Autour de la question des récits, et de la traduction possible de ceux qui sont issus des traditions païennes dans le langage de ceux qu’inspire le Verbe et qui prolongent le récit de la Création, l’échange se poursuit entre nos trois amis – le Philosophe, le Poète et le Médecin. Il le fait cependant sans pouvoir résister à un détour qui les mène à une autre question : celle de la résurrection et de la vie éternelle… Il est vrai que, sur le chemin, des rencontres ont surgi, tout aussi inattendues : les Titans !
Md : En venant à notre rendez-vous, m’est venue une image au sujet de nos rencontres dont je me suis promis de vous faire part… Mais j’hésite à le faire, du moins aussi vite, car nous venons à peine d’arriver. En même temps, tel que je connais nos échanges, quand les propos commencent à s’enchaîner selon la loi de la dialectique, je me dis qu’il y a un risque important que nous arrivions au moment qui est pour nous celui de nous séparer sans que l’occasion ne se présente de revenir sur mon sujet…
Po : Venant de toi, et au vu de l’urgence que tu donnes à l’affaire, je doute que cette image soit anodine. Il est vrai que, la dernière fois, nous nous sommes quittés en nous lançant un gros défi, presque sans crier gare. Et que, pour le relever, il me semble que nous aurons besoin de beaucoup d’effort et d’attention.
Md : C’est précisément ça qui m’a inspiré ma vision.
Ph : Voyons donc ce que dit cette vision, puisqu’il est clair maintenant que nous ne saurions entreprendre quoi que ce soit sans d’abord la connaître.
Md : La voici : je nous voyais à l’assaut d’un sommet, bravant les éléments et la rudesse de l’escalade, nous ingéniant à trouver les voies passantes, nous arrêtant parfois quand le chemin s’avérait sans issue, pour repartir tout aussitôt à travers un sentier improvisé qui contourne l’obstacle, haletant jusqu’à l’exténuation, sans jamais nous accorder le plaisir d’une halte, sans prendre le temps de contempler l’horizon et de souffler un peu. Au point que ce à la conquête de quoi nous étions partis semblait disparaître dans les vapeurs de nos yeux embrumés par la fatigue.
Mais l’ardeur à gravir la pente ne cessait pas pour autant : inlassable… Voilà : c’est une vision qui vaut ce qu’elle vaut. Je ne lui prête pas une profondeur toute prophétique, et je n’exclus même pas qu’elle soit l’expression de ma fatigue à moi qui vous la raconte. Ou de mon désir de faire parfois une halte et de contempler l’horizon. Les haltes, c’est important. On reprend ses esprits. On renoue le fil avec ce qui nous meut et on redonne sens et vigueur à l’effort engagé… Mais bon, que ce ne soit pas quelque chose qui nous décourage face au défi que nous nous sommes lancé…
Ph : Non, ça ne nous décourage pas et le rappel que tu fais concernant la halte a toute son importance. Quelle que soit l’urgence de notre entreprise —et elle n’en est pas dépourvue, bien que nos rencontres restent à chaque fois de libres retrouvailles— la halte est une nécessité. Un luxe qui s’impose. Un luxe qui est d’autant moins superflu que, comme tu le dis à juste titre, c’est par la halte qu’on redonne du sens à notre effort. La fatigue, en ce sens, a quelque chose de salutaire : sans elle, nous pourrions nous dispenser de ce moment de suspens, par quoi pourtant l’effort retrouve non seulement l’énergie de sa poursuite mais les raisons profondes de son être.
Po : Nous sommes en crise, nous les habitants de cette terre. Peut-être faudrait-il rappeler en quoi consiste le péril qui nous guette, bien qu’on l’ait fait déjà. Car vous savez bien qu’à nous mêler, durant tout le temps qui sépare une rencontre de la suivante, au peuple qui se perd volontiers dans les soucis du quotidien, il en résulte que nous nous laissons imprégner de son inconscience. Ou alors nous nous laissons abuser par les alertes lancées ici ou là par les médias pour se donner du grain à moudre, et nourrir en même temps le besoin chez certains de mettre un visage quelconque à ses sourdes inquiétudes : une addiction à laquelle on donne ce qui l’apaise un moment, en attendant que revienne le manque. Et alors nous sommes tentés de penser que tous les motifs de l’inquiétude sont artificiels. Mais c’est nous tromper que de le croire. Car il y a une béance qui s’ouvre à nos pieds.
L’avenir qui s’avance vers nous, c’est un monstre qui va nous broyer si nous ne sommes pas capables d’y répondre de la juste façon. Les guerres qui se rallument en ce moment dans telle ou telle région de la planète ne sont que les signes avant-coureurs du monstre : les signes seulement, pas le monstre lui-même. Et des signes, il y en d’autres, comme cette maladie qui atteint nos jeunes générations, par quoi elles deviennent complètement ignorantes du passé, coupées de tout sens de l’héritage à porter… Ou le fait que les hommes ont de plus en plus de mal à s’écouter les uns les autres, préférant se lancer des imprécations sans fin.
Md : C’est, sans grand fracas, le réveil des Titans… Et voilà qui nous ramène peut-être au sujet du défi que nous nous sommes lancés quand nous avons évoqué l’idée de traduire les anciens récits du monde païen de manière à ce qu’ils entrent en résonance avec le récit de la Création en tant que récit du Verbe.
Po : Oui, c’est le réveil des Titans, à cette différence près qu’aujourd’hui les dieux ne sont plus là pour engager la lutte contre eux et les repousser dans les entrailles de la terre. C’est à nous de nous acquitter de cette tâche, en faisant preuve de courage et de sagacité. En faisant preuve aussi d’intelligence et de sens de l’anticipation, de manière à ce que le Titan qu’on chasserait par la porte ne reviendrait pas mieux armé par la fenêtre. Quel monde nous faut-il construire aujourd’hui qui nous garantirait contre ce risque ? C’est ça l’urgence qui nous presse et c’est sans doute ça qui confère à nos échanges ce côté haletant auquel tu faisais allusion. C’est vrai que le temps de la halte est à la fois nécessaire et très utile, mais notre «escalade» —pour reprendre le terme de ta vision— ne doit pas chercher à ressembler à une randonnée récréative.
Ph : Repousser les Titans dans les entrailles de la terre ne se fera pas sans qu’on ait repris le flambeau de l’existence poétique. Heidegger le disait à sa manière, et nous voyons que, malgré toutes les réserves qu’il pouvait exprimer —ou taire— à l’égard d’un retour à la tradition monothéiste comme option face à l’avenir, l’exploration de cette option nous indique que c’est encore l’existence poétique qui est requise. Est-ce dans le même sens du mot ? Ça, c’est à voir. On se gardera bien sûr de hasarder naïvement une réponse affirmative. Mais l’indication est suffisamment importante pour nous conforter dans l’idée que la voie de la poésie est incontournable…
Po : Et ce que nous avons vu également, c’est que la voie de la poésie était celle de la traduction des anciens récits en ce récit primordial dont nous sommes à la fois les acteurs par notre existence et les narrateurs par notre parole, à savoir le récit de la Création. Mais les anciens récits ne sont pas fondamentalement différents du spectacle de la chose la plus humble, dont un poète comme Francis Ponge fera justement la matière de son récit. Il est toujours question de convertir du récit, y compris quand le récit est celui de la chose quand elle dit : me voilà !
Ph : Oui, ce qui ne manque pas d’être étrange. Comme est étrange aussi le fait que cette extrême douceur du poète quand il considère le spectacle des choses relève, par un autre côté, de cette haute lutte contre les Titans dont nous parlions à l’instant. Mais c’est bien pour ça que, dans nos anciennes rencontres, il nous est arrivé de parler du poète comme d’un guerrier qui change la guerre. Qui la change par l’arme de sa parole.
Po : Ce qu’il faudrait ajouter à ce propos, c’est que son action guerrière s’accomplit sous le signe de l’urgence. Parce que, de tous les hommes, le poète est celui qui pressent le mieux le péril qui vient. A l’image de certains oiseaux qui se taisent à l’approche de l’orage, même quand les nuages sont encore cachés loin derrière les collines. Mais alors que les oiseaux se taisent avant de prendre la fuite, lui doit prendre le glaive et faire face. Faire face aux Titans ! Il a besoin de sentir le péril pour armer sa parole. C’est sa vocation de sauveur qui le veut.
Bien sûr, bien des gens ont appris à voir dans la personne du poète quelqu’un qui produit de l’agrément, et dans les mots de ses poèmes des motifs d’ornement, mais c’est sans doute parce que, d’une certaine façon, leur pensée est déjà passée sous le règne des Titans. Elle hérite de la cécité du monstre. Tel est l’ordre de l’ignorance : une soumission à la tyrannie des Titans.
Md : On a beau revenir sur le sujet après l’avoir abordé, quelque chose de difficile demeure à penser en raison de cette sorte de contradiction qui apparaît entre l’engagement hardi dans la lutte d’une part et, d’autre part, l’attention extrême à dire l’accord symphonique qui se joue dans la moindre des manifestations de la Création, à travers la plus anodine de ses scènes. Je le dis tout en revendiquant l’épreuve de cette difficulté, y compris dans l’exercice de mon propre métier de psychiatre.
Po : La folie est à sa façon une apparition en l’homme du monstrueux : de ce qui établit en son âme l’ordre du désordre. Et il est vrai que pour l’affronter il doit bien y avoir quelque chose comme une alliance entre la force du guerrier et la délicatesse de l’orfèvre. Cette contradiction se maintiendra. Elle ne sera pas résolue tant que nous nous ferons du guerrier l’image d’un être brutal et incapable d’écoute en direction des fragiles pulsations qui animent les êtres. Mais nous pouvons nous familiariser avec elle en pensant justement à la guerre que mène le poète. Au grand art même qu’il est capable de montrer dans ce domaine de la guerre, telle qu’il la pratique. Alors, la contradiction cessera de nous troubler.
Md : Sans doute. Mais je vais faire une remarque ici. Tout à l’heure, j’ai lancé dans la discussion ce mot de «Titans», comme un appât pour nous attirer sur la piste du défi que nous nous sommes lancé la dernière fois. Je constate avec satisfaction que vous avez joué le jeu et que nous nous sommes donc engagés sur la voie qui tente de montrer comment un ancien récit —en l’occurrence la Théogonie d’Hésiode— peut se laisser «traduire» de telle sorte qu’il entre en harmonie avec le récit de la Création. Puisque tel était le défi en question. Mais ce que je veux signaler maintenant, c’est que le Titan est une puissance du désordre. Du désordre plutôt que du néant. D’autre part, le désordre s’oppose à l’ordre, et l’ordre dont il est question porte la marque de la Grèce antique, de l’idéal que les Grecs de ces époques reculées se sont inscrit à eux-mêmes, pour ainsi dire, sur le fronton de leur firmament…
Po : Si l’on s’en tient au texte d’Hésiode, les dieux qui s’opposent aux Titans ne combattent pas pour un ordre grec, mais pour un ordre cosmique.
Md : Oui, et on pourrait dire la même chose de tous les mythes cosmogoniques que nous ont légués les peuples anciens : ils parlent de cosmos. Mais ce cosmos est en quelque sorte le prolongement dans les vastes espaces de leur monde à eux, celui auquel ils appartiennent comme peuple. Il y a bien une dimension universelle dans ce cosmos, mais elle reste tributaire de leur pensée et de leur langue. Justement parce que le mythe qui raconte la naissance des dieux ou du monde, ou les exploits des héros, est un récit dont une fonction essentielle est de donner forme à une langue : de l’amener à «faire monde», selon l’expression d’un linguiste allemand dont le nom m’échappe…
Ph : Wilhelm von Humboldt !
Md : Merci : c’est bien lui ! Est-ce que vous saisissez mon propos ? Les récits comme celui d’Hésiode nous parlent du cosmos sans lui fixer de limites, mais parce qu’ils sont eux-mêmes tournés vers la tâche qui consiste en quelque sorte à marquer la naissance officielle de la langue, sans laquelle d’ailleurs le peuple n’est pas le peuple qu’il est, le cosmos en vient à porter à son tour la marque de l’acte de naissance et du peuple et de sa langue. De sorte que sa visée universelle se trouve prise elle-même dans un mouvement qui le ramène à une dimension plus régionale. Leur cosmos est le monde fait par leur langue !
Po : Pour quelqu’un qui se plaignait des cadences de notre «escalade», je note que tu ne présentes pas le profil du grimpeur fatigué. Au contraire, tu prends parmi nous une position de pointe. Tu ouvres la marche… Et donc, selon toi, ce que tu dis là ne s’appliquerait pas au cas des récits qu’on trouve dans la Bible ?
Md : J’ai relevé deux différences qui me paraissent décisives entre le récit d’Hésiode et celui de la Création, dont je rappelle ici que le texte est le monde lui-même en train de s’accomplir en acte avant d’être ce qui se lit dans les pages de la Bible ou de tout autre texte de la tradition abrahamique. Une première différence est que le premier récit —et avec lui celui des peuples— renvoie toujours à un monde qui est le monde d’une langue.
Une seconde différence est, dans ce même récit, que la puissance antagonique s’oppose, non à l’existence même du monde, mais à son ordre. Ce que cherchent les Titans, c’est ramener le monde au chaos des origines, à l’abîme sans fond. Mais ils n’ont ni le pouvoir ni le vouloir de faire que le monde tombe dans l’effacement de son propre néant. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que, dans le cas du récit d’Hésiode, et avec lui les récits des peuples du monde, l’existence de l’homme est vouée à défendre un ordre, qu’on se représente comme voulu par les dieux. Tandis que dans le cas du récit de la Création, la vocation de l’homme, à travers le moindre de ses actes, est que la Création soit. Non pas qu’elle perdure, qu’elle se poursuive, mais que l’acte même en vertu duquel il y a un monde plutôt que le néant se répète et qu’il se répète comme au matin du monde.
Voilà pourquoi sa mort elle-même est résurrection. Dans son dernier souffle, il y a chez l’homme le vœu que la Création soit. Et ce vœu, malgré ou à cause de son exténuation, entre alors en parfaite résonance avec l’acte divin primordial. De telle sorte qu’il devient juste et vrai de dire que, par son souffle ultime, l’âme donne naissance au monde. Elle le fait en Dieu et par Dieu, mais elle le fait.
Aucune tradition païenne ne permet à l’homme d’accéder à pareil niveau de puissance et d’élévation, qui ouvre en même temps à la vie éternelle. Pourquoi vie éternelle ? Parce que, tant que la Création est, moi qui veux son être, et qui le veux par le même acte de volonté qui est celui de Dieu, je suis ! Je suis par-delà la mort. Je suis parce ma mort porte en elle-même le testament dictant que la Création soit, et que la Création est, advient à l’être, en vertu de cette dernière volonté mienne.
Ph : Je voudrais, avant de revenir plus en détail sur ce que tu viens d’avancer, saluer d’abord cette réponse hardie et forte que tu viens de nous offrir et, à travers elle, le pouvoir que nous nous donnons, les uns et les autres, de quitter chacun son domaine de spécialité et de parler cependant avec justesse et autorité…
Md : La coutume est que je laisse à chacun le soin de parler dans son domaine de compétence. C’est pourquoi, quand il s’agit de santé, santé du corps ou santé de l’âme, je tiens à être celui d’entre nous qui, non seulement dit son mot mais ne laisse à personne la chance de dire le dernier mot. Et, bien sûr, la règle de la réciprocité s’applique : là où je ne suis pas dans mon domaine, j’admets et je tiens même à ce que mon mot ne soit pas le dernier, que le dernier mot revienne à celui dont le sujet relève de sa spécialité. C’est pourquoi, sur ce sujet précis, il m’importe que vous vous exprimiez et que vous apportiez les propos qui concluent. Sachant cependant que, dans la langue arabe, un même vocable désigne le médecin et le sage.
Ph : C’est vrai que le mot «hakim» dit les deux. Mais, indépendamment de ça, je crois que le sujet que tu as abordé est de ceux qui appellent le dépassement des lignes de frontière entre nos spécialités. La question de la mort et de l’expérience de l’éternité ne souffre pas d’être enfermée dans une spécialité, fût-elle celle, très large, du sage. Par ailleurs, le but de nos rencontres est justement d’aller à la conquête de ces territoires qui, en puisant dans le savoir de chacun d’entre nous, exigent de nous que nous les transcendions. Nous le faisons depuis le début, mais tu viens de nous donner l’exemple de ce que peut être l’audace d’une incursion hors de ses lignes. Cela étant précisé, j’aurai pour ma part mon mot à dire, comme tu le souhaites et comme il convient, et je ne serai sans doute pas seul à le faire, n’est-ce pas…
Po : Bien sûr. Je tiens à être aussi de la partie dans la discussion autour de ce sujet. Tout en rappelant que le défi que nous nous étions proposé de relever concernant la reprise par le récit de la Création d’un récit comme celui d’Hésiode, ce défi attend la poursuite de nos efforts…