Il est de bon ton, quand on parle aujourd’hui de Martin Heidegger, du moins dans certains milieux, de rappeler que ce penseur s’est compromis avec le nazisme, en particulier du temps où il a été recteur de l’université de Fribourg-en-Brisgau, soit entre les années 1933 et 1934. Des livres ont été publiés ces dernières années sur ce sujet, qui ont bénéficié d’une promotion remarquable dans des capitales européennes et autres… Le débat est ouvert, et l’on peut seulement déplorer que certains se confortent dans la certitude de leurs condamnations alors que l’intéressé n’est plus là, ni pour répondre aux attaques, ni pour rappeler le sens des arguments qu’il a produits dans le passé et dont on peut penser qu’ils ne sont pas toujours pris en considération comme ils pourraient l’être.
Mais ce qui est surtout regrettable, c’est que le procès qui lui est fait puisse servir de moyen de disqualifier sa pensée et, donc, d’autoriser parmi les nouvelles générations de philosophes la décision de faire l’impasse – à bon compte – sur ce qu’on pourrait quand même considérer comme le coup le plus audacieux et le plus prodigieux auquel on ait assisté sur le plan intellectuel durant le 20e siècle.
La publication en 1929 de Sein und Zeit —L’Etre et le Temps—, a été le premier acte de ce coup. Et nous savons que, dès ce moment, l’herméneutique en a subi un profond bouleversement. Mais, comme nous le signalions la dernière fois, ce tournant a connu son propre tournant. C’est, par conséquent, dans l’intégralité de son amplitude qu’il convient d’envisager le mouvement de transformation que Heidegger fait subir à l’herméneutique. Même si « l’herméneutique de la facticité », qui correspond au premier moment, représente à elle seule un changement considérable, il ne paraît pas judicieux de s’en tenir à elle et d’occulter ce qui l’a suivi et qu’elle a rendu possible.
Qu’entend-on déjà par herméneutique de la « facticité » ? Le mot renvoie au caractère concret de l’existence, par opposition aux élaborations théoriques des philosophes. Contre Wilhelm Dilthey par exemple, qui réserve l’expérience du comprendre aux « sciences de l’esprit », Heidegger affirme qu’il existe un pré-comprendre qui vise l’être et qui est le propre de tout homme.
A vrai dire, il n’y a d’être qu’au sein de cette compréhension. Ce qui signifie qu’il n’y a d’être que pour autant qu’il y a sens de l’être. Dépouiller l’être de son sens, le réduire à la plate banalité d’un « étant », c’est pour l’homme manquer à ce qui fait le propre de son essence : c’est en quelque sorte se déshumaniser.
Pareil manquement, de façon paradoxale, c’est celui qui s’adonne à l’appréhension théorique de l’être qui s’en rend coupable. A l’inverse, l’homme qui assume simplement sa nature d’existant, d’être-là (Dasein), ne déserte pas son rôle : il ne se détourne pas du sens de l’être ! Agissant ainsi, il s’affirme comme « souci » (Sorge).
Herméneutique existentiale et déconstruction
En d’autres termes, la métaphysique dont le but est précisément de définir la totalité de l’étant se présente ici tout entière comme un acte de défection par rapport à une herméneutique qui, elle, se confond avec l’existence, avec l’être-là dans sa facticité ! Et c’est aussi parce que le discours métaphysique de la philosophie s’égare dans une fausse définition de l’homme —l’homme comme animal rationnel— qu’il se condamne à perdre de vue la tâche humaine que représente l’herméneutique, au sens où elle est évoquée ici : l’herméneutique existentiale.
Notons cependant que l’être dont le sens se donne à l’interprétation n’échappe pas aux penseurs présocratiques. Et cela pas seulement parce que ces derniers précèdent l’ère de la métaphysique. En fait, s’ils la précèdent, c’est justement qu’ils se retiennent de céder à la tentation d’une définition générale de l’être. Leur méditation les en dissuade car, en comprenant l’être, ils comprennent également que l’être ne se donne que sur le mode du retrait, ou du secret…
Ce point est capital pour comprendre la pensée de Heidegger : il y a une retenue, une pudeur de l’être qui est au cœur de sa vérité ! Cela apporte un éclairage décisif sur ce que signifie l’herméneutique de la facticité et sur ce que signifie aussi le sens de l’être que se propose cette herméneutique.
Dans le même temps, cela ouvre la voie à une relecture de l’histoire de la métaphysique sous le signe de la « déconstruction ». Cette histoire, nous dit en effet Heidegger, est celle d’un « oubli de l’être ». Oubli de l’être alors même que la métaphysique se propose expressément de dévoiler la vérité de l’être.
Déconstruire l’histoire de la métaphysique, c’est montrer comment, chaque fois, la visée de la vérité de l’être dans la plénitude de sa mise en lumière débouche paradoxalement sur une aggravation de son occultation. Or pareille déconstruction est en soi une autre forme de l’herméneutique.
Si la précédente que nous avons examinée se présente comme proche de l’intuition, celle-ci est plutôt synonyme de critique. Nous verrons d’ailleurs plus tard que la notion de déconstruction aura un destin philosophique, bien au-delà de l’œuvre heideggérienne, puisque des penseurs comme Jacques Derrida en feront un concept moteur de leur réflexion. Rappelons pour l’instant que les multiples ouvrages de commentaires qu’a publiés Heidegger sur les grands philosophes, de Platon à Nietzsche en passant par Kant et Hegel, sont tous marqués du sceau de la déconstruction.
Ils rompent avec le style du discours critique et éristique auxquels les philosophes nous ont accoutumés dans leurs joutes. De fait, la déconstruction n’est pas destruction : elle remonte le chemin à rebours afin de dévoiler ce qui a été voilé et comment cela a été voilé. Elle retrouve ainsi le voilement salutaire par quoi ou en quoi l’être se révèle : voilement sans lequel, loin de se livrer, l’être ne fait que se dérober.
Mais il nous faut en venir maintenant à une troisième figure de l’herméneutique chez Heidegger. Et donc évoquer une conférence prononcée en décembre 1949 sous le titre de Die Kehre (Le Tournant). Cette conférence marque un retour de l’historicisme et confère une tournure hégélienne à la pensée de Heidegger. En ce sens précis que, de la même façon que Hegel attribue à la dialectique d’une « phénoménologie de l’Esprit » les avancées métaphysiques réalisées par les philosophes qui l’ont précédé, Heidegger reconnaît à l’être lui-même l’initiative du destin métaphysique par lequel s’accomplit sa propre éclipse au profit de l’étant, c’est-à-dire au profit de ce qui se laisse constituer en réserve mobilisable et utilisable dans le cadre de l’époque de la Technique.
En d’autres termes, les acteurs de la métaphysique à travers l’histoire ne sont de ce point de vue que les instruments ou les jouets – s’ignorant comme tels – d’un devenir de l’être dont la figure ultime, au moment où parle Heidegger, est celle que nous propose la Technique et dont le signe est la déshumanisation du monde.
L’éclair de l’être et le retour du divin
Cette forme nocturne de l’être, à laquelle Heidegger donne le nom de «Gestell» —et qui est donc, pour le coup, tout à fait à l’opposé du caractère triomphant de la révélation finale de l’Esprit chez Hegel— sert de point de départ au texte de la conférence. Elle introduit à une histoire de l’être qui n’est pas chronique d’événements du passé que nous aurions à consigner, mais destin auquel nous sommes appelés à faire accueil.
Avec le Tournant, l’homme n’est plus Dasein qui se contente de viser le sens de l’être par-delà la domination de l’étant qu’impose le discours issu de la métaphysique occidentale et que consacre la Technique : il comprend maintenant cette dernière, dans le péril qu’elle représente, comme un moment de l’histoire de l’être. Ce qui suppose, bien entendu, qu’il ait dépassé l’illusion selon laquelle la technique serait un moyen dont disposerait l’humanité d’aujourd’hui pour réaliser ses fins et cela exige, au contraire, qu’il ait aperçu en elle ce par quoi l’homme est assigné ou réquisitionné pour accomplir son règne…
Ce que l’homme a désormais à comprendre, donc, c’est à la fois que la Technique est un moment de l’histoire de l’être et que l’homme qui se prévaut de la puissance de la technique comme d’un acquis n’est en réalité lui-même qu’une puissance mobilisée à son insu au service de la domination de la Technique.
La compréhension de l’être comme histoire qui nous est destinée, nous les hommes, c’est ce qui est requis de nous afin que nous accomplissions notre mission d’accompagnement de cette histoire et que nous préparions le moment suivant auquel donne lieu le règne de la Technique. Car de la même manière qu’il y a péril actuel, dont il s’agit d’apercevoir la profonde gravité, il y a aussi salut. C’est ce sur quoi s’attarde la dernière partie de la conférence.
Il faut, souligne Heidegger, que le péril soit appréhendé comme tel, c’est-à-dire comme la nuit de l’histoire de l’être, pour que se rende pour nous visible l’éclair de l’être qui déchire le ciel de cette nuit.
Le regard qui aperçoit l’éclair de l’être est un regard qui ne s’est pas seulement dépris de la domination de l’étant pour se rendre attentif au sens de l’être. Il n’est pas seulement ce regard aguerri qui déjoue le jeu de la métaphysique en la déconstruisant, afin d’y retrouver l’être dans sa vérité première.
Ce regard porte en lui une capacité herméneutique dans un troisième sens puisque, dans l’éclair qu’il aperçoit, c’est tout un destin qu’il recueille afin de « s’adjoindre à sa directive » … Et c’est ici, dans la « constellation de l’être », que Heidegger en vient à évoquer « le dieu », avec cette orthographe qui suggère un retour au paganisme, mais dont il convient plutôt de penser qu’elle vise à éviter tout retour inopportun d’une théologie existante et de son discours constitué.
Le dieu, s’il doit apparaître, dit prudemment Heidegger, c’est dans cette constellation que, dans la nuit, révèle l’éclair de l’être.