"Je suis antisioniste mais je n'ai rien contre les Juifs" : cette phrase exprime une position qui est courante chez nous. C'est une position qui ferait même partie d'une certaine bien-pensance. Mais elle n'est pas adoptée par tous. Beaucoup de Juifs considèrent que l'antisionisme est le visage caché de l'antijudaïsme. A l'opposé, on trouve chez nous des gens pour qui tout Juif est un sioniste : sinon en public, du moins en privé. Ce qui justifierait à son égard sinon l'hostilité, du moins la prudence. Et ces deux positions extrêmes se nourrissent l'une l'autre.
Personnellement, je suis antisioniste et je n'ai rien contre les Juifs. Mais je me défends d'être dans le conformisme de l'opinion convenue. D'abord parce que je ne me contente pas de ne pas être contre les Juifs : je considère que les Juifs tunisiens sont chez eux en Tunisie et qu'ils n'auraient jamais dû partir. Que si les événements du passé les ont poussés vers le départ, il convient de créer les conditions du retour. Et que si ce retour pose un problème du point de vue de la "composition de la société tunisienne", il est temps de revoir la conception de cette composition.
Il est temps de sortir des slogans creux sur l'ouverture à l'autre et sur notre capacité supposée à coexister avec lui : si c'est pour le tolérer à la marge, ou dans le coin de la vitrine, qu'on se le dise. Mais soyons clairs : ce n'est pas ça, une société ouverte. Avec cette politique du strapontin, nous demeurons dans une forme de xénophobie : non seulement dans notre relation avec l'étranger qui vient d'autres horizons, mais aussi - et c'est un comble - dans notre relation avec l'étranger qui est devenu tel alors qu'il n'aurait pas dû le devenir parce qu'il a ses racines en cette terre.
Ensuite, je suis antisioniste parce que, comme tout le monde, je considère que le peuple palestinien ne mérite pas ce qui lui arrive, que le fait de lui faire payer au prix fort les torts qu'on a subis de la part d'autres peuples n'a pas de sens et que, d'une façon générale, faire prévaloir son droit à l'existence sur celui des autres peuples est une position indigne.
Bien sûr, face à ça, on sait très bien quel argument peut être opposé : quand le Juif est livré à la vindicte populaire et traqué comme une bête, c'est lui qui trinque. Personne n'est là pour s'interposer. L'idée d'un foyer juif venait de là : il fallait soustraire le Juif à cette position où il est à la merci du non-Juif. Quand il s'agit de survie, il n'est plus de principe qui vaille. Certes, l'argument se défend, mais pour autant que le péril demeure d'actualité.
Dès lors qu'on s'installe dans le fait établi de l'existence de l'Etat d'Israël, ressurgissent les objections que nous avons évoquées. Et là, l'argument du sionisme consiste à faire valoir un droit sur la terre de Palestine en vertu du passé.
L'argument glisse du droit naturel qui est celui de la survie à celui du droit divin, ou biblique, qui consiste à occuper la terre promise par Dieu... Mais occuper la terre promise en rasant les villages palestiniens et en instaurant la règle de la prépondérance du Juif sur le non Juif avec tout ce que cela signifie d'exactions et d'injustices, est-ce vraiment cela la promesse de Dieu ?
La question nous touche en dehors même de toute considération de solidarité avec le peuple palestinien. Elle nous touche parce qu'il est question de Dieu, que ce Dieu est notre Dieu à tous et que nous avons peine à comprendre qu'il puisse accorder sa bénédiction à des agissements qui sont synonymes d'injustice.
En outre, nous voyons que le projet sioniste, dans cette dimension religieuse qui lui sert à asseoir sa légitimité, semble en revenir à une conception nationale de Dieu. Cette conception ancienne, les Juifs ont depuis longtemps compris qu'elle devait évoluer, parce qu'elle ne faisait pas justice de la vraie nature de Dieu. C'est tellement vrai que le judaïsme a accepté l'idée de sa dissémination à travers le monde comme façon de porter aux hommes le témoignage de sa fidélité à l'Alliance.
Aujourd'hui, le sionisme renonce à cette mission tout en ramenant les Juifs croyants à l'ordre ancien du Dieu national qui a prévalu à l'époque de Josué et des conquêtes des terres de Canaan. Il empêche le judaïsme d'engager l'expérience de la rencontre avec les autres religions, bien que cette rencontre soit inévitable, à court ou à long terme. Et qu'elle est même l'élément clé qui détermine la capacité des pays à intégrer vraiment le principe de leur ouverture à l'autre.
Il y a un antisionisme qu'on peut professer, non pas malgré l'attachement aux Juifs, mais à cause de lui : parce qu'on considère que, depuis Abraham et Moïse, les Juifs n'ont pas cessé d'avoir quelque chose à nous dire. Que l'arrivée du christianisme et de l'islam ait certes changé la donne, mais n'a toutefois pas enlevé au Juif cette parole qu'il nous adresse par sa seule présence : parole que nous ne pouvons recevoir de lui s'il s'éclipse de notre réalité et parole sans laquelle notre relation au divin risque toujours de tomber dans le marasme d'un certain solipsisme.