Est-ce que nous sommes réellement au fond du gouffre ? Aujourd'hui, il y a une sorte de doxa qui nous ordonne de l'affirmer. Or on sait que l'homme en général, et le Tunisien en particulier - la Tunisienne aussi, bien sûr ! - ont une certaine propension à l'alarmisme qui peut faire d'une situation relativement critique et délicate une situation absolument désespérée... Si on veut bien tenir compte de ce facteur psychologique, alors il nous faudra revenir à l'idée d'un constat plus nuancé.
Mais disons, pour abonder dans le sens de cette doxa, que nous sommes effectivement dans de beaux draps. Cela arrive dans l'histoire des peuples. Et il peut être intéressant, à partir de là, de voir comment d'autres que nous se sont tirés d'affaire en pareille situation apparemment inextricable. Il ne s'agit pas forcément de suivre leurs pas à la trace, mais simplement de sonder des options, pour ainsi dire.
Je sais par ailleurs qu'il n'est pas de bon ton de chercher à prendre exemple sur les sociétés anciennes. C'est contraire à notre conception de la modernité, qui nous enjoint sans cesse de ressembler à nos voisins du nord, dans tous ce que nous faisons. Mais cette façon de se priver de la sagesse de nos prédécesseurs, qui est une sorte de "salafisme" à l'envers, ne fait pas partie de nos a priori méthodologiques. Et nous pensons modestement que sa légitimité est faible.
Ce que faisaient les sociétés anciennes, ou en tout cas nombre d'entre elles, quand le ciel s'assombrissait au-dessus de leurs têtes, c'est qu'elles déléguaient un de leurs membres afin qu'il se rende auprès d'un sage ermite et qu'il lui demande ce qui pouvait avoir causé cette situation désastreuse.
Généralement, on pensait qu'une faute avait pu être commise envers les dieux qui était restée inaperçue. Et que le sage, qui ne souffre pas des mêmes angles morts que le peuple dans sa perception des choses, avait en ce qui le concerne cette clairvoyance qui permet d'identifier le mal. Grâce à quoi, la nature de ce dernier étant enfin connue, il devenait possible de le réparer et ainsi de rétablir l'harmonie dans la cité, voire dans le cosmos.
Ces croyances et superstitions témoignaient bien sûr d'un esprit crédule, d'une pensée "pré-critique" comme disent nos spécialistes avisés, mais elles avaient le pouvoir de donner aux peuples de la ressource, et de mettre leur imagination au service de solutions qui, une fois qu'elles avaient mobilisé autour d'elles la volonté des uns et des autres, ne pouvaient que déboucher sur une issue salutaire.
Aujourd'hui, il paraît difficile de recourir à ce type d'expédient. Mais nous pouvons malgré tout nous prêter au jeu. Et imaginer, dans l'une de nos montagnes reculées, un vénérable personnage, menant une vie paisible à l'écart des hommes et de leur agitation, à qui on poserait la question suivante : pourquoi l'inquiétude croît-elle parmi nous ? Pourquoi la haine s'est-elle installée entre nous ? Pourquoi le bonheur de vivre et d'agir ensemble nous a-t-il fui ?
Alors le sage, après nous avoir regardé dans les yeux un moment, de sa voix douce prendrait la parole, et dirait ce qu'il dirait. Et nous l'écouterions. Puis, ayant terminé son propos, il nous regarderait à nouveau, un sourire aux lèvres. Et nous comprendrions que ce qui devait être dit l'a été. Et nous reprendrions le chemin du retour, en méditant la façon de transmettre le message.
En nous faisant peut-être cette réflexion que ce qui est en question relève en quelque sorte d'une évidence, mais de ces évidences qui sont les plus difficiles à accepter, tant les esprits se sont accoutumés à occulter au lieu de saisir... Mais quelle faute a-t-elle bien pu être commise que seul le sage a eu la perspicacité d'entrevoir ? Voilà sur quoi roule parfois ma pensée.