Les grands textes de la tradition abrahamique plongent leurs racines dans les récits des anciennes civilisations moyen-orientales, en y introduisant une rupture. Leur nouveauté n’est pas qu’ils soient sans dette aucune envers les mythologies mésopotamiennes, mais qu’ils y opèrent un renversement. Nos trois protagonistes se penchent sur la question, avec sans doute quelque idée derrière la tête.
Ph : Vous savez tous que, depuis la fin du 19e siècle et les travaux de recherche archéologique qui ont été menés autour de la région du Moyen-Orient et en particulier autour de l’ancienne Mésopotamie, beaucoup de récits qu’on croyait d’origine biblique se sont révélés avoir été empruntés par les rédacteurs de la Bible aux récits mythologiques issus de cette partie du monde.
Bien sûr, la chose ne manque pas d’alimenter certains commentaires sarcastiques dans le camp des «sceptiques», du type : «Hé quoi, c’est ça qu’on veut nous présenter comme un texte divin ? Un recueil de plagiats mal déguisés !» On comprend la remarque, mais je voudrais vous montrer qu’elle n’est pas si pertinente qu’il n’y paraît et, en partant de là, j’espère aussi apporter une réponse à ceux qui, dans l’assistance, s’étonnent de nous entendre évoquer l’hypothèse d’une recréation du récit du Verbe, comme nous l’avons fait la dernière fois. Le lien que je fais entre les deux sujets vous apparaîtra plus tard…
Po : Ce qui est surtout connu en cette affaire, c’est le récit du déluge qu’on a retrouvé, je crois, dans les tablettes relatant la fameuse épopée de Gilgamesh.
Ph : Oui, mais ce n’est pas le seul récit à nous mettre devant le cas d’une version antérieure à la Bible. Celui du jardin d’Éden a également des résonances dans des textes sumériens. Comme celui qui raconte l’histoire des dieux Enki et Ninhursag. L’histoire, si vous voulez bien que je vous la présente brièvement, est très différente de celle qu’on trouve dans le texte de la Genèse.
D’abord parce que les habitants de l’Éden ne sont pas ici les tout premiers hommes —Adam et Eve—, mais les deux divinités dont je viens de citer les noms. Ensuite, parce que le lieu n’est pas un jardin au départ : il le deviendra au terme du récit. La scène du début est celle d’une terre stérile, en laquelle le dieu Enki va faire jaillir l’eau et la verdure grâce à ses attributs masculins. On est en présence de cette dimension phallique de la divinité telle qu’elle se retrouve dans de nombreux récits mythologiques à travers les continents.
Ici, après avoir fécondé la terre, c’est Ninhursag —divinité féminine— que le dieu Enki va ensemencer. De leur union va naître une autre divinité féminine: Ninsar. Qui va à son tour éveiller le désir du dieu masculin. Le passage à l’acte ne manque pourtant pas de provoquer chez lui quelques hésitations. Mais un certain Isimu, qui est présenté comme l’homme de confiance du dieu et qui a la forme d’un serpent, l’aide à vaincre ses scrupules : «Embrasse donc cette jeune et belle enfant», lui dit-il. Et le dieu lui prête une oreille favorable.
Ainsi Enki s’accouple à sa propre fille et, au bout de neuf mois, naissent de celle-ci deux autres divinités féminines, dont l’une préside aux plantes qui servent au filage tandis que l’autre est la patronne des activités du filage… Vous notez d’un côté la présence du serpent, d’un autre celui du filage qui permet ensuite de tisser, puis de se vêtir, donc de cacher sa nudité. Ce sont des éléments de ressemblance avec le récit de la Genèse.
Vous notez aussi que le désir sexuel joue un rôle essentiel pour abolir l’ordre de la stérilité qui règne dans le monde, mais nous ne sommes pas pour autant dans un jardin. Le jardin tarde à venir. Sans doute parce que le désir sexuel souffre de cette incontinence qui le rend aveugle. D’ailleurs les aventures incestueuses d’Enki ne s’arrêtent pas là. Après sa fille Ninsar, voilà qu’il se tourne vers la fille de celle-ci — qui est à la fois sa fille à lui et sa petite-fille : Uttu, la déesse du filage. Il s’accouple à elle en lui faisant croire qu’il dépose en son corps des graines qui donneront des fruits. Mais aussitôt qu’elle découvre la tromperie, Uttu va se plaindre auprès de Ninhursag. Laquelle s’empresse d’extraire les graines de son ventre, et de les mettre en terre pour qu’elles donnent des plantes dont les fruits ne seront pas comestibles.
Mais voilà que le dieu Enki, tout à son appétit insatiable, ne résiste pas à la curiosité de mordre dans ces fruits qui ne sont pas défendus, mais dont la consommation lui sera quand même fatale — conformément sans doute aux vœux de Ninhursag et de sa colère. En effet, des graines semées avaient poussé huit plantes, et comme Enki avait goûté du fruit de chacune d’entre elles, son corps était maintenant atteint en huit endroits différents, en huit organes : il dépérissait dans d’atroces souffrances, sans possibilité de guérison.
Aucun dieu ne pouvait lui venir en aide, sinon Ninhursag qui, elle, n’en avait aucune intention. La situation s’éternisait, aussi insupportable que désespérante, jusqu’au moment où Ninhursag s’est laissé attendrir. Et là on va tomber sur un nouvel élément de ressemblance avec le récit de la Genèse.
La déesse commence par enlever les maladies dans les huit organes où elles s’étaient déclarées et, sur sa lancée, portée pour ainsi dire par un élan de bonté, elle transforme les plantes en sources de guérison plutôt que de maladie, et les maladies elles-mêmes en divinités correspondant chacune à un des organes qui avait été atteint… parmi lesquels la côte. Comme Eve bien plus tard, la déesse Ninti va ainsi naître de la côte.
Dès lors, le couple de départ ayant retrouvé l’amour, et le dieu Enki ayant payé par la souffrance de son corps les écarts de conduite que provoquait chez lui son appétit indompté, le jardin est désormais là, avec ses puits et sa verdure, ses plantes qui guérissent et ne tuent pas, ses fruits qui nourrissent tout en donnant du fil qui permet de se vêtir.
Md : Voilà un récit qui, s’il l’a lu, a pu conforter Freud dans l’idée que le désir sexuel est omniprésent dans la psychologie de l’homme, dans ce qu’il peut avoir de plus contraire aux interdits sociaux. Car pour lui, il fait peu de doutes que toute cette histoire n’est rien d’autre que la «projection» sur les dieux de fantasmes purement humains.
Po : Freud se faisait de l’art en général, et de la production de récits en particulier, une idée particulièrement indigente : selon lui, l’homme n’aurait jamais cessé d’exprimer ses désirs sexuels. Quels que soient les détours qu’il aurait empruntés, c’est toujours à viser ce même but qu’il aurait consacré toute son énergie. Quelle trouvaille ! Et dire que des générations et des générations d’apprentis intellectuels se sont enthousiasmés sur la prétendue audace de pareille «vérité»…
Mais laissons Freud à ses fumisteries. Au-delà de cet aspect qui a trait au désir sexuel, et au fait que les dieux prennent sur eux d’en montrer le visage le plus débridé et le plus repoussant à travers leurs agissements — ce qui, après tout, peut avoir une fonction pédagogique comme moyen de se détourner de la tentation, car on a vu ce qu’il en a coûté au dieu Enki d’avoir fait ce qu’il a fait… au-delà de cet aspect, donc, je suis frappé par le caractère épars des éléments de ressemblance avec le récit de la Genèse. On peut difficilement contester le fait que le texte biblique ait puisé dans une version ou une autre du récit sumérien, qui lui est antérieur de plusieurs siècles, mais on ne voit pas selon quelle logique. C’est comme si on s’était contenté de piocher au hasard dans la «boîte à images» d’une ancienne histoire pour en fabriquer une nouvelle, toute différente.
Ph : Absolument. Ce qui rend inconsistante l’accusation de plagiat. Non seulement le récit biblique n’a pas cherché à ressembler à celui qui l’a précédé, mais il a cherché plutôt à montrer qu’il s’en sépare. C’est-à-dire qu’avec les mêmes éléments il propose une histoire tout autre. Telle était l’intention à mon avis : faire ressortir la rupture. Et, si on admet ce point, la question qui se pose est de savoir ce qui a motivé la rupture.
Une première hypothèse à ce sujet serait de type platonicien. Dans sa République, Platon s’en prend à Homère à qui il reproche de présenter les dieux dans des situations désavantageuses, car honteuses et indignes de leur nature divine. On peut donc penser que le texte biblique a le souci de prendre congé de cette manière de représenter les dieux. Il aurait donc utilisé un certain matériau mythologique qui est déjà présent dans les esprits, à travers les images telles que le jardin, le serpent qui est de mauvais conseil, le fruit dont il faudrait se garder de manger, la côte qui sert de lieu de naissance, pour offrir un récit différent en lequel la divinité du dieu est présentée sous un jour nullement haïssable ou méprisable, mais au contraire honorable…
Md : Je devine que cette hypothèse n’a pas ta préférence. Et je crois que je ne lui accorderai pas non plus la mienne.
Ph : En effet. Mais le mieux est de laisser s’exprimer toutes les hypothèses possibles avant de se prononcer.
Po : Il me semble qu’il faut accorder une importance particulière au fait que le récit de la Genèse remplace les dieux par les hommes comme acteurs.
Ph : Oui, ça marque un changement de perspective décisif.
Po : Je note à travers ce récit que les Sumériens se comportaient avec leurs dieux comme les Grecs, c’est-à-dire en en faisant le lieu idéal du combat que l’homme mène contre lui-même et en lequel il est livré à ces deux forces que sont les forces qui tirent vers le beau et celles qui ramènent vers la laideur. On se souvient que les dieux grecs partagent avec les humains cette même parenté avec les Titans, lesquels incarnent la puissance brutale qui œuvre dans le sens de l’instauration de l’ordre du chaos. Grâce à cette ressemblance, l’homme peut se voir à travers les dieux.
En prenant part à leurs combats, c’est sur le terrain de son propre combat intérieur qu’il peut s’engager. Voilà dans quel sens je parlais tantôt d’une vocation pédagogique du récit. Mais on assiste chez les grecs au remplacement progressif des dieux par les héros. Les héros, comme vous le savez, sont des humains mais avec une ascendance divine. De plus, on assiste dans l’Iliade et l’Odyssée au passage, à l’intérieur même du monde des héros, d’un modèle à un autre. Nous l’avons vu : d’Achille à Ulysse nous abandonnons le modèle du héros brutal et impitoyable qui a pourtant du sang divin dans les veines pour accueillir le modèle du héros dont l’ascendance divine se fait plus incertaine mais chez qui la ruse a pris la place de la force brute et chez qui la compassion est un sentiment possible…
C’est Ulysse qui, face à la folie meurtrière d’Ajax, prononce ces mots dans la tragédie de Sophocle : «Bien qu’Ajax me haïsse / j’aperçois en lui, dans la folie même / quelque chose de mien». Ulysse n’a pas de sang divin dans les veines, mais il a les faveurs des dieux de l’Olympe et c’est à lui qu’échoit le privilège de visiter vivant le séjour des morts. Ce qui le rapproche d’Orphée et lui donne une part d’immortalité… On a donc d’un côté une humanisation des dieux à travers l’arrivée des héros et, d’un autre côté, une humanisation des héros à travers l’arrivée du modèle «ulyssien».
Md : Le miroir en lequel l’homme se voit dans son propre combat intérieur s’humanise donc doublement avec les Grecs…
Po : Oui, c’est bien ça : le dieu migre vers l’humain. Mais, en un sens, l’homme est toujours du côté du spectateur. Parce que le héros a beau nous ressembler, il demeure un modèle idéal. Il demeure inaccessible au commun des mortels. Tandis qu’avec le récit biblique, Adam et Eve sont des humains : des humains comme nous.
Ph : Et donc ?
Po : Et donc, en descendant sur scène, en devenant l’acteur principal du drame, l’homme n’est plus un spectateur qui se voit lui-même à travers des dieux ou des héros qui lui ressemblent. Il est désormais au centre et, étant au centre, il se découvre comme essentiellement un être de dialogue. Dès qu’il occupe la scène s’ouvre pour lui l’espace de ce qu’on pourrait appeler l’altérité absolue, qui n’est pas celle des dieux au pluriel, mais du Dieu au singulier. Qui est le Créateur de toutes choses…
Md : Dès qu’il se pose au centre de la scène, il se trouve comme projeté hors d’elle pour y remettre la divinité, mais cette fois en ce qu’elle a d’absolu dans sa puissance : non ?
Po : Oui, c’est ça le changement de perspective. Il ne s’agit pas de se voir dans le prisme des dieux pour être plus humain, il s’agit d’être en dialogue avec le Dieu pour devenir son allié. Et c’est porté par la parole du dialogue que l’homme conçoit désormais, non seulement son combat intérieur, mais son action dans le monde. A vrai dire, le combat intérieur passe au second plan : c’est la dynamique de l’action au sein de la parole du dialogue qui prime et qui sert de moyen de transfiguration du laid en beau.
Ph : Tu mets le doigt sur quelque chose de beaucoup plus essentiel, bien sûr. Mais je ne voudrais pas que ce changement d’acteurs sur la scène du drame nous dispense d’examiner le reste du récit du point de vue de cette question de la rupture. Il n’est pas exclu que le passage du premier récit au second nous réserve d’autres enseignements importants…
Md : La version sumérienne présente un intérêt particulier du point de vue de la médecine. Elle suggère que le mal qui atteint les organes est la conséquence d’une vie déréglée, gouvernée par un désir débridé, et qui ne se met pas en peine de séparer ce qui est bon de ce qui ne l’est pas dans ce qui est convoité. Elle suggère aussi que les fruits nocifs, ceux dont la consommation porte atteinte à la santé des organes, sont ceux dont les plantes ont germé dans la violence de la tromperie et du mensonge. C’est à méditer, même si un certain esprit critique bien de son époque —la nôtre— trouverait cette étiologie très naïve.
Mais c’est le remède qui me paraît encore plus intéressant. Parce que son action déborde le corps atteint pour toucher tous les corps. Puisque c’est à partir de ce qui a constitué le mal dans le corps du dieu que va naître ce qui guérit en général. C’est une sorte d’alchimie divine. Et doublement divine, même, puisque des organes atteints vont naître des divinités protectrices et qui sont sources de vie. Et pourquoi ce renversement ? Pourquoi cette alchimie ? Parce que la haine s’est muée en pardon. C’est ça, en définitive, qui transforme le désert en jardin, le poison en remède et qui fait enfin que des organes qui peuvent être le lieu d’abominables souffrances se transforment eux-mêmes en lieux d’où surgit le divin…
Po : Voilà qui fait écho à cette parole d’Eschyle, pour qui la sagesse nait de la souffrance : «Même dans notre sommeil, la douleur qui ne peut s’oublier tombe goutte à goutte sur notre cœur, et dans notre désespoir, malgré nous, par la grâce terrible de Dieu, nous vient la sagesse».
Md : Oui, mais Eschyle ne met pas l’accent ici sur l’expansion du remède par rapport au mal. Le renversement opéré par le mouvement du pardon est un renversement généreux. Le drame du dieu Enki donne lieu à un dénouement dont l’humanité entière profite. C’est une fin heureuse, qui contraste d’ailleurs avec le caractère tragique de la version biblique, puisque celle-ci se termine par la scène où Adam et Eve sont chassés du jardin et condamnés à mener une existence marquée du sceau de la peine et de la mort. A croire même que le mouvement du récit est exactement inverse : dans le premier, on va de la terre désertique pour finir dans l’harmonie du jardin, tandis que dans le second, on commence avec la paix d’une existence sans souffrance au sein du jardin pour arriver à une existence projetée hors du jardin et placée sous le signe de la damnation en raison du péché… Je suppose que cette comparaison est de nature à alimenter une certaine contemption à l’égard de la littérature biblique, accusée de jouer sur la corde de la culpabilité de l’homme.
Ph : Oui, la critique de cette littérature reste un sport prisé de beaucoup, bien qu’assez largement passé de mode. Certains chez nous s’y adonnent au nom même de l’islam, sans toujours se rendre compte qu’un récit comme celui du jardin d’Eden est présent dans le Coran, et qu’il s’agit bien sûr de sa version biblique. Mais laissons ça. Ce que tu relèves correspond également à une autre figure de la rupture qui, une fois de plus, écarte la thèse du plagiat. La question se pose, cependant, de savoir pourquoi le rédacteur de la Bible a fait subir pareille inversion de mouvement au texte sumérien dont il s’est inspiré…
Po : Je vous ai dit que le passage du premier récit au second correspondait pour l’homme à un changement de rôle où, renonçant à sa place de spectateur, il prenait celui de l’acteur, mais de l’acteur en tant qu’interlocuteur de Dieu. L’unicité de Dieu, au-delà du dogme que pose la théologie abrahamique, est voulue par la situation du dialogue. Dans le sens où une multiplicité de dieux nuirait à la clarté de l’échange. Or dès que l’homme se trouve dans la position de l’interlocuteur de Dieu, la chute ne peut pas ne pas survenir. En raison de la dissymétrie absolue qui se déclare de part et d’autre. Ce qui signifie qu’il faut qu’il y ait chute, et donc sortie du jardin, pour que l’homme s’engage dans l’aventure de la reconquête : le dialogue avec Dieu est toujours un dialogue à reconquérir.
Ph : Le jardin est donc un horizon de reconquête. Mais la réconciliation joue, là encore, un rôle clé dans le développement du drame : c’est elle qui rouvre les portes du jardin devant l’homme là où, dans le récit sumérien, elle rétablit la paix conjugale entre les dieux et, dès lors, transforme la puissance du mal en pouvoir de guérison et de vie.