Il y a près de 150 ans, en 1872, paraissait dans la ville allemande de Leipzig le livre d’un professeur de philologie de 28 ans. Son titre : La Naissance de la tragédie. L’auteur inaugurait par ce texte une carrière… philosophique ! Qui allait être l’une des plus marquantes du 19e siècle. Il s’agit en effet de Friedrich Nietzsche. Dans cette œuvre de jeunesse, le penseur allemand défendait des positions et des figures de la culture germanique dont il se démarquera par la suite : le pessimisme de Schopenhauer et le « phénomène narcotique » qu’est Wagner. Mais d’autres thèmes demeureront inchangés et s’imposeront même en dehors du cadre de sa pensée personnelle. C’est le cas notamment de l’opposition entre Apollinien et Dionysiaque.
Il s’agit d’une idée absolument féconde, qui met le doigt sur ce qui constitue sans doute le génie grec dans le domaine de l’art. S’il nous fallait la résumer en deux mots, nous dirions qu’elle établit que les anciens Grecs ne se contentaient pas de conférer une apparence de beauté à ce qui constitue le visage familier de leur vie collective : ils allaient hardiment vers le côté le plus nocturne et le plus inquiétant de la nature humaine afin de lui faire une place dans leur existence.
L’accomplissement du beau, en ce sens, ne renvoie pas à un état qu’il conviendrait de protéger de toute injure : il correspond à une posture conquérante. La tragédie, et le rôle primordial qu’y joue la musique dans le chœur, correspond justement à cette vocation de l’art grec à s’ouvrir à ce qui est le plus rebelle à toute beauté, parce que c’est le territoire de ce qu’on appellerait le « monstrueux», et néanmoins à y planter le drapeau du beau, comme une victoire sans cesse à recommencer. Le chant du coryphée dans le théâtre tragique, c’est à la fois le cri d’épouvante face au gouffre qui attend l’homme, et c’est dans le même temps le cri de guerre qui se fait la promesse de l’apprivoiser, ce gouffre.
On sait quel usage Nietzsche va faire par la suite de sa trouvaille : toute une critique de la civilisation européenne en découlera, en considération de la rupture provoquée dans ce précieux équilibre entre l’amour de la belle forme telle qu’elle est célébrée dans les arts plastiques en particulier, mais aussi dans la poésie lyrique —domaine d’Apollon—, et l’attachement à cette partie sauvage et indomptée de notre existence, telle qu’elle nous est sans cesse rappelée par la poésie tragique, et qui relève du domaine de Dionysos.
Dès Euripide, affirme Nietzsche, le poison du moralisme commence à s’insinuer dans le récit du mythe. Puis vient Socrate avec son « intellectualisme ». Et Platon avec son monde des Idées, qui prépare à son tour aux arrière-mondes du christianisme : on va du repli face à l’expérience de l’effroi à une pensée de ce que notre philosophe appelle la « consolation métaphysique »: laquelle consolation abolit tout à fait la réalité du gouffre !
La Grèce, théâtre d’une double rupture
On peut marquer une certaine réserve à l’égard de l’utilisation que fait Nietzsche de son opposition entre Apollinien et Dionysiaque, mais on ne peut nier le fait qu’il ait mis par elle le doigt sur le secret d’un équilibre miraculeux qui a prévalu en Grèce ancienne. Et cet équilibre, nous faisons pour notre part l’hypothèse qu’il tient à deux raisons. Une première raison est d’ordre technique.
Elle concerne l’écriture et son usage, qui allient la possibilité de codifier le langage poétique selon des normes qui supposent l’horizontalité d’une « mise à plat » de la phrase —en vue de sa décomposition en unités rythmiques— et, d’un autre côté, le maintien d’une oralité qui permet au souffle poétique de se fondre dans la puissance vocale —et verticale— du chant.
On est en présence d’une sorte de tension heureuse en matière de pratique de l’écriture, dans la mesure où est mis en œuvre le pouvoir de celle-ci d’ordonner le réel en projetant la représentation sur un support, mais où cela est engagé de telle sorte que n’en pâtisse pas cette mémoire inspirée et vigilante, dont nous avons vu il y a deux semaines qu’elle est incarnée par les Muses.
On doit à l’alphabet grec —le plus « évolué » de son époque dans toute la Méditerranée, malgré ses emprunts au Phénicien—, ainsi qu’à la disponibilité en quantité suffisante de papyrus —grâce au commerce avec l’Egypte—, le fait que l’usage de l’écriture se soit démocratisé en Grèce ancienne. Entraînant avec lui une passion pour la lecture dont maints témoignages nous sont parvenus. Mais c’est une lecture qui se conçoit toujours à voix haute, appelant à elle la présence d’un auditoire, dans le prolongement d’une tradition qui voulait qu’autour d’un rhapsode ou d’un maître d’éloquence se forme un attroupement et qu’ainsi se perpétue l’ancestrale transmission orale.
Contre l’écriture que dénonce Platon dans le Phèdre en tant qu’elle condamne la mémoire à l’inaction et l’esprit de l’homme à l’oubli (275 a), il y a ici une écriture qui sait se constituer en auxiliaire de la mémoire, prise cette fois dans son sens large de mémoire du monde et des hommes, de leur destin commun. Il n’en sera pas de même dans la période qui suit, et qui verra l’écriture conforter les craintes exprimées par Platon. L’outil qu’est l’écriture va induire à partir de là un renversement par lequel la mémoire des choses et des faits se soumet elle-même à une posture en laquelle l’homme se conduit en régent du réel. Elle s’instrumentalise !
La seconde raison, on le devine à présent, est d’ordre politique. La Grèce de la grande époque des tragédies d’Eschyle et de Sophocle est une Grèce qui porte sur le monde le regard fier de qui se sait supérieur aux autres nations, non en vertu d’une vaine croyance qui rime avec arrogance, mais en vertu d’une mission divine dont elle accepte la charge de façon plus claire et qui est justement de soutenir l’advenue du beau, aussi bien dans le cosmos que dans la cité.
Toutefois, ce n’est pas encore une Grèce qui transforme cette conscience d’une supériorité en projet de domination sur les autres nations, comme ce sera le cas peu de temps après avec Alexandre le Grand. On peut même dire qu’elle répugne à pareille entreprise. L’expansionnisme impérial, pour elle, est moins du côté de la civilisation que de celui de la barbarie : c’est contre lui qu’elle s’est battue et qu’elle a vaincu à Thermopyles quand elle a mis en échec les armées du Perse Xerxès.
Des actes plutôt que des étapes
Mais tout change avec l’empire et le début de la période hellénistique. Tout d’un coup, les ressources du langage, mises jusque-là au service de la célébration du sens par le mythe, magnifiées dans le chant poétique et sa résonance qui atteint l’Ether, vouées à maintenir ouvertes les voies qui du ciel à la terre font que l’échange demeure vivant, se trouvent mobilisées pour les besoins d’un rayonnement très politique. Il n’est plus question désormais dans la nouvelle épopée que de l’homme, à l’exclusion des dieux. Le beau, dont l’éclat est toujours présent dans les œuvres, sert d’alibi, de motif qu’on invoque pour asseoir une suprématie parmi les peuples.
Le poète, lui, est réquisitionné pour chanter les louanges de l’empereur. Et quand il se plonge dans la grandeur de la Grèce d’antan, qu’il se laisse pénétrer de cette magie du verbe qui poussait autrefois les aèdes de village en village pour chanter les exploits des héros, c’est encore pour retomber, à son corps défendant, dans la propagande d’un pouvoir soucieux de conférer une légitimité historique à ses menées.
Les deux raisons que nous venons d’indiquer correspondent donc à deux points d’équilibre, dont la rupture aura des conséquences tellement énormes que nous les subissons aujourd’hui encore, nous qui ne sommes pourtant en rien des Grecs. Tant qu’ils se maintenaient, toutefois, ils assuraient à la culture hellénique son éclat tout particulier, et à la poésie de cette dernière sa grandeur exemplaire.
Il faut noter par ailleurs que ces deux raisons permettent de saisir l’importance de la force d’entraînement causée à la chute du modèle grec par la rupture des deux équilibres en question : le technique et le politique. Car il ne s’agit pas de deux phénomènes qui agissent côte à côte et dont les effets s’additionnent.
Il s’agit de deux phénomènes dont les effets se démultiplient au contact l’un de l’autre : l’écriture, coupée de l’oralité, pousse l’Empire dans l’aventure de la planification par son pouvoir d’organiser le réel en fonction des possibilités de l’action, et l’Empire ouvre de son côté à l’écriture le champ d’une expérience où, tournant le dos à la mémoire des Muses, son souci est désormais de recenser le réel et de l’agencer : tel est le début de l’écriture scientifique, inaugurée en quelque sorte par Aristote recevant de son élève Alexandre les premiers colis remplis des curiosités venues des territoires conquis !
C’est dans le contexte nouveau créé par la chute —vertigineuse— du modèle grec que la poésie va poursuivre sa carrière. Les manuels qui nous en présentent les étapes chronologiques, à travers des changements d’ordre esthétique, ont la fâcheuse habitude de suggérer que les évolutions observables, aussi bien en matière de techniques de versification que de pratiques de déclamation, ressemblent assez à des caprices de l’histoire : une forme est venue, une autre l’a remplacée ensuite et ainsi va la vie ! Or c’est occulter un élément essentiel que de parler de la sorte.
Cet élément, c’est le combat dans lequel va se trouver engagé le poète dès le moment où, destitué de son pouvoir de faire résonner la voix des dieux parmi les hommes, il sera poussé sur des chemins où sa vocation lui est dictée par des puissants et où sa flamme poétique ne survit que dans une forme de révolte, ou alors de ruse. Mais où, ce faisant, il montre de sa vocation une figure à chaque fois nouvelle et qui donne à penser. Car le poète, pour autant qu’il se reste fidèle, ne se contente jamais de se chercher une issue à lui-même : c’est toujours en même temps au monde qu’il en cherche !
Solitude du poète moderne
L’histoire de la poésie est l’histoire d’un drame en plusieurs actes. C’est celle du poète aux prises avec le double phénomène, technique et politique, et cédant ou s’insurgeant face à ce qui tente de le réquisitionner. Tout ce qui s’énonce à propos de l’évolution de la poésie en France, par exemple, à travers la succession de genres tels que la poésie courtoise des troubadours et des trouvères au Moyen-âge, la poésie maudite inaugurée par François Villon, la classique telle que définie par Malherbe et Boileau, la romantique de Lamartine et Hugo, la moderne des poètes du Parnasse qui revendiquent «l’art pour l’art», puis le symbolisme de Verlaine et Mallarmé, le surréalisme de Breton et Aragon, etc, tout cela demeure travaillé intérieurement par l’écho sans cesse reconduit d’une même catastrophe initiale…
Sous d’autres cieux, et au gré des avancées techniques ainsi que des empires naissants —l’islamique n’étant pas des moins marquants—, le même fil rouge du drame déroule son récit, dont les acteurs échappent à vrai dire aux cadres rigides définis par l’historiographie littéraire, établissant entre eux un dialogue secret par-delà les générations et les nations. Et tel acteur, magnifié par les critiques qui enfourchent leurs lunettes savantes mais à courte vue, jouira finalement d’un rôle fort modeste sur la grande scène du monde malgré la résonance forte et irréprochable de ses vers, tandis que son pair, à la voix plus discrète et à la parole moins assurée, se révélera occuper une place centrale… La raison à cela est que, de l’un à l’autre, se joue une différence de résistance, mais aussi une différence dans l’intelligence des ressources variées propres à l’action de résistance !
Car, jusque dans sa folie, le poète peut être en train de ruser, afin qu’advienne ce qu’il veut. Jusque dans sa déraison, qui lui vaut le mépris et l’indifférence du grand public, il peut inventer des figures par quoi se trouve déjouée la fatalité de son exil, qui est exil de tout poète et de toute poésie. Parlant ainsi, nous ne voulons pas dire que la poésie de cour, qui épouse quant à elle les courants dominants de l’histoire, est nécessairement une poésie insignifiante et traître à sa propre cause : elle aussi peut jouer des vents contraires et, en ayant l’air de les suivre, les perturber juste assez pour les détourner. Chacun y va de son propre génie dans le combat ! Et c’est ce qui échappe de façon presque régulière aux auteurs sérieux de nos doctes compilations.
Aujourd’hui, il devient d’ailleurs de plus en plus difficile de ranger les poètes dans des catégories esthétiques prédéfinies. Seuls d’entre eux s’y laissent enfermer ceux qui, par manque de souffle, tentent d’exister en brodant sur les rimes des anciens : ce sont les poètes de chapelle. Leur poésie est essentiellement affaire de contrefaçon.
Nous assistons en réalité à un phénomène nouveau, en vertu duquel chaque poète semble inventer son nouveau genre dans une insoumission à toute règle existante qui serait imposée ou simplement suggérée par tel ou tel modèle. Le besoin de se constituer en groupes afin de mieux affirmer son rejet de normes dont on subirait l’emprise s’est lui-même estompé. Même s’il persiste davantage chez nous, où le poids des traditions est plus grand dans tous les domaines, et où l’on continue de marquer son territoire en se démarquant de la pensée des aînés.
Peut-être cette impression d’anarchie du monde de la création poétique est-il dû au manque de recul qui caractérise notre perception. Les contours d’une nouvelle configuration du paysage poétique, avec ses frontières, ne nous apparaissent pas encore clairement. C’est possible !
Mais ce qui est tout à fait indéniable, c’est l’effondrement des anciennes écoles et l’évanouissement de l’écho de leurs mots d’ordre militants. Le poète d’aujourd’hui est un poète foncièrement solitaire, au point de ne plus savoir parfois s’il est vraiment poète. L’expérience de la parole chez lui a partie liée avec l’aphasie, comme y insiste Jacques Derrida quelque part. Il y a quelque chose de désespéré dans sa quête des mots… On ne voit guère, par conséquent, comment cela peut s’accorder avec une conception de la poésie qui pourrait servir, aujourd’hui ou demain, de doctrine regroupant autour d’elle des poètes.
Le médecin du monde
Mais peut-être aussi cette situation particulière est-elle à rapprocher de la forme qu’a prise aujourd’hui le couple infernal évoqué plus haut : la technique et la politique. S’agissant de politique, nous avons assisté au cours du siècle dernier à un combat de titans au cours duquel les protagonistes se sont rendu compte que la poursuite de leur jeu de conquête impériale comportait la conséquence fatale d’une annihilation de l’ensemble des participants.
L’équilibre de la terreur, selon la formule consacrée, oblige désormais les grandes puissances, d’une part à modifier leurs stratégies dans un sens qui évite tout choc de confrontation, d’autre part et plus profondément, à les transformer de l’intérieur. C’est-à-dire à réfléchir à la question de leur nécessité, et par conséquent à la possibilité de s’en déprendre.
S’agissant de technique, le chemin parcouru depuis la Grèce est long. Il a vu s’amonceler pour l’humanité une grande quantité de textes, dont la conservation et la gestion intellectuelle du contenu a induit de grandes transformations en matière à la fois d’archivage et de procédés herméneutiques. Mais il a surtout vu deux révolutions majeures : la première est celle de l’imprimerie, qui a fait exploser la production du livre, tandis que la seconde est celle que nous vivons actuellement avec l’arrivée du support électronique, la télécommunication et le partage des « contenus » sur une toile à l’extension planétaire.
Mais alors que la première révolution consacrait le règne de l’écriture dans la vie de l’esprit, la seconde est en train de la marginaliser en ramenant au centre des échanges le donné brut de l’image et du son, sans médiation. L’école avec ses anciennes pédagogies s’en trouve considérablement ébranlée ! L’instance intellectuelle qui se chargeait par l’écriture de proposer des représentations du réel est contestée dans son autorité.
A vrai dire, l’écriture elle-même a changé de nature. Autrefois, elle puisait dans le réservoir des métaphores fournies par la poésie afin de former ses propres images du réel à l’usage de l’homme-stratège. Aujourd’hui, elle s’est repliée dans le langage des algorithmes pour produire ses programmes informatiques et ses « logiciels ». Laissant ainsi à la poésie le loisir de reconquérir le champ des mots et de leur sonorité, laissé libre.
Bref, c’est ensemble que les empires vivent l’expérience de l’impossibilité de prolonger leurs aventures et que la technique crée de son côté les conditions d’une démultiplication anarchique des savoirs, synonyme de démobilisation par rapport à toute idéologie et à tout projet fédérateur… Nous vivons une transformation plus vertigineuse que ce que l’humanité n’a jamais pu vivre dans son passé. Mais une transformation qui met fin à quelque chose —la « rupture d’équilibre » — qui a débuté en Grèce et que le jeune Nietzsche, dans sa sagacité, a perçu.
A mesure que tombent des pans entiers de l’ancien monde, s’annonce de manière plus nette le besoin d’en édifier un nouveau, qui guérisse les blessures du passé, qui répare notre humanité longtemps saccagée par les rêves de puissance. Et, là encore, le poète a un rôle essentiel à jouer : l’effacement des différences esthétiques n’est que le signe d’un frémissement chez lui à l’approche d’un événement qui transcende les catégories et les genres, que l’annonce d’une mobilisation naissante afin de répondre à l’appel de l’époque nouvelle… Car il est, pour l’avenir, le médecin d’un monde pris de vertige !