L'Occident qui se mobilise aujourd'hui contre l'antisémitisme ne nous fera pas changer d'opinion sur le fait que le soutien qu'il apporte à Israël n'est pas tant un soutien par amour du Juif qu'une manière de faire d'une pierre deux coups : d'abord se débarrasser sur son sol de la population juive la plus extrémiste et donc la plus susceptible de réveiller chez les Occidentaux de souche chrétienne d'anciens sentiments hostiles au Juif et, ensuite, utiliser l'Etat d'Israël comme avant-poste dans une zone à forte valeur stratégique.
Dès la fin de la seconde guerre mondiale, les dirigeants occidentaux ont vu quel avantage il y avait à disposer au Moyen-Orient d'un pays dont la population serait fanatisée au service de la réalisation d'anciens rêves bibliques. La plus grande menace alors était le nationalisme arabe et ses accointances avec la puissance soviétique. Après la guerre froide, cette menace a en grande partie disparu. Seulement voilà, l'Etat juif était là et personne - en dehors peut-être du monde arabe, et encore - ne voulait voir la population juive israélienne reprendre le chemin des pays d'où elle venait.
De plus, il y avait une menace d'une autre nature, plus diffuse mais que l'on pouvait rendre plus visible aux yeux de l'opinion occidentale : l'islam et ses liens possibles avec le terrorisme. A vrai dire, le danger de l'islam n'est pas seulement ce dont on a besoin pour prolonger une politique de soutien à Israël. C'est aussi un repoussoir à partir duquel l'Occident tout entier entend réaffirmer son identité en tant que civilisation. Or si Israël pouvait continuer à exciter le monde musulman de telle sorte que l'islam montre de lui-même un visage inquiétant, c'est un moyen parfait pour développer cette politique d'affirmation identitaire... D'affirmation négative, par rejet de l'autre.
Disons à ce propos que l'on voit se constituer une alliance curieuse entre les Juifs sionistes et la droite anciennement antisémite autour de ce double objectif : le maintien d'un avant-poste occidental au cœur du Moyen-Orient pour parer au risque de l'émergence dans le monde d'une puissance d'obédience islamique et, d'un autre côté, l'entretien de la menace que peut représenter l'islam dans l'opinion du plus grand nombre au sein des populations occidentales.
Ce qui signifie que l'islam est doublement instrumentalisé : pour justifier la poursuite d'une occupation par les Juifs sionistes de la terre de Palestine et pour nourrir la peur de l'autre sur laquelle s'appuient les courants de la droite populiste un peu partout en Occident.
Face à cette instrumentalisation, que faisons-nous ? Quelle réponse développons-nous ? Y a-t-il en nous un bon joueur d'échec capable de proposer une parade intelligente, en dehors des réactions immédiates et prévisibles par lesquelles nous nous laissons souvent manœuvrer ?
De mon point de vue, des alliances nouvelles sont à créer chez nous de manière à, non seulement rendre vaines et injustifiées les peurs qu'on cherche à susciter autour de l'islam, mais aussi faire de l'islam une proposition de civilisation qui ait sa propre modernité, sa propre capacité à vaincre ses anciennes rigidités théologiques au service de l'homme pluriel et universel de nos temps présents. Il ne s'agit pas ici de complaire à l'Occident et à ses valeurs, mais au contraire à se donner le moyen de répliquer avantageusement à une politique par laquelle ce même Occident cherche à manipuler l'islam à son profit - réel ou supposé.
A court comme à long terme, nous avons tout à gagner d'un islam réinventé, qui apporte un nouveau souffle à nos populations comme au monde, loin de la vulgarité déprimante de toutes les rhétoriques identitaires en lesquelles la pensée islamique a si longtemps baigné.
Nos intellectuels ont du pain sur la planche, de ce point de vue. Et si l'on m'objecte ici qu'il faudrait commencer par s'assurer que nous avons bien des intellectuels chez nous, que ce ne sont pas tous les soldats idéologues des anciennes dictatures ou les milices intellectuelles agissant au service des plans expansionnistes de l'Occident, je répondrais en usant du fameux dicton que la fonction crée l'organe.