Il en est de l'histoire des pays comme de l'histoire des individus : il y a des points nodaux qui rompent le cours ordinaire des choses. Quelque chose d'ancien tombe, quelque chose de nouveau fait son apparition, sans que l'on sache dans un premier temps de quelle façon les événements se laissent comprendre.
Ainsi le veut la situation de confusion qui est propre à ces points. Sommes-nous en ce moment en train de subir un mouvement qui nous ramène en arrière sous les dehors d'une avancée qui corrigerait les errements d'un premier mouvement "révolutionnaire" ? Ou est-ce que le doute au sujet de l'avancée correctrice est lui-même ce qui nous ramènerait en arrière en refusant d'envisager les issues réelles que cette avancée nous propose ?
Il semble que toute affirmation qui prétendrait aux honneurs de la vérité ne serait, à ce stade, que l'expression d'un choix militant. Car le recul manque. La part d'inconnue, impossible à résorber, nous met dans la position de celui qui fait un pari sur l'avenir : dans un sens ou dans un autre.
Généralement, les raisons qu'on invoque pour exclure l'un des deux scénarios sont des raisons qui appartiennent à l'ordre normal de l'histoire, et non à ces moments très particuliers que sont les "points nodaux". Par exemple, si l'on considère que le président Kaïs Saied a rompu sa parole en mettant dans l'article 80 des choses qui ne s'y trouvent pas, parce que ce n'est pas ainsi que l'on respecte le texte d'une Constitution et que, d'autre part, sa campagne électorale a reposé clairement sur l'engagement qu'il respecterait ce texte - même si c'est pour en venir finalement à le changer -, alors la saine prudence exigerait que l'on s'attende à d'autres entorses.
Et pourquoi pas à l'émergence d'un projet qui n'était pas annoncé. Quelqu'un qui a rompu sa parole une fois, que rien n'a arrêté dans son geste hardi, peut le faire une infinité de fois, et dans tous les sens qu'on peut imaginer. C'est pour cela, du reste, que les discours qui appellent à faire confiance et à se réjouir ont quelque chose d'assez agaçant. Ils veulent imposer l'ordre de la candeur et de la gratitude forcée : le même qui nous a valu dans le passé des mésaventures, et des mésaventures qui nous ont coûté cher : notre liberté !
Mais la logique du point nodal nous invite à faire acte de prudence, y compris à l'égard de notre prudence. Pourquoi ? Parce que cette logique est celle d'une urgence qui nous pousse à aller d'un point A, qui est celui de la crise, à un point B, qui est celui de son dénouement. Or, de ce point de vue, le manquement à la parole donnée peut revêtir une signification différente : il n'est plus ce qui ouvre sur tous les abus possibles, tous les mensonges, toutes les fourberies.
Il est ce qui est voulu comme mal nécessaire dans le cadre d'une action qui ne se laisse pas arrêter par les interdits de la morale sur son chemin vers le salut de tous. Platon ne reconnaissait-il pas une vertu thérapeutique à une certaine forme de mensonge ? L'interdiction kantienne de tout mensonge, dénoncée comme "moralisme" par de grands penseurs après lui, ne revient-elle pas à nous priver de cette dimension thérapeutique qui est parfois celle du mensonge en politique ? Et particulièrement en ces moments de l'histoire où l'urgence de l'action prime sur les règles de la gestion ?
Donc oui : prudence à l'égard de notre prudence ! Mais pas au point de tomber dans l'imprudence de la crédulité. Envisager le réel dans l'amplitude de ses possibles, c'est toujours demeurer sur la ligne de crête sans se laisser entraîner, et enfermer, dans une lecture particulière. C'est garder par-devers soi le risque qu'un scénario qui se présentait jusque-là comme actuel révèle sa nature de faux-semblant. C'est prendre le contre-pied de tout courant d'opinion qui cherche à nous asséner des prétendues évidences…
Peut-être l'intellectuel est-il celui qui, dans ces points nodaux de l'histoire, se prend au jeu, au plaisir du jeu qui consiste à garder son bel équilibre face à l'imminence des possibles.