Un sentiment dominant et qui prévaut en particulier auprès de nos élites est que notre vie intellectuelle souffre d’un grave retard, lestée qu’elle est par toutes sortes d’interdits dont l’origine est essentiellement religieuse. Ce qui n’est pas faux. Nous pouvons même ajouter que les traces d’une politique séculaire de censure a marqué profondément les esprits, dans l’inconscient collectif pour ainsi dire, au point que des personnes qui se déclarent publiquement affranchies de la religion et de ses dogmes n’en continuent pas moins de porter — généralement à leur insu —tout un complexe de gestes et de mimiques qui ressortissent du registre de l’anathème et de l’excommunication, et que cela transparaît en particulier dans leur façon de traiter avec autrui…
Nous pouvons préciser aussi que la censure en islam a une sorte de point d’ancrage : elle est intimement liée à la croyance que ce qui est écrit dans le Coran relève d’une profération divine. Comme si Dieu avait pris forme humaine pour prononcer des lettres dont la sonorité est pourtant solidaire de tout un appareil phonatoire, avec ses cordes vocales, son pharynx, son larynx, sa glotte…
Remettre en cause cette vérité-là, c’est mettre en jeu son appartenance à la communauté des croyants et courir le risque de se retrouver de l’autre côté de la barrière, du côté des infidèles, avec tout ce que cela signifie, ou a longtemps signifié en tout cas. L’interdit qui pèse sur la question de la nature divine du texte coranique est la mère de toutes les censures. Ce qui veut dire que toutes les autres prennent appui sur celle-là.
C’est sans doute la raison pour laquelle l’audace ultime de l’intellectuel en terre d’islam est de commettre le sacrilège qui consiste à rejeter cette vérité admise, en s’adossant généralement sur une contre-autorité, pour ainsi dire, qui est celle de la Raison. Ou plus précisément de cette Raison qui s’est affirmée en Europe depuis le XVIIe siècle contre les prétentions de l’Eglise : celle de Galilée et de Descartes, puis celle de Spinoza !
Une alternative à ce repli vers l’Europe des « Lumières » serait sans doute de reprendre le fil du débat tel qu’il a été laissé à l’époque d’Al-Ma’mûn et d’El-Mutawakkil, et tel que ses échos n’avaient pas manqué chez nous de marquer de ses empreintes la vie intellectuelle dans le Kairouan de l’époque aghlabide. Car ce débat, il est certainement possible de le ressusciter. Et même d’y découvrir des perspectives de réflexion qui n’ont rien de désuet. D’autant qu’elles sont restées inexplorées. Mais le fait est là : cette voie est rarement envisagée. Victime sans doute d’une secrète mesure d’invalidation, qui n’est rien d’autre que le revers d’une fascination par l’épopée intellectuelle de l’Occident…
Et puis, il est naturel, quand on s’est libéré d’un lien, de ne pas s’attarder du côté de ce qui en représente le nœud central. L’idée d’aller en dénouer les fils risque de passer, y compris à ses propres yeux, pour une forme de regret inconscient, de prétexte inavoué en vue de reprendre gentiment sa place dans l’enclos. D’où l’urgence, finalement, de prendre au contraire le large sans demander son reste…
Et pourtant ! Ce reste qu’on laisse, au cœur du nœud : c’est la pierre d’angle ! En lui, se révèle ce qui constitue l’originalité étonnante d’une herméneutique possible.
L’émir et ses conseillers
Il est aisé de porter, sur l’affirmation que le Coran est l’écho d’une dictée divine, le regard, se voulant déniaisé, selon lequel il s’agit ici d’une façon pour le politique de l’époque de parer à toutes les dissensions funestes autour de son contenu et du sens à lui donner. La hantise des gouvernants, durant ces périodes reculées, c’était les querelles religieuses qui se transformaient en insurrections plus ou moins armées, et qui se payaient donc en affaiblissement plus ou moins dramatique du corps politique.
L’empire byzantin en avait amplement donné l’exemple à travers la multiplication en son sein des hérésies, qui prenaient leurs sources dans des lectures diverses ou divergentes du message chrétien. « Pourquoi s’infliger pareille épreuve aux conséquences imprévues ? », auraient soufflé à l’émir certains de ses conseillers…
Et si on décidait de fixer le texte sacré dans l’énoncé d’une profération divine, que personne n’oserait plus remettre en doute au risque de passer pour un blasphémateur… Aux théologiens serait assignée la charge de garder le texte comme on garde un temple, et cela préviendrait du même coup les aventures herméneutiques hasardeuses auxquelles beaucoup d’entre eux se laissent aller.
Bien sûr, cela supposait qu’on scellât le texte, en quelque sorte, dans le corps d’une langue particulière. Ce qui était inédit. Car, comme chacun sait, les Révélations précédentes ne présentent pas cette caractéristique d’être aussi intimement liées à une langue donnée.
Dans la Bible, la prophétie est une traduction en langage humain d’une parole divine : non la répercussion neutre d’une profération accomplie, d’un discours déjà constitué dans sa résonance humaine ! Quant à la Révélation chrétienne, son lieu n’est même pas un texte : le Verbe de Dieu s’est fait chair, clame l’évangéliste !
Beaucoup de connaisseurs de l’islam, qui l’étudient du dehors sans croire à ses articles de foi, mais aussi beaucoup de nos intellectuels à tendance dite moderniste, partagent la conviction que l’utilité politique du « Coran – dictée divine » représente non seulement une explication, mais l’explication tout à fait exhaustive de ce credo. Et le scénario que nous venons d’imaginer – avec l’émir et ses conseillers – niche dans leurs esprits, sous cette forme ou sous une autre, qu’ils le disent ouvertement ou qu’ils fassent l’économie de développements sur le sujet. Il n’est pas du tout dans notre intention de porter un jugement sur cette position particulière. En revanche, il est très important de souligner que cette dernière passe à côté d’un chemin étrange et chargé de sens.
Disons qu’à côté de l’explication politique du dogme, il y a une issue en vertu de laquelle, sans se soumettre au dogme et sans se démettre de son statut d’intelligence critique, on ne dédaigne pas un présupposé qui est au fondement de l’activité herméneutique depuis les origines, à savoir qu’il existe quelque chose comme une parole, dont la provenance n’est pas humaine, et qui dit à l’homme quelque chose d’essentiel.
Nous l’avons suggéré depuis le début en évoquant la figure d’Hermès, à propos de qui nous avons souligné – à dessein – qu’il était musicien. Nous avons relevé également, durant les premières semaines de cette chronique, le fait qu’avec la tradition juive, on s’est trouvé en présence d’une simplification du message divin adressé à l’homme. L’expérience de la Révélation est toujours l’expérience d’une rencontre unique dont on se rend compte qu’elle nous a précédés, pour ainsi dire, et que ce qu’elle nous dit nous laisse d’abord interdits.
La langue divinisée
Or que Dieu parle en faisant résonner les sonorités d’une langue comme on ferait résonner les cordes d’une lyre, qu’Il investisse l’espace phonique par lequel le peuple parlant cette langue échange au quotidien — exprimant ses craintes et ses espérances, accomplissant les gestes par lesquels il résout les conflits ou organise les réjouissances, murmurant des secrets ou lançant des imprécations… —, qu’Il se revête enfin de la musique de cet idiome si humain pour faire retentir l’écho de son message, tout cela porte en lui une signification du point de vue du message lui-même : et c’est précisément cela le chemin qui reste à explorer pour l’herméneutique.
Encore une fois, il s’agit d’un chemin étonnamment original, dont l’accès se situe par-delà un verrou théologique, par-delà un acte de censure qui édicte l’obligation de s’en tenir à un dogme en ce qui concerne la nature divine du Coran. Là, derrière, se trouve la pierre d’angle sur laquelle tout peut reposer pour ouvrir des horizons nouveaux en matière de compréhension du message.
Puisque, d’emblée, il s’agit dans l’acte d’interprétation de prendre possession de cette langue qui est précisément le lieu de résonance du message : que signifie interpréter ici ? Se peut-il que l’interprétation s’opère en dehors d’une union linguistique, qui est profondément musicale en fin de compte, entre Celui qui adresse son message et celui qui le recueille ? Et, si tel est le cas, quelles sont les incidences de pareille union sur la nature de la compréhension ? Car nous sommes face à un paradoxe : comment comprendre (prendre avec soi) à partir d’une langue qui, aussitôt que nous nous mettons à la parler, nous livre à un flux dont le souffle nous inonde ?
Nous ne sommes pas en train de prétendre, à la façon des théologiens, que le texte coranique est celui d’un super poème. Car là n’est pas la question : il se peut qu’au regard des pratiques poétiques, le Coran ne soit pas jugé unanimement comme étant d’une facture si extraordinaire. Mais il reste que, pour l’herméneute que nous sommes tous, le sens n’est pas à chercher dans la langue, comme une chose qui s’y trouverait enfouie : car il n’est pas dissociable de la langue elle-même, en tant qu’elle sonne et résonne, et finalement en tant qu’elle nous transporte.
Bref, la visite ou la « visitation » qu’effectue Dieu dans la langue, dans une langue particulière, fait que celle-ci devient elle-même divine, et que la parler revient à endosser l’accent divin dont elle est désormais habitée : tout le travail exégétique, avec sa double dimension de tafsir et ta’wil, s’inscrit dans cet élément premier : élément qui ne cesse pourtant pas d’être oublié comme événement central !
La question est sans doute de savoir ce qu’il faut penser d’une pareille herméneutique, et s’il n’y a pas un problème de distance requise qui constituerait une objection à l’usage rigoureux du mot « herméneutique » en pareille situation.
On ne peut nier pourtant qu’un chemin s’ouvre ici devant nous : les questions que soulève son existence ne permettent pas de l’obturer. Et cela nous rappelle à quel point une herméneutique qui va puiser ses outils dans l’Europe des Lumières sera toujours loin d’épuiser toutes les possibilités qui s’offrent à l’interprétation. Mais au fait, qu’en est-il justement de cette herméneutique moderne et triomphante ?
On ne saurait assigner des limites à ses exploits sans prendre connaissance de leur étendue…