L’histoire est peu connue, mais elle est pleine d’enseignements : il y avait à l’époque du calife Haroun Rachid un poète qui perdit un jour son bon sens. Il se mit à produire des vers dans lesquels il n’hésitait pas à s’en prendre au souverain en maniant la critique et l’insulte. Son nom est Abou Wahab Ibn Amr, mais il est plus connu sous le sobriquet de Bahloul. Or si l’on connaît peu le personnage, on connaît très bien ce nom de Bahloul, qui est devenu un adjectif. Il signifie « idiot », mais avec cette nuance que l’idiotie peut ici être feinte…
De fait, l’histoire qui nous est parvenue raconte qu’en dehors de ses talents de poète, Bahloul exerçait la profession de cadi. Et qu’un jour le calife vint lui demander de prononcer contre un Imam chiite une condamnation qui permît de se débarrasser de ce dernier une bonne fois pour toutes. Fort embarrassé par cette demande, en raison de la haute estime en laquelle il tenait l’imam en question, Bahloul choisit de se faire passer pour fou…
L’histoire a traversé ainsi les siècles, en laissant en suspens la question de savoir comment un homme de cette importance a pu se faire passer durablement pour fou sans l’être de quelque façon, et comment un calife de l’envergure de Haroun Rachid a pu, de son côté, se laisser abuser longtemps, en subissant les flèches acerbes du poète sans jamais découvrir le pot aux roses…
Il nous semble que le temps est venu de contester cette version du faux « fou du roi » et de se demander si la folie de Bahloul le poète n’avait pas au moins une part de vérité ! Nous voyons bien à quelle difficulté nous nous trouvons immédiatement confrontés en envisageant cette hypothèse : un poète peut être fou, au sens clinique du terme, et cependant ne pas cesser d’être poète et, du même coup, ne pas cesser non plus d’avoir quelque chose à nous dire… Quelque chose à nous dire ? Oui, parfaitement !
On peut très bien imaginer que la représentation de cette difficulté ait suffi pour pousser à inventer à son sujet une histoire de toutes pièces. Car que nous dit un poète fou ? Beaucoup de choses, en vérité. Il nous dit d’abord que sa parole est empêchée, et que son incohérence est le contrecoup de la violence qu’elle subit dans son déploiement. Ce qui veut donc dire qu’il y a une violence qui s’exerce dans la cité contre la parole poétique, en lui dictant par exemple sa teneur ou en lui imposant son style.
Or une vérité pareille, ni le politique ni le poète —qui s’est accommodé de cette violence— n’aiment ordinairement à l’entendre. Il nous dit ensuite que l’effondrement de l’état de conscience du poète, non seulement ne marque pas l’arrêt total de la parole poétique, mais ouvre en vérité sur une certaine forme de cette parole, qui en constitue donc un possible et qui élargit ainsi le champ de l’expérience poétique de l’homme. Voilà qui est assez problématique si l’on se tourne du côté de nos conceptions savantes en matière de poétique.
Il nous dit enfin que la poésie, par-delà le jeu verbal à quoi elle se réduit elle-même parfois, est une façon de vivre la parole qui est dangereuse, puisqu’elle rapproche le poète de ce seuil où il peut perdre pied. Et que, par conséquent, lire la poésie comme il convient, ce n’est pas seulement ni essentiellement un acte de plaisir : lire la poésie, c’est se préparer à trembler avec le poète et pour lui en songeant au précipice qui le guette, parce que sa parole —dès lors du moins qu’elle est authentiquement poétique— ne cesse ne le rapprocher du bord…
Mais qui est prêt à laisser la poésie reconquérir le statut supérieur que lui confère sa vocation tragique et son statut d’exercice hautement périlleux de la parole, alors qu’elle a été apprivoisée afin de servir commodément de moyen d’agrément dans les cours et dans les salons ?
Le psychiatre à l’épreuve du poète
Les poètes fous qui sont connus de nous ne sont pas si nombreux… Les plus célèbres en Europe sont l’italien le Tasse, l’allemand Hölderlin, les français Gérard de Nerval et Antonin Artaud. Mais on ne sait rien de ceux que leur folie a plongés dans l’oubli, parfois parce que la société dans laquelle ils vivaient a rejeté leur œuvre comme elle a rejeté leur personne. Ou plus simplement parce qu’un poète fou n’a pas le souci, ni de publier ses poèmes ni de laisser des traces de son œuvre pour la postérité.
Ses vers sont tels des souffles offerts à ceux que la fortune a placés là au moment opportun pour en recevoir l’écho. Il vit et meurt, et ce qui sourd de son âme agitée est comme emporté par le vent : nul n’en sait rien. Et nous ne pouvons pas tout à fait exclure que de tels poètes soient innombrables : cohorte anonyme dont les gémissements solitaires et mélodieux n’ont eu d’autres auditeurs que les anges…
La folie du poète pose un problème du point de vue de nos représentations habituelles de la poésie : elle en pose aussi du point de vue de nos représentations de la folie. Y compris pour les psychiatres. La raison à cela est que le poète donne à son mal plus que des cris, plus que des bruits : il lui donne une voix. Et parce que cette voix dit quelque chose, et que ce quelque chose attend d’être compris, c’est l’approche thérapeutique qui se trouve comme mise en demeure de s’ajuster à ce qui se dit…
Alors qu’elle pourrait se contenter, de façon plus paresseuse, d’avoir affaire à un « cas », et de ne mobiliser en vue de le « traiter » que la réponse appropriée et apprêtée que prescrit le savoir psychiatrique constitué ! Ici au contraire, le médecin est renvoyé à son intelligence de la situation, obligé de prendre une décision à partir d’une parole plus ou moins inintelligible mais qui n’est pas sans signification. La chose ne va pas sans de l’agilité et de la témérité.
Il n’est d’ailleurs plus question de supprimer le mal, comme c’est la coutume dans toute pratique médicale, mais plus modestement de rendre la coexistence avec lui plus vivable. Dans sa mission de guérison, le psychiatre ressemble à quelqu’un qui se trouverait devant la Pythie de Delphes, au moment où elle délivre son message sibyllin. Aux symptômes qui se donnent à lire à son observation alerte et experte, s’ajoute le flot d’une parole dont l’interprétation se heurte désormais à la puissance de l’énigme. Il ne peut comprendre qu’en se faisant lui-même poète, et qu’en éprouvant ensuite la défaillance – parfois légère, comme dans les poèmes tardifs de Hölderlin – de la parole poétique qui devient comme le cœur de la parole…
L’écoute par le psychiatre de la parole du poète fou n’est pas une affaire exclusivement médicale. Car la détresse qui s’y laisse entendre et à côté de laquelle la thérapie ne doit pas passer, c’est aussi ce que l’auditeur commun doit avoir à cœur de recueillir comme étant la note essentielle du poème. Les deux auditeurs, le médecin et le non-médecin, se rejoignent dans leur écoute, même si leur visée n’est pas identique.
Toutefois, on peut penser que l’expérience du poète fou comme expérience d’écoute a valeur d’expérience initiatique pour le psychiatre. Elle ouvre la voie à une approche moins prisonnière des schémas pathologiques issus des manuels. Même face au malade mental ordinaire, la capacité d’écoute dans l’élément d’une certaine opacité du sens est rendue plus forte grâce au passage du poète et à l’épreuve de son poème.
A l’inverse, le refus de la parole du poète en tant qu’énigme à soutenir marque la formation de ce qu’on peut considérer comme un mauvais pli, dont les effets auront des prolongements dans le traitement des folies plus communes. Il se traduira par une baisse de l’écoute et, très probablement, par un recours ultérieur plus accentué à la réponse chimique, qui est toujours plus brutale et plus déshumanisante. Artaud en a fait la longue et amère expérience, dans sa version électrique !
Une réponse travaillée par l’espérance
Le mal, disons-nous, n’est plus à supprimer. Il est en revanche à apaiser, et son apaisement n’a lieu qu’à travers la compréhension de ce qu’il nous dit. Cette compréhension ne doit pourtant pas se concevoir comme une manière d’accéder au sens en se débarrassant de l’enveloppe que serait le discours poétique : le sens en question est foncièrement poétique.
Sa vérité ne s’éprouve que dans l’élément du poème. Et c’est là que le médecin doit savoir suivre le pas du passionné de poésie pour parvenir à ses fins. Ce qui n’est pas coutumier : toute une tradition positiviste, dans laquelle a baigné la psychologie clinique dès la fin du 19e siècle, incite au contraire à prendre ses distances à l’égard de toute approche non scientifique, suspectée de produire des explications subjectives et parfois tout à fait fantaisistes. Et comment la passion de la poésie échapperait-elle à ces soupçons ?
« J’ai de ce monde goûté l’agrément, /Jeunesse a fui, lointaines, ô si lointaines heures, /Avril et mai, juillet aussi sont partis, /Je ne suis plus, je n’aime plus à vivre !» : ce court poème de Hölderlin date des débuts de cette longue époque pendant laquelle il se retirera du monde et du commerce des hommes. On y lit sans mal la déception, qui se fait éclipse : «je ne suis plus » ! Vérité grimaçante que celle qui est ici avouée. Et pourtant, le poème la maintient dans l’exigence du beau. Par quoi la souffrance résonne dans tout l’univers : elle raconte le naufrage d’un homme qui a porté le chant très haut, lui cet enfant à qui la beauté a été dévolue —un poème de la même période nous rappelle que « La beauté n’est dévolue qu’aux enfants… » —, mais elle raconte aussi la souffrance du poète : de tout poète habitant la terre et, au-delà, de tout homme qui habite la terre en poète.
Le cri de douleur que le poème étouffe tout en le révélant n’est pas séparable de cette puissance oraculaire du dire poétique, qui lui confère sa portée universelle. Voilà ce que saisit le passionné de poésie, parce qu’il s’en laisse traverser, et que le médecin est tenté d’ignorer et qu’il ne doit pourtant pas ignorer. Sous peine de rompre le lien de l’écoute ! Pour se replier dans la banale et solitaire auscultation ! Pour déserter l’appel qui enjoint de venir à la rencontre d’une solitude et d’une détresse.
La vraie guérison est à ce prix : le médecin doit se risquer dans l’écoute, et ne pas faire de son savoir médical une entrave. Il doit comprendre que ce n’est plus en mettant en berne son humanité —et la fragilité qui va avec— que s’affermit sa compétence, mais au contraire en la laissant occuper une position de proue.
Il y a une torsion que le médecin fait subir à ses usages ; or elle a son pendant dans la façon dont le passionné de poésie reçoit de son côté le poème : l’expérience du beau rejoint chez lui une écoute marquée par une volonté d’apaisement, travaillée par l’exigence de relancer l’espérance face au désastre… De la même manière que le médecin se fait homme, l’homme se fait médecin !
Voilà en somme à quoi on s’expose à partir du moment où on reconnaît au fou une parole poétique… La difficulté est telle qu’elle entraîne un bouleversement de nos conceptions en ce qui concerne et la poésie et la médecine ! Nous avons d’ailleurs une représentation prémonitoire de ce bouleversement dans la mythologie grecque à travers le récit d’Oreste. Oreste n’est pas poète, mais son récit est celui d’un poète. De plusieurs poètes en réalité, mais nous nous en tiendrons ici à Eschyle !
La leçon d’Oreste
L’histoire d’Oreste n’est pas connue de tous : rappelons-la ! La flotte des Achéens est prête à appareiller pour Troie afin que les armées réunies livrent bataille contre cette cité. Mais le temps passe et les vents refusent de souffler. Interrogé sur le sens de cet empêchement, un devin révèle que les conditions ne redeviendront favorables que si Agamemnon, le chef des Achéens, accepte de sacrifier sa fille Iphigénie.
Le roi hésite mais finit par se résoudre à cette cruelle et abominable action : Iphigénie est tuée et les navires peuvent enfin prendre leur chemin sur les flots… Mais Clytemnestre ne pardonne pas sa décision à son mari. Pendant son absence, elle fait du cousin de son époux son nouveau compagnon et, avec son aide, gouverne la cité. Dans le même temps, elle médite la mort de son époux pour le moment de son retour… Le jour venu, son plan est effectivement mis à exécution, alors qu’Oreste, le fils, avait été préalablement éloigné de la maison.
La mort du roi Agamemnon sous les coups d’Egisthe —l’intrus— s’ajoute cependant, pour la cité de Mycènes, au malheur d’un gouvernement inique qu’assurent ensemble Clytemnestre et son amant. De sorte que venger son père revêt à l’égard d’Oreste un enjeu qui n’est pas seulement celui d’un honneur familial à laver : il est aussi celui d’une cité à libérer de l’injustice ! Et c’est à l’instigation secrète de deux divinités —Apollon et Athéna— qu’Oreste entreprend d’agir.
Mais l’acte qu’il commet tombe sous le coup d’une loi immémoriale qui le punit sévèrement. Car Oreste ne se contente pas de tuer celui qui a exécuté le meurtre de son père, à savoir Egisthe. Il tue également celle qui a ourdi le plan : sa propre mère ! Pareil acte, en portant atteinte à l’ordre dans sa dimension à la fois morale et cosmique, attire sur lui la terrible vengeance des Erinyes. Oreste sombre dans la folie comme par un effet de cette vengeance.
Or ce qui est particulièrement intéressant dans le récit d’Eschyle, c’est la façon dont Oreste va parvenir à sortir de la folie. Car cette sortie ne va pas seulement signer un dénouement pour sa personne : elle va entraîner un bouleversement du système judiciaire qui prévaut dans la relation entre les dieux et les hommes. Puisqu’Oreste va se tourner vers les dieux pour obtenir que soit levée la punition qui s’est abattue sur lui et, ce faisant, il va provoquer un débat qui va gagner l’Olympe tout entier et qui va se solder par une remise en cause à la fois de l’autorité des Erinyes et de la validité des lois anciennes sur lesquelles elles s’appuient pour infliger leurs châtiments. Ce qui revient bel et bien à une réforme des lois célestes qui régissent le licite et l’illicite, dans le sens d’une plus grande intelligence des actes quant à leurs conditions et quant à leurs intentions.
Il apparaît donc que la folie d’Oreste dit aux hommes deux choses, dont la seconde englobe la première. Elle dit pour commencer que la folie surgit dans la vie d’un individu quand survient un événement qui entraîne son exil de la société des hommes, car il y a désormais incompatibilité entre ses actions et l’ordre tel qu’il prévaut dans la cité et dans le cosmos.
Elle dit ensuite que c’est par la folie de l’homme, à partir de l’expérience de solitude insoutenable qu’elle représente, que s’accomplissent toutefois les bouleversements les plus importants qui touchent la vie des hommes : ce qui est illicite, et qui l’a été depuis la nuit des temps, peut devenir aux yeux des dieux eux-mêmes, non seulement licite, non seulement méritoire, mais héroïque !
C’est ce même paradoxe d’une faiblesse poussée à ses limites extrêmes, qui est cependant capable de produire des changements qui sont les plus lourds, que l’on retrouve avec la poésie quand elle se met à dire la souffrance de la folie. Et ceci précisément parce que la poésie du fou n’a rien d’une poésie folle…
Elle demeure sous la bannière du beau, et pour cette raison porte en elle une ambition dont la raison n’a pas l’audace. Car qui d’entre nous, fort de son bon sens, ose changer le monde de telle sorte que le médecin se fasse homme, que l’homme se fasse médecin et que tous deux soient au chevet de l’homme blessé qui déclare « Je ne suis plus » ?
Voilà pourquoi toute grande poésie, même quand elle est dite par un poète en bonne santé mentale, n’est pas dépourvue de son grain de folie, de ce vertige et de cette ivresse défaillante qui nous font nous demander parfois si elle n’est pas le fait d’une diction en état de démence. Folie feinte ? Non, folie jouée, folie enjouée, mais folie vraie : celle qui confère au poète sa liberté et sa royauté !