Le poète et le médecin se partagent un pouvoir, celui d’opérer des renversements par la parole. Et si le poète est peut-être celui vers qui on doit se tourner quand il s’agit de l’art de transformer la guerre et, plus largement, de changer le monde, la parole du médecin qui guérit l’âme n’a-t-elle pas aussi son mot à dire ?
Ph : Je me permets, en préambule, de vous rappeler la question qui a été mise à l’ordre du jour lors de notre dernière rencontre. C’est la suivante : comment le médecin et le poète envisagent-ils, chacun pour ce qui le concerne, l’action du renversement ? Par renversement, nous entendons le passage de la violence guerrière à la violence amoureuse. Nous avons vu à ce propos de quelle façon le poète Hésiode, pour qualifier le point culminant de la guerre entre les dieux et les titans, utilise l’image du rapprochement entre Ciel et Terre.
L’embrasement par le feu, dans ledit rapprochement, est ce qui assure le passage du terrain de la guerre à celui de l’amour. S’il fallait résumer à nouveau la situation en d’autres termes, nous dirions que la guerre entre dieux et titans représente le visage apocalyptique du rapprochement entre ciel et terre. Et que ce même rapprochement devient fécond, c’est-à-dire que par lui naît le cosmos en tant que monde beau et ordonné, à partir du moment où les dieux remportent la victoire et que les titans sont poussés dans les profondeurs de la terre.
J’ajoute à ce propos, pour finir sur ce point, que l’homme est appelé dans ce récit à occuper une position médiane. Il est réquisitionné pour assister les dieux dans la mission de préservation de la beauté du monde, mais il ne doit jamais ignorer que les puissances souterraines des Titans exercent sur lui une attraction qui n’est pas moindre que celle des puissances célestes, en considérant que la terre, son lieu d’habitation, est à une égale distance et du ciel où résident les dieux et des profondeurs terrestres où sont enfermés les titans…
Po : C’est donc par une sorte d’alchimie du verbe que s’opère le changement. Il y a un glissement de tonalité, en vertu duquel l’embrasement guerrier —qui atteint son paroxysme quand il revêt sa dimension cosmique— devient embrasement érotique entre Ciel et Terre…
Ph : Oui, mais ce qu’il s’agit d’examiner, c’est l’alchimie du verbe du côté aussi du médecin. A vrai dire, je voulais conclure mon préambule en soulignant que vous deux entretenez un rapport essentiel à la parole, et que la comparaison que nous nous proposons d’engager est justement ce qui va permettre de montrer selon quelles modalités particulières ce rapport essentiel se manifeste chez l’un et chez l’autre : chez toi le poète et chez toi le médecin.
Md : La question du renversement de la guerre à l’amour, ou plutôt de la violence de la guerre à celle de l’amour dans la relation entre le médecin et son patient pose deux difficultés que je souhaiterais signaler dès à présent. La première a trait au fait que le médecin est à la fois médecin et homme. Ce qui signifie que, en tant que médecin, il est censé se maintenir en retrait et de la guerre et de l’amour.
En même temps, si on admet que le salut, le seul et le vrai salut du patient réside précisément dans le renversement en question, alors on est dans une situation où c’est plutôt l’homme qui est l’agent guérisseur, tandis que le médecin est ramené au rang de spectateur presqu’inutile. Ce qui n’est pas concevable : le médecin serait ainsi d’autant meilleur qu’il se délesterait de son rôle de médecin ! Voilà pour la première difficulté. La seconde difficulté renvoie à la question du fameux «transfert» dont parle la psychanalyse. Le transfert n’est pas un renversement. Pas au sens où nous l’entendons en tout cas, et c’est pour cette raison qu’il me paraît important de clarifier les choses, question de prévenir l’amalgame.
Ph : Comment est-ce que tu définirais le «transfert» ?
Md : Il y a une définition freudienne, pour commencer. Elle repose, comme vous le savez, sur le présupposé d’un schéma «œdipien» dans toute relation affective. Ce qui revient à dire que la personne du médecin, selon son sexe, va prendre la place ou du père ou de la mère…
Po : … Et que les conflits hérités de la relation avec les parents dans l’enfance vont donc se greffer sur la relation avec le médecin.
Md : Le transfert est ainsi conçu comme un révélateur de la nature des conflits qui ont pu, dans le développement de l’enfant et de l’adolescent, grevé pour le patient les possibilités d’une affirmation du moi dans sa relation avec autrui. A partir de là, le travail de la psychanalyse se présente comme ce qui aide le patient à faire retour au théâtre du conflit originel, tout en entamant avec lui une correction de ses dérives à travers la relation de transfert.
Ph : Les courants de la psychanalyse qui se sont émancipés du freudisme ont quand même maintenu le principe du transfert dans leur conception de la thérapie, n’est-ce pas ?
Md : Oui, en général. Le schéma œdipien, par quoi Freud entendait sans doute mener son attaque personnelle contre la morale bourgeoise de son époque, avait quelque chose d’outrancier et beaucoup de psychanalystes ont considéré que cette outrance n’était ni pertinente ni vraiment utile. Qu’il y ait chez l’enfant de la jalousie à l’égard du parent de même sexe, on peut le concevoir et il n’y a rien de très extraordinaire à l’affirmer. Qu’il y ait volonté d’accaparement du parent de sexe opposé, avec volonté de meurtre en direction du parent de même sexe, et que cette double volonté représente le pivot caché de toute relation sociale, voilà en revanche une hypothèse qui se laisse moins accepter et qui est souvent jugée inutile dans la thérapie.
Dans ce cas-là, on est en présence de deux possibilités. Soit on maintient l’idée que la relation ancienne avec les parents est reconduite dans le cadre de la relation avec le médecin, comme quelque chose dont le patient reste prisonnier, sans qu’il soit besoin de présupposer un quelconque scénario œdipien à l’origine, et le transfert garde alors ce sens de duplication du modèle de l’ancienne relation dans le cadre de la nouvelle. Soit on considère que le passé appartient au passé, et que le patient bute cependant sur des difficultés telles que, dans les conditions normales de son existence, il ne parvient pas à nouer de relation affective avec autrui. Le transfert revêt alors une autre signification.
Le médecin, à partir du moment où il a déjoué les obstacles que le patient accumule de manière inconsciente sur le chemin qui mène à la création d’une relation avec autrui, se voit investi de toute la charge affective demeurée interdite jusque-là. D’où ce qu’on appelle une «idéalisation». Le médecin devient une sorte de pôle affectif en qui viendraient se résorber toutes les appréhensions…
Po : Ce dernier scénario me semble le plus proche d’un scénario de renversement : qu’en pensez-vous ?
Md : Oui, on peut parler en effet d’un certain renversement. Mais on voit bien ici que c’est le médecin en tant que médecin qui est à la manœuvre, pour ainsi dire, et que le médecin en tant qu’homme est, lui, en retrait. Or nous avons vu que le renversement dont nous avons parlé engageait l’homme plutôt que le médecin. C’est le médecin en tant qu’homme qui peut être dans une relation de violence guerrière et c’est encore lui qui peut basculer de cette violence guerrière en une violence amoureuse.
Ph : Pourtant, le retrait du médecin en tant que médecin est quelque chose en quoi tu vois une difficulté. C’est ce que tu as dit tantôt !
Md : Oui, c’est une difficulté. Mais sa résolution ne passe pas à mon avis par la remise en question de l’idée d’un renversement salutaire qui serait l’œuvre du médecin-homme plutôt que du médecin-médecin.
Ph : Je ne vois pas de solution à cette difficulté en dehors de l’hypothèse selon laquelle le médecin révèle sa compétence de médecin en laissant l’homme qu’il est descendre sur scène et jouer pour ainsi dire son personnage d’acteur tragique, qui oscille de la guerre à l’amour selon les situations.
Po : Il serait donc dans le rôle du directeur d’acteur, qui veille depuis les coulisses sur le bon déroulement de la pièce dont il est, en tant qu’homme, l’un des deux acteurs. Sa compétence en tant que médecin consisterait finalement à permettre, puis à mettre en musique, d’abord son propre dédoublement, puis la rencontre tumultueuse à laquelle va donner lieu le dédoublement.
Md : Oui. Et vous voyez bien qu’il n’est nullement question de transfert ici…
Po : Il est bien davantage question de la mise en scène d’un combat. Il resterait maintenant à voir de plus près comment s’engage concrètement le combat et de quelle façon s’opère ensuite le renversement.
Md : En un sens, le combat n’a guère besoin d’action particulière pour s’enclencher. Il suffit d’attendre. Attendre, c’est déjà rejoindre le patient dans son lieu de retraite… De retraite et de confusion. A partir de là, les hostilités se manifestent. Et le rôle du médecin, dans cette approche thérapeutique, n’est pas de tenter d’expliquer les raisons de l’agressivité qui se manifeste à son égard dans l’intention de la désamorcer, mais au contraire de faire en sorte que la charge de violence soit libérée. Le premier objectif du médecin est que le combat soit engagé de telle sorte qu’il prenne cette dimension cosmique qu’évoque Hésiode dans sa Théogonie.
Ph : Je note qu’en parlant ainsi, tu reprends ma conception de la transformation de la guerre telle que je l’ai formulée à travers la métaphore du cavalier…
Md : En tout cas, ce scénario thérapeutique veut que la «guerre» aille jusqu’au bout d’elle-même. C’est en effet la condition pour qu’elle bascule en autre chose.
Ph : Comment tu conçois que le combat prenne une «dimension cosmique», comme tu dis ?
Md : Eh bien, mon idée est qu’il prend une dimension cosmique dès lors que tout ce qui tente de le maintenir dans les limites de l’existence privée est écarté. Car tout conflit a vocation à s’étendre, et à s’étendre au-delà de toutes les bornes à l’intérieur desquelles on voudrait le circonscrire. Le trouble mental, avant d’être une incapacité à entrer dans une relation de paix avec autrui, est d’abord une incapacité à laisser le conflit qu’on porte en soi répondre à sa propre vocation de s’étendre. Et c’est donc la tâche de la thérapie de faire en sorte que le conflit s’étende et atteigne ce niveau critique où, en s’y opposant à l’autre, c’est en même temps au monde tout entier qu’on s’oppose.
Il faut noter d’ailleurs que c’est au moment où il a atteint ce niveau précis que l’assaut du patient sur le médecin est le plus fort… Je le précise parce qu’on pourrait croire que le conflit avec la personne du médecin se noie dans celui, beaucoup plus large, qui implique le monde. Or ce n’est pas le cas, au contraire ! C’est en revêtant sa dimension cosmique que le conflit révèle son caractère éminemment sérieux et inquiétant. Et c’est pour cette raison que les «illuminés» font peur : il y a toujours un moment où leurs visions inquiétantes ne peuvent plus être prises à la légère : elles nous ébranlent au plus profond de nous-mêmes.
Po : Il faudrait peut-être nous expliquer pourquoi, d’après toi, tout conflit a naturellement vocation à s’étendre. Son extension, de mon point de vue, reste tributaire de la reconnaissance venant du médecin.
Md : Le médecin ne fait que prendre acte de l’ampleur du conflit qui se manifeste à lui. Il le fait en tant qu’observateur qui comprend désormais le langage de son patient, et il le fait ensuite en tant que partie prenante, à travers sa propre mobilisation en vue de répondre à l’assaut. Plus il s’engage lui-même dans le combat, plus il atteste du fait que le conflit a bel et bien franchi les limites qui lui étaient assignées et qu’il a gagné le large.
Po : Dirais-tu que le patient est dans le rôle des titans, dans la mesure où il représente en quelque sorte une puissance du chaos ?
Ph : Je ne pense pas que le parallèle avec le récit d’Hésiode soit aussi simple à établir.
Md : Il n’est pas question en tout cas que l’issue de la guerre se termine pour le patient comme elle s’est terminée pour les titans dans le récit d’Hésiode — la séquestration dans les profondeurs de la terre. Mais cette question me sert d’occasion pour rappeler ce que j’ai déjà dit à propos du médecin dans des rencontres précédentes, à savoir que c’est en investissant sa propre folie que le médecin va à la rencontre de la folie de son patient. Cette descente périlleuse dans les zones les plus nocturnes de son être, c’est un premier geste qui ressortit de l’amour. C’est le geste grâce auquel il brise la solitude de son patient : en se présentant comme un être, non pas «sachant», mais «souffrant».
Po : Comment se fait-il que de ce geste d’amour suivra un moment qui, lui, relève de la logique guerrière ?
Md : C’est une prise de risque. On ne peut pas rejoindre le fou dans son monde et vouloir dans le même temps faire l’économie de la violence que ça implique. Mais je voudrais poursuivre mon idée au sujet de la façon dont se déroule le combat. Car en effet les choses ne sont pas simples. Si je rappelle que le médecin investit le territoire de sa propre folie en allant à la rencontre de son patient, c’est pour souligner une chose, ou deux : la première est que ce n’est pas le patient seul, mais la paire qu’il forme avec le médecin, qui est du côté du chaos et qui, à ce titre, peut être placée dans le rôle des titans.
La deuxième, c’est que la retraite commune du côté du territoire des titans laisse vide celui des dieux, et que c’est donc à nouveau aux deux, au patient et au médecin, que ce territoire des dieux s’offre comme territoire à conquérir. Les dieux, ce sont ceux qui repoussent les puissances du chaos dans les profondeurs de la terre afin que triomphe un ordre qui rime avec beauté… Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que le combat mené à la fois par le patient et par le médecin prend des formes différentes. Je dirais qu’il est combat de titans qui s’opposent entre eux dans un premier temps, qu’il est dans un second temps combat commun afin d’occuper le territoire vacant des dieux et de se retourner ainsi contre les titans et, enfin, qu’il est combat effectif contre les titans afin de les défaire et de mettre un terme à leur règne…
Or ce combat est bien sûr un combat intérieur, puisque le titan n’est pas un autre : c’est une figure possible de soi. Ce qui veut dire encore que les deux combattants sont tour à tour dans le camp des dieux et dans celui des titans, et qu’il arrive qu’ils soient dans le même camp comme il arrive qu’ils soient dans des camps opposés. C’est à travers ce passage incertain où les alliances changent que finit par se confirmer et s’affermir dans la durée la position de lutte contre les titans et que ces derniers se trouvent repoussés et vaincus.
Po : Où est-ce que tu situerais le renversement dont nous parlions ?
Md : Précisément dans ce combat intérieur, où l’allégeance aux puissances du chaos demeure d’actualité. Car elles ne se laissent pas abandonner facilement, et ce n’est pas pour rien qu’on utilise à leur propos le mot de «puissances» et qu’on leur associe les titans, qui sont des êtres si redoutables. S’arracher à leur influence, puis les terrasser et, enfin, les enterrer correspond à un combat difficile. C’est ça la force d’inertie du trouble mental : on ne s’en libère pas sans efforts… «titanesques».
Ph : Comment conçois-tu enfin que ce soit par l’arme de la parole que la victoire soit acquise ?
Md : Eh bien, il est évident que dans tout ce parcours où le médecin est à la fois dans les coulisses en observateur attentif et sur la scène à la fois en adversaire et en compagnon d’armes, il n’y a rien d’autre qui résonne en dehors du son des paroles.
Maintenant, ça ne dit pas de quelle façon cette arme-là fraie un chemin vers la victoire, ni selon quelle alchimie elle passe du choc que se livrent les titans dans l’obscurité de la folie au combat par lequel les titans sont renversés pour que triomphe la lumière et la beauté, et que renaisse la joie comme au premier jour.
Je dirais qu’il y a chez le médecin une part de philosophe dialecticien par laquelle il contre la puissance rhétorique de son adversaire, et il y a une part de poète qui lui permet de traduire le parcours en question en épopée et, parce qu’il a appris la langue de son patient, qu’il s’est familiarisé avec son univers linguistique, cette épopée devient comme le moteur de l’action qui emporte les deux acteurs vers l’autre rive… Mais on en saura peut-être davantage si on poursuit bientôt l’examen du renversement à travers le prisme du poète.