Sur le front intérieur, il y a longtemps que le point de non-retour a été atteint. Et il y a plusieurs scénarios possibles. Soit que cette opération de démantèlement systématique des institutions démocratiques se poursuive de telle sorte que nous soyons tout simplement ramenés à la case dictature, et ce jusqu’à ce que la roue de l’Histoire daigne nous accorder une nouvelle chance, à nous, à nos enfants, à nos arrière-petits-enfants : on ne sait pas… Nous aurons vécu un printemps de liberté de courte durée. Soit que l’élan révolutionnaire parvienne à puiser en lui-même un second souffle et que, de la même manière qu’il a surgi de façon soudaine et inattendue dans le passé, il réitère son exploit en bousculant et renversant l’ordre autocratique.
Un troisième scénario, qui est en réalité un leurre, que nous racontent certains esprits soit naïfs soit bonimenteurs, c’est que le processus de démantèlement auquel nous assistons débouche comme par enchantement sur une démocratie dotée d’une virginité miraculeuse, d’où tous les méchants et les corrompus auraient été expurgés. Ce scénario voudrait s’infiltrer sur la liste des futurs possibles, mais il est recalé à l’épreuve de la pensée critique. En sorte que les seuls vrais scénarios dont on dispose sont les deux premiers mentionnés. Et nous prions pour que le second ait les faveurs de la providence.
Sur le front extérieur, il y a également un point de non-retour qui a été atteint avec cette guerre lancée par Poutine. L’incursion de l’armée russe en Ukraine engage une confrontation Est-Ouest de grande ampleur qui peut à tout instant prendre une tournure nucléaire et qui va justement mobiliser de grandes énergies diplomatiques afin qu’une chose pareille n’arrive pas.
Mais que ça arrive ou non, le fossé est désormais creusé, et il est profond, et il va nous projeter à nouveau dans une nouvelle bipolarité meurtrière. Ce point, c’est ce qui est sûr. Maintenant, et sur cette base, il y aussi des scénarios possibles.
Laissons celui du cataclysme nucléaire : s’il arrivait, nous ne serions sans doute plus là pour essayer de reconstruire quoi que ce soit. Nous sommes dans l’hypothèse où, de part et d’autre, on aura fait preuve de la retenue nécessaire.
Un premier scénario serait que Poutine réussisse son invasion et obtienne la reddition de l’armée ukrainienne et la soumission de la population. La réaction des pays européens, des pays baltes et de la Finlande au nord jusqu’à la Grèce et la Bulgarie au sud vont être dans une tension permanente. Avec cette idée que le même argument de la sécurité de la Russie pourrait être invoqué qui permettrait à Poutine de poursuivre sur sa lancée en les annexant.
Les sanctions et autres mesures d’isolement se renforceraient et accentueraient du même coup la tension côté russe. La planète entière vivrait à nouveau cette situation de menace nucléaire que le monde a connue dans les années 60, quand l’Otan et l’Union soviétique passaient leur temps à installer des missiles à têtes nucléaires aux portes du voisin.
Le second scénario est celui de l’enlisement en Ukraine : l’armée russe subirait une guerre d’usure de la part de la population transformée en milices. Les actes de bravoure des Ukrainiens seraient relayés par le monde. Les Russes seraient dans le rôle de l’occupant, cependant ils auraient perdu la guerre de l’image et se sentiraient pris au piège. Mais comment faire machine arrière ? Seulement, là encore, le risque d’un geste désespéré ne serait pas à exclure. Et le même mécanisme paranoïaque qui a joué dans la décision de l’invasion pourra cette fois joué dans un geste de fuite en avant.
Bref, il faut s’attendre à des années de grande incertitude, en conjurant le sort afin qu’il éloigne de nous le pire. Mais on n’est pas complètement obligés de contempler les choses passivement. Le monde a besoin d’une configuration nouvelle. Ça concerne la relation entre l’Europe et la vaste Russie, tout comme ça concerne la relation entre ces deux-là et nous autres, pays arabes.
Il est temps qu’on sorte du rôle du colonisé ou du post-colonisé et qu’on joue pleinement notre rôle d’acteur au service d’un monde nouveau, sachant panser ses blessures et construire l’avenir avec les autres ; recueillant l’aide d’autrui quand nécessaire et prodiguant la sienne quand les autres en ont besoin… Et ils en ont besoin.
La réduction des armes nucléaires, qui est une nécessité de l’Histoire si on veut épargner à nos enfants le risque de vivre constamment sous la menace d’une grande déflagration, c’est une œuvre qui, au-delà des pays détenteurs de l’arme, concerne tout le monde. Il n’y a pas lieu de se maintenir en retrait : c’est le même travail qui, d’un côté, exige des uns et des autres qu’ils renoncent à leurs armements et qui, d’un autre, imagine des formes nouvelles de coopération que les peuples pourraient engager dans leurs relations les uns avec les autres.