On s’est interrogé, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sur la question de savoir si l’évolution de la pensée occidentale n’avait pas une responsabilité dans l’émergence d’une barbarie d’un genre nouveau : une barbarie à grande échelle, minutieusement organisée, scientifiquement préparée dans les laboratoires…
D’aucuns ont considéré que la destruction de la tradition judéo-chrétienne et la traque systématique de ses vestiges dans les cercles intellectuels — de gauche comme de droite — avaient préparé les conditions mentales de ce grand dérèglement décomplexé. Le choc suscité par la découverte des camps de la mort et de toutes les atrocités pratiquées durant la guerre a fait penser que tout cela ne pouvait pas seulement être imputé à la folie d’un homme – Hitler – ou même à celle d’un régime – le nazisme…
Ce par quoi on a cru pouvoir remplacer cette tradition judéo-chrétienne, a-t-on considéré, n’avait ni le pouvoir ni l’autorité d’empêcher l’homme de se transformer en monstre si son intérêt ou même son envie le lui dictaient. Le stalinisme, plus tard, devait servir par ses propres abominations d’argument supplémentaire. D’où l’idée qu’il aurait été peut-être bon de… faire machine arrière ! (On voit aujourd’hui qu’au nom de Dieu et de son culte exclusif on est aussi capable d’atteindre à des sommets de barbarie… Mais ce culte, précisément, sort, lui aussi, du cadre de toute tradition)
Au prix de lectures plus ou moins hasardeuses de leurs œuvres, des philosophes majeurs comme Nietzsche ou même Heidegger ont été amenés à la barre des accusés. Certains écrivassiers, en mal de célébrité, voulaient même tirer parti de cette affaire pour se présenter comme des fins limiers, des tombeurs de ces géants de la pensée philosophique, des champions de vertu qui auraient traîné ces personnages devant le tribunal de l’humanité…
Ce n’était pas le cas d’Emmanuel Levinas, dont la dénonciation s’est élargie à la pensée occidentale, en général, et qui a pris une tournure strictement philosophique, loin des projecteurs comme des accusations inconsidérées. Mais lourde d’enjeux. Pour lui, l’éthique devait prendre la place de la question de l’être comme préoccupation centrale de la philosophie. Ce qui est premier, et à côté de quoi la philosophie occidentale passe depuis sa naissance platonicienne, c’est l’infini qui surgit à travers le visage de l’autre…
Levinas n’a de cesse de nous attirer, dans le prolongement d’une pensée héritière de la Bible, sur ce terrain d’une expérience fondamentale : le bouleversement de soi dans la rencontre de l’autre et l’expérience d’un sourd impératif d’accueil… La manifestation de Dieu pour l’homme et la réponse infinie qu’on oppose à l’irruption de l’étranger tournent toutes les deux autour du… visage !
Bref, Levinas conçoit en somme une naissance juive à la philosophie. N’est-ce pas dans la Bible que résonne d’abord l’appel du visage comme lieu de manifestation du divin ? Ce déplacement de l’univers grec vers l’univers juif, et donc monothéiste, marque quand même l’audace d’un renversement, où il ne s’agit donc pas pour lui de ménager simplement à la pensée juive une place au sein de la tradition philosophique issue de la Grèce, mais de lui conférer une place première et fondatrice. Notons que cet acte, quel que soit l’écho qu’il va recueillir dans la communauté philosophique européenne, interpelle également tous ceux qui se reconnaissent, à un titre ou à un autre, comme les héritiers de la tradition monothéiste dans son ensemble… Musulmans compris, bien sûr. Car ce moment fondateur de la philosophie met en même temps le doigt sur une dimension essentielle de l’héritage religieux du monothéisme.
Levinas, en fait, a eu peu d’adeptes mais on peut dire quand même qu’il y a un avant et un après-Levinas dans l’histoire de la pensée européenne du XXe siècle.
Le débat s’est considérablement élargi. La critique heideggerienne de la métaphysique n’est plus seule à se faire entendre. La tradition monothéiste est, désormais, un acteur possible du débat sur le sens de l’expérience philosophique de l’homme. Et, sur ce terrain, il sera rejoint par d’autres. En particulier par Paul Ricœur qui, lui aussi, assumant son engagement de chrétien protestant, s’inscrit à sa façon dans la tradition monothéiste… La question de l’éthique est reprise par lui, avec la priorité qui lui est accordée par Levinas. Mais il s’oppose à ce dernier en affirmant que l’expérience du visage de l’autre ne correspond à une expérience fondatrice que si le soi est déjà ouvert sur autrui… «S’il y a entre vous et moi quelque différend, écrit-il à Levinas, il se situe exactement au point où je soutiens que le visage de l’autre ne saurait être reconnu comme source d’interpellation et d’injonction que s’il s’avère capable d’éveiller ou de réveiller une estime de soi…»
Sans rentrer dans le détail de ce débat, on retiendra que, dans le cas des deux penseurs, la primauté de l’éthique s’accompagne d’une réappropriation du texte biblique à travers une approche qui, dans le cas de Ricœur, s’inscrit dans la tradition herméneutique…
Ce retour vers le texte religieux qui se veut, non pas en marge de la philosophie, mais en son cœur, est un fait qui ne peut pas ne pas interroger le penseur de tradition musulmane. Est-il exempté d’une… «Réponse»?
Il ne l’est pas… Pas, s’il a l’intelligence que la tradition monothéiste dont il est l’héritier est une tradition… en partage. Pas, non plus, s’il a l’intelligence que la tradition philosophique est, de son côté, une tradition qui transgresse naturellement les frontières culturelles !