On trouvera chez certains philosophes du 20e siècle une analyse du conflit Israélo-palestinien qui n'a rien perdu de sa pertinence. C'est le cas par exemple de Gilles Deleuze, dont il semble d'ailleurs que la position forte et claire ait été occultée dans le monde intellectuel aussi violemment que le droit des Palestiniens l'a été dans le monde politique par l'ordre occidental des choses…
Deleuze n'était pas Juif. Mais ce n'était pas pour cette raison qu'il était sans concession à l'égard du projet sioniste. Car d'autres philosophes, Juifs ceux-là, ont eu aussi une position critique. C'est le cas de Jacques Derrida.
La position du philosophe juif à l'égard du problème palestinien est particulière. Elle se caractérise généralement par deux choses : l'exigence de ne pas se désolidariser du peuple juif, de ne pas renier sa judéité et, d'autre part, la possibilité d'adopter une attitude sévère sans risquer d'encourir l'accusation d'être antisémite. La critique derridienne du sionisme laisse en tout cas apparaître ces deux aspects.
Maintenant, il y a également des philosophes juifs qui ont soutenu le projet sioniste. C'est le cas d'Emmanuel Levinas et, avant lui, d'un penseur moins connu mais qui a joué un rôle important dans l'histoire de la philosophie en général et dans le développement d'une pensée philosophique juive en particulier : Martin Buber. Ce dernier en particulier a accompagné le projet sioniste, y a pris part, mais avec l'idée que le projet en question n'avait de sens que dans la mesure où il permettait de révéler au monde une expérience de la justice qui lui faisait défaut. C'est le sionisme messianique, qui s'oppose au sionisme nationaliste et qui fait de la population arabe de Palestine un partenaire incontournable qu'on ne saurait occulter.
Le sionisme de Buber était donc un sionisme critique qui ne cessait de mettre en garde contre l'oubli du problème arabe. Peut-être était-ce davantage par souci du projet sioniste lui-même que par égard pour la population autochtone. Mais la présence de la partie arabe n'était pas évacuée. Au contraire, elle était exigée.
Autre figure de la pensée juive et qui a également joué un rôle dans la réalisation du projet sioniste : Hannah Arendt compte parmi ces éléments critiques qui déplorait le peu d'échanges entre Juifs et Arabes. Voire la politique d'ignorance réciproque qui caractérisait la relation entre les deux dès le mandat britannique, à l'époque où la présence juive était modeste et cependant assez importante pour créer les conditions d'un dialogue.
Ce point est important parce qu'il fait signe vers le seul lieu à travers lequel le projet juif pourrait donner lieu, côté palestinien, à un projet de renouveau équivalent et où le refus de l'ordre colonial s'affirmerait dans le rappel d'une relation abrahamique à Dieu qui ouvre la possibilité d'un partage de la terre. On sait malheureusement à quel point la réalité historique a été différente…
Pour résumer le propos, la voix des philosophes a été une voix critique à l'égard du sionisme, même quand il s'agissait de philosophes juifs et même quand ces philosophes juifs soutenaient le projet sioniste dans son principe. Ceux dont la voix n'a pas été critique sont des philosophes qui étaient d'abord des "intellectuels militants" au service d'Israël. Ou alors des philosophes timorés qui craignaient d'exprimer une position qui leur vaudrait l'étiquette d'antisémite de la part d'un certain lobby politico-médiatico-intellectuel. Ou alors encore des philosophes qu'un sentiment anti-arabe hérité des époques coloniales amenait à voir dans l'Etat d'Israël le continuateur en terre de Palestine d'une œuvre restée inachevée en Algérie et ailleurs : celle de l'affirmation de la supériorité de l'Occident sur l'Orient en général et sur l'Orient musulman en particulier.