Hier, mercredi 25 août 2021, se referme en théorie la parenthèse d’un mois octroyée au président de la République par l’article 80 au titre de l’état d’exception. Le texte invoque le motif d’un « péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays » sans plus de précision. Il indique que les mesures d’exception peuvent faire l’objet d’une prolongation, mais à la condition que la cour constitutionnelle soit saisie et qu’elle donne son accord. Il conclut, sans doute pour parer à toute tentation, que les mesures « prennent fin dès la cessation de leurs motifs ».
En l’absence de cour constitutionnelle, c’est le président lui-même qui apprécie le motif : aussi bien au moment d’arrêter les mesures qu’au moment de considérer l’opportunité de les prolonger ou d’y mettre fin au terme des 30 jours. Et le président, sans attendre la fin de cette période, a d’ores et déjà décidé : il y aura prolongation. Sous-entendu : le péril imminent n’a pas cessé. Ce qui menace l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays est toujours présent.
Il est clair que l’absence de la Cour constitutionnelle crée elle-même un péril, à savoir que le président de la République se retrouve juge et parti dans son action d’appréciation du motif. C’est précisément la situation dans laquelle nous nous retrouvons aujourd’hui, avec un président de la République qui se dote des pleins pouvoirs censés lui permettre de faire face, dans les conditions de l’urgence, à un péril imminent et qui, dans le même temps, dispose du pouvoir qui consiste à dire si les motifs qui justifient ce régime d’exception ont cessé ou s’ils sont encore là.
Alors que le risque d’un basculement de l’expérience démocratique en retour à l’autocratie est le plus grand ou le plus « imminent », l’Etat est sans contre-pouvoir pour y parer. Est-ce un défaut de la constitution elle-même ? Non, puisqu’elle prévoit que la cour soit mise en place une année au plus après la première élection législative, laquelle a eu lieu en octobre 2014. Mais on s’interroge sur les conditions de l’élection de ses membres, qui pourrait être une pierre d’achoppement. Notamment en ce qui concerne ceux qui sont proposés par le Parlement.
Il y faut un vote que le morcellement excessif de notre paysage politique rend difficile. Et c’est en effet ce que nous avons vu : toutes les tentatives engagées par les députés ont échoué, sans qu’il soit possible de trouver une solution. Ce qui signifie qu’en dernier lieu, ce serait encore notre loi électorale - celle-là même à laquelle on impute la responsabilité de la faiblesse de tous nos gouvernements qui se sont succédés aux affaires – qui serait également responsable du « péril autocratique » face auquel nous nous trouvons et qui exigerait peut-être que nous, citoyens, envisagions aussi des mesures d’exception.
Mais la loi électorale a bon dos. Il ne faut pas s’imaginer un instant qu’en modifiant la loi électorale on aurait résolu tous nos problèmes. C’est vrai qu’elle a représenté un obstacle technique. Mais cet obstacle aurait été tout à fait évitable si les partis, conscients du danger, avaient décidé de faire taire un moment leurs divergences, de jouer le jeu du consensus l’espace d’une séance de vote.
Or ce qui s’est passé, et qui est probablement l’essentiel à retenir, c’est qu’ils n’ont pas été capables de le faire. Ils n’ont pas été capables de le faire, cela veut dire quelque chose d’assez précis, qui est qu’ils n’ont jamais été en mesure de faire taire leurs divergences, y compris pour préserver les conditions de survie de la démocratie grâce à laquelle ils existent.
On reproche habituellement aux partis d’avoir sacrifié l’intérêt national sur l’autel de leurs querelles : il faudrait préciser que le sacrifice va au-delà : il touche le socle démocratique. A moins de penser qu’ils n’ont rien vu venir parce qu’ils sont frappés de cécité, ce qui paraît quand même peu probable, il faut admettre qu’ils sont pris dans une logique polémique qui les pousse jusqu’à l’attitude suicidaire. Et il suffit d’ailleurs d’observer avec quelle apathie ils assistent à l’évolution dramatique des événements pour s’en convaincre. De sorte que la question se pose à leur sujet : peut-on attendre de partis qui ne se soucient même pas de leur survie qu’ils se soucient du pays et des gens qui y vivent ?
Cette question est en quelque sorte dangereuse, puisqu’elle nous amène à nous demander s’il n’y a pas finalement quelque chose de fondé dans les mesures prises par le président. Car que valent la sécurité et l’indépendance d’un pays lorsque la voix de son peuple souverain se retrouve confiée à des acteurs politiques dont le comportement est celui auquel nous venons de faire allusion ?
Mais je répèterais ici ce que j’ai dit plus d’une fois dans mes publications précédentes : pour comprendre ce qui se passe chez nous, mieux vaut avoir une certaine souplesse intellectuelle et ne pas chercher à s’enfermer dans une chapelle. Quelles que soient les raisons de craindre le scénario d’un détournement du processus démocratique, qui sont très réelles, qui sont importantes et sur lesquelles il faut insister, cela ne doit pas nous empêcher de nous rendre attentifs à autre chose.
Après tout, il suffit de se souvenir des propos du président lorsqu’il était candidat. Et pas seulement des propos, mais aussi du message global qui émanait à la fois de ce qu’il disait et de la façon dont il le disait. Il y avait là une forte contestation de l’idée que les partis portent la voix du peuple et, dans le même souffle, l’affirmation que les partis trahissent la voix du peuple. Indépendamment même des choix idéologiques qu’ils affichent.
Il y avait également cette affirmation, comme en filigrane, que c’est par l’écoute du peuple et de ses souffrances qu’on gagne la légitimité de parler vraiment en son nom : tout le reste n’est que jeu d’intérêts. Cette posture avait en son temps prêté à rire. Et suscité des mises au point savantes sur le lien indissociable qui existe entre vie démocratique et libre concurrence des partis, sur le risque d’un glissement vers un populisme synonyme de fascisme rampant…
Beaucoup de ceux qui soutiennent aujourd’hui Kaïs Saied le font parce que, pensent-ils, il les a débarrassés d’Ennahdha, en laquelle il voit l’hydre des hydres. D’autres, qui s’opposent à lui, rappellent aux premiers que ses positions ne sont pas si éloignées de celles d’Ennahdha sur bien des sujets. La vérité est que ce qui le rend hostile au parti islamiste, ce ne sont pas les positions de ce dernier sur la façon dont les Tunisiens doivent vivre leur modernité, c’est le fait que c’est un parti : c’est-à-dire une entité politique qui utilise les croyances des gens et leurs espérances pour s’imposer aux autres partis et se conférer une position dominante. Au détriment du peuple et de ses attentes. Mais ce problème est celui de tous les partis, pas seulement celui d’Ennahdha.
Ce qui donne au président une position étonnamment avantageuse sur l’échiquier, et du coup dangereuse, c’est qu’il s’appuie sur le point faible des partis : ce sont eux qui l’ont amené là où il est. Par leur passivité, mais aussi par leur passion de la querelle. Eux lui ont apporté la preuve concrète qu’il a raison contre eux, et donc raison d’engager les mesures qu’il a engagées. Car, tant qu’ils sont là et qu’ils veulent reprendre du service, le pays est en danger. Ainsi que sa... démocratie !
Mais la même souplesse intellectuelle que nous avons invoquée plus haut nous enjoint de dire que, quelles que soient cette fois les raisons de croire que Kaïs Saied est au service de l’écoute du peuple, de celui en particulier qu’Albert Camus appelait les « sans voix », il ne nous appartient pas de fermer l’œil. Chaque jour des mesures étranges nous le rappellent. Comme celle qu’est venue dénoncer tout récemment à Thala un collectif de parents de martyrs de la révolution : il s’interrogeait sur le sens d’une nomination à un poste supérieur au ministère de l’Intérieur d’un personnage impliqué directement dans le meurtre de leurs enfants…