Purement consultatif autrefois, et généralement réduit à un rôle de figuration, le contrôle de la constitutionnalité des lois entre bientôt dans sa phase démocratique et institutionnelle définitive. Mais, à l’approche de sa mise en place, les questions surgissent…
Outil essentiel de la mise en conformité de notre système juridique par rapport à la Constitution dont la Tunisie s’est dotée en janvier 2014, la Cour constitutionnelle n’a pas encore vu le jour. Le texte de la Constitution prévoit qu’elle soit mise en place et rendue opérationnelle d’ici la fin du mois de novembre : un délai que toutes les prévisions considèrent comme impossible à respecter, en raison surtout du blocage dont fait l’objet le projet de loi relatif au Conseil supérieur de la magistrature.
Mais la Commission de la législation générale au sein de l’Assemblée des représentants du peuple est actuellement penchée sur l’étude du projet qui a été présenté par le gouvernement le 1er juillet dernier. Et beaucoup, dans la société civile, s’impatientent de voir les travaux des députés déboucher enfin sur un résultat concret... Mais, précisément pour cette raison, il convenait d’examiner un certain nombre de problèmes que la mise en place de cette Cour ne manquerait pas de susciter dans le paysage de notre système juridique.
D’où l’initiative d’organiser une rencontre sur le thème. En collaboration avec Democracy Reporting International (DRI) et International institute for Democracy and Electoral Assistance (IDEA), l’Association tunisienne de droit constitutionnel (ATDC) a donc rassemblé hier, vendredi 23 octobre, tous ceux qu’intéresse la question dans les murs de la Cité des sciences de Tunis. Intitulé de la rencontre : «Le projet de loi sur la Cour constitutionnelle à la lumière des exigences de la Constitution».
Après une séance d’ouverture des travaux qui a permis de faire connaissance avec les associations organisatrices et la nature de leurs engagements autour du thème du jour, un «rapport préliminaire» a été présenté par le doyen de la faculté de Droit de Sfax, M. Néji Baccouche. L’universitaire a d’emblée attiré l’attention sur trois grandes difficultés. Première difficulté, celle de «l’emplacement» à accorder à la Cour constitutionnelle dans l’architecture du système juridique, étant donné que cette instance, qui fait partie du pouvoir judiciaire et qui en est le sommet, prend des décisions qui s’imposent aux autres pouvoirs, législatif et exécutif... et que cela peut lui valoir des inimitiés et des problèmes. La seconde difficulté est celle de la représentativité, et du risque que fait courir à cette instance la «politisation» de ses membres.
Risque de surcharge par la multiplication des recours
Pour M. Baccouche, «la politisation est inévitable mais il faut la limiter autant que faire se peut !». Cette question est liée à la crédibilité de la Cour constitutionnelle aux yeux des citoyens, mais elle comporte aussi un aspect professionnel, en ce sens qu’il peut être utile d’envisager une représentation des différents domaines du système juridique : le judiciaire, l’administratif et le financier... Enfin, troisième difficulté : celle du risque de surcharge de la Cour constitutionnelle par la multiplication des recours et, par conséquent, de la nécessité de prévoir un système de sélection ou de tri des recours...
Plusieurs points de vue sont en concurrence au sujet de ce dernier problème. Le président de la Commission de la législation générale au sein de l’ARP, M. Abada Kefi, qui devait être présent et prendre la parole juste après ce rapport préliminaire, mais qui s’est absenté, est de ceux qui estiment que c’est au juge d’apprécier si le recours — désormais autorisé par la Constitution — est, oui ou non, recevable. D’autres formules sont possibles, cependant, comme le fait de laisser à la cour d’appel le soin de s’acquitter de cette opération de tri. Ou encore de conditionner l’engagement de cette procédure par le dépôt d’une somme d’argent... Notons que cette troisième difficulté évoquée par le doyen de la faculté de droit de Sfax va faire l’objet d’une intervention de Mme Salsabil Klibi, qui va insister sur l’importance de ce contrôle a posteriori des lois quant à leur constitutionnalité : contrôle par rapport auquel le citoyen-justiciable joue un rôle déterminant... Il y a, souligne-t-elle, un contrôle a priori au moment de l’adoption des projets de loi, mais ce contrôle ne rend pas inutile un contrôle a posteriori — «après que la loi a fait l’épreuve du réel» —, et n’enlève pas au citoyen le droit de saisir directement la Cour constitutionnelle s’il considère que la loi en vertu de laquelle il est jugé est contraire aux dispositions de la Constitution... Mme Klibi, qui reconnaît la nécessité de la rationalisation de ce recours, émet cependant des réserves à l’égard d’une certaine utilisation possible du «filtre», qui risque de le transformer en un instrument de «rétention», dit-elle.
Représentativité des membres de la Cour
Cette forme de contrôle de la constitutionnalité des lois est définie à travers la formule «par voie d’exception», bien qu’elle touche à un droit général du citoyen, qui fait de ce dernier, en quelque sorte, un partenaire dans la construction, ou la reconstruction, du système juridique. Mais il y a une autre forme de contrôle au sujet de laquelle on utilise la formule «par voie d’action» : ce qui renvoie à l’initiative de tous ceux à qui la Constitution accorde le privilège de saisir la Cour constitutionnelle. Ce volet a été abordé lors de la rencontre par Mme Sana Bougossa et a donné lieu à des développements techniques.
La difficulté présentée en deuxième lieu par M. Baccouche, à savoir celle de la représentativité des membres de la Cour constitutionnelle, s’est prêtée en revanche à un débat animé. Et ce à la suite de l’intervention de Mme Salwa Hamrouni. En effet, si personne ne conteste le critère de la compétence comme condition, d’autres exigences sont discutées. En particulier celle qui interdit au candidat d’avoir mené une activité partisane durant les 10 années qui précèdent ses responsabilités au sein de la nouvelle instance.
Pour Fadhel Moussa, universitaire et ancien membre de l’Assemblée constituante (Al Massar), l’exemple des pays étrangers montre qu’une telle exigence est excessive: il suffit que le membre de la Cour constitutionnelle renonce à ses activités politiques au sein de son parti et qu’il s’engage à faire preuve de neutralité dans l’avenir. Cet avis, néanmoins, aura contre lui non seulement les universitaires présents — qui soulignent en particulier la nécessité pour une démocratie naissante de prendre en compte les méfiances des citoyens — mais aussi certains députés qui ont fait le déplacement, comme Mongi Rahoui et Ahmed Seddik, qui est membre de la Commission de la législation générale.
Mme Salwa Hamrouni soulève par ailleurs un point intéressant de droit : comment le projet de loi sur la Cour constitutionnelle va-t-il être contrôlé quant à sa constitutionnalité par les membres de l’Instance provisoire chargée actuellement de s’acquitter du contrôle, vu que, d’une part, le projet en question vise à les remplacer et que, d’autre part, ils ont peut-être des intentions de voir leurs noms figurer sur la liste de ses membres ? Il y a là un cas manifeste de conflit d’intérêts…