourquoi, à votre avis, Zeus a-t-il fait cette prophétie au sujet de son fils : qu’aucun vivant ne le tuera, mais qu’il mourra par un être qui est déjà mort ?
Po : Aucun vivant ne le tuera, parce qu’il est doté d’une puissance telle qu’aucun vivant ne peut le vaincre, étant fils de Zeus. Mais les morts ont d’autres ressources. C’est ainsi que, vivant, le centaure a succombé à la flèche empoisonnée. Elle était empoisonnée, cela veut dire qu’elle portait en elle la colère d’Héraclès, après que ce dernier ait aperçu Déjanire livrée aux caresses. Mais, mort, le centaure a pu instiller clandestinement ce qui, une fois mêlé à son sang, était devenu son propre venin, dans le cœur de l’épouse : c’est-à-dire de celle face à qui Héraclès est sans défense, contre qui il est sans soupçon.
Déjanire ne prémédite pas sa vengeance, mais sa naïveté s’en charge pour elle. Dans ce qu’elle croit être un philtre d’amour qui va lui rendre son mari, il y a, cachée, une rancœur : la rancœur empoisonnée de la femme qui se sent délaissée au profit d’une jeune rivale. Là où Héraclès utilise l’arme de la flèche pour atteindre ses adversaires, Déjanire —et derrière elle le centaure— utilise la tunique au beau tissu. Cette pollution de l’amour par le ressentiment, dirions-nous en langage moderne, est justement ce qui va détruire Héraclès : le ronger dans tout son corps et le vider de sa force.
Ph : Mais la prophétie évoque l’idée d’inéluctabilité.
Po : L’inéluctabilité vient du fait que, malgré sa puissance surhumaine, Héraclès ne peut pas se passer d’un refuge d’amour. Or sa puissance divine, mêlée au sang de l’hydre, le pousse immanquablement à créer une situation par rapport à laquelle son refuge devient lui-même le lieu d’une production de bile noire. Laquelle détruit secrètement l’amour. Dans le récit, Héraclès use de violence pour arracher Iole à son père. Cette hybris, cette violence de la démesure, a un contrecoup nécessaire dans le cœur de Déjanire.
La figure du centaure représente en réalité tous les hommes qui ont suscité la colère d’Héraclès et qu’il a tués. C’est cette même violence, dans la mesure où elle était vouée à porter finalement atteinte à l’amour au sein de son foyer, qui le rejoint pour le détruire, par où il ne s’y attend pas. Héraclès le dit : «Jamais ni l’épouse de Zeus, ni l’odieux Eurysthée, ne m’ont fait tant de mal que la fille rusée d’Œnée», à savoir Déjanire. En parlant de l’épouse de Zeus et d’Eurysthée, il désigne ceux par qui il a eu à affronter tant de périls avec ses douze travaux.
Md : Je reconnais que ce récit n’a pas grand-chose à voir avec celui d’Euripide, dans lequel Héraclès se tourne contre sa femme et ses propres enfants.
Po : Il y a pourtant quelques similitudes. Dans le récit d’Euripide, Héraclès bascule dans la folie après avoir tué Eurysthée. Il est en proie à une furie qui lui fait prendre ses enfants pour ceux de son ennemi, et c’est encore en usant de son arc et de ses flèches qu’il accomplit son forfait. Le texte précise un moment : «Héraclès roulait les yeux d’une Gorgone». Or la Gorgone est un monstre féminin proche de l’Hydre de Lerne.
Par ailleurs, on trouve dans les deux textes cette indication que, une fois les douze travaux accomplis, Héraclès n’est plus protégé contre la folie. C’est-à-dire par la possibilité que sa propre puissance se retourne contre lui-même : qu’il devienne son propre ennemi !
Ph : Voilà sans doute ce qui représente le grand danger de l’Occident, dont Héraclès est une figure à la fois emblématique et prophétique. Mais si, comme l’affirme le texte du pseudo-Aristote, Héraclès illustre la maladie de la bile noire, qu’on traduit par «mélancolie», il est clair qu’on a affaire à une maladie qui ne correspond pas tout à fait à ce qu’on entend de nos jours par ce mot. Et se pose alors la question de savoir pourquoi il y a eu ce glissement dans la définition, et à quoi il correspond. A moins que cette différence ne soit pas si grande qu’il n’y paraît. Dans tous les cas, il convient d’y regarder de plus prés.