Un des paradoxes de la pensée monothéiste à travers les siècles est que c’est en puisant dans une sagesse résolument païenne —le néoplatonisme— qu’ont été conçues les figures les plus hautes de l’expérience spirituelle. Mais c’est à la faveur d’une transformation théologique que cela a été rendu possible : le passage de l’Un impersonnel au Dieu personnel de la tradition abrahamique… Nos trois amis —le philosophe, le poète et le médecin— repassent le chemin de cette transformation dans leur quête des réponses possibles à la détresse de l’époque.
Ph : Nous voilà à nouveau réunis après cette interruption de fin d’année, après cette respiration qui devrait nous permettre de repartir d’un bon pied à la conquête de la clarté du monde qui vient…
Po : A la conquête de la clarté du monde qui vient ? Et que faisons-nous de Plotin, lui qui appartient au monde du passé ?
Ph : Si sa pensée peut nous servir de flambeau dans l’obscurité des temps présents, alors tâchons de ne pas lui tourner le dos.
Po : Oui, il me semble qu’il n’a pas fini de nous dire ce qu’il a à nous dire.
Md : Et qu’est-ce donc qu’il a encore à nous dire ?
Po : Cette pensée de l’Un : de l’Un qui n’est pas et qui est cependant source de l’Être. C’est assez énigmatique, non ?
Ph : Tout à fait énigmatique. L’Un tel que pensé par Plotin n’est ni Être, ni Autre, et cependant Plotin use à son sujet du mot «Dieu». Le Dieu des philosophes, dans le prolongement du Premier moteur d’Aristote, est généralement pensé comme le sommet de l’Être. Il trône pour ainsi dire sur le règne de ce qui est, sur le règne de l’étant. C’est ainsi qu’il assume son rôle de premier principe et de première cause. Or, pour Plotin, un étant ne peut être la source première d’un autre étant. Ainsi : source de l’être, Dieu n’est pas ! Mais s’il n’est pas, on ne doit pas en conclure qu’il n’existe pas. Il existe sans être. Il est ce sans quoi l’Être perd son unité, et donc cesse d’être, mais lui-même n’est pas : il est unité pure. D’autre part, Plotin pense l’Un mais il le pense comme ce qui échappe à la pensée. Car l’Un qui n’est pas n’est pas non plus intelligible…
Po : Doit-on dire que l’Un est source de l’Être, ou source de l’unité de l’Être ?
Ph : Je dirais qu’il est source des deux. Puisque, dans la pensée grecque, c’est toujours par son unité que l’étant est. Ce qui est disséminé dans la multiplicité n’est pas. C’est pourquoi Platon dénie aux choses sensibles le statut d’étants : pour lui, ce ne sont que des simulacres, des ombres. Seules les Idées sont, parce qu’elles représentent ce point immobile et identique à lui-même par quoi les choses sont ce qu’elles sont.
Md : Mais cette façon de dénier aux choses sensibles le statut d’étants ne correspond-elle pas à l’originalité de la position platonicienne ?
Ph : C’est vrai qu’Aristote, par exemple, ne suit pas Platon sur ce terrain. Il reconnaît aux choses sensibles, au règne de la matière, le droit de capter l’être. Mais c’est parce que ce qui confère l’unité, à savoir l’Idée, ou ce qu’il appelle dans son langage la «forme», acquiert chez lui une puissance de pénétration du monde sensible, du monde sublunaire. Une chose est, dès lors qu’en elle la matière est gagnée par la forme : elle devient alors cette chose singulière que voici. Là encore, c’est son unité qui lui donne son être.
Md : Le passage du non-être à l’être n’a pas ici cette dimension radicale qu’il a pu avoir ensuite dans la pensée philosophique : être, selon cette conception grecque, c’est comme se dresser face à un appel…
Ph : Oui, l’appel qui enjoint d’être un ! Être, ce n’est pas sortir du néant absolu : c’est répondre à l’appel de l’unité. Cet appel émane de l’Un. Et pourtant, l’Un n’est pas Verbe. Et c’est en ce sens que je dis que l’Un plotinien n’est pas l’Autre, en tant que l’Autre adresse une parole à partir d’un lieu qui est précisément l’espace d’une altérité. Il n’est pas une personne. Vous me direz : comment pourrait-il être une personne s’il n’est pas, ou s’il n’est pas un étant ? A quoi je répondrais : et comment peut-il donner l’être aux étants sans lui-même être ? Or nous avons vu qu’il n’est pas.
De la même manière, par conséquent, l’Un peut très bien être une personne sans être un étant. Mais il n’est pas une personne. Il est, comme nous l’avons dit, le lieu d’un appel —appel à l’unité— sans être Verbe. L’Un qui est Verbe, et donc qui est une personne, c’est ce dont nous parle Jean l’évangéliste dans son Prologue —«Au commencement était le Verbe…»—, et avant ça c’est le Dieu créateur de la tradition monothéiste qui s’adresse à Adam, puis à Abraham, et c’est aussi le Dieu qui envoie son message au prophète de l’islam…
Po : Mais le Dieu monothéiste n’est pas un «Dieu sans l’être», selon la formule d’un philosophe français. Ou alors il faudrait expliquer ce passage de la Bible où Moïse demande à Dieu sous quel nom il doit le présenter à ses compagnons et où Dieu répond : «Je suis celui qui suis».
Ph : L’épisode figure dans le Coran, puisqu’il correspond au moment où Moïse aperçoit le buisson ardent, après la sortie d’Egypte. Dans la version coranique, sans attendre la question de Moïse, Dieu se déclare : «Je suis Dieu, il n’y a de dieu que moi…» La réponse de la version biblique, elle, semble entraîner sur la question délicate de la relation entre Dieu et l’Être, et elle a fait couler beaucoup d’encre. Mais je pense que le sens de ce passage ne peut être séparé du texte original, de la façon dont les mots y résonnent. Je me garderais personnellement de conclure de ce «Je suis celui qui suis» l’idée que Dieu affirme qu’il «est».
D’ailleurs, certains exégètes y ont vu l’affirmation d’une existence en un présent éternel. «Je suis celui qui suis», en ce sens, n’est pas «Je suis celui qui a été, qui est et qui sera», mais renvoie à un «Je suis» sur lequel le temps n’a pas de prise, parce qu’il est hors du temps. Or être, c’est nécessairement être dans le temps. Par conséquent, «Je suis celui qui suis» voudrait dire «Je suis au-delà du monde de l’être». Donc : «je ne suis pas» !
Md : Ce n’est pas comme ça que je le comprends…
Po : Comment est-ce que tu le comprends ?
Md : «Je suis celui qui suis» veut dire à mon avis : je ne suis pas quelque chose qui est, ou quelqu’un qui est, mais je suis le jaillissement de l’être. Comme je ne suis pas quelque chose qui brûle et qui se consume, mais le feu lui-même qui illumine le monde…
Po : Je suis pour autant que le feu de l’être jaillit de moi, que l’être ne m’est pas attribué comme un prédicat mais qu’il est au contraire ce grâce à quoi les êtres adviennent à l’être… ?
Md : Oui, c’est l’idée d’un principe actif, qui n’est que parce qu’il donne l’être, et qu’il le donne au-delà de lui-même, au monde tout entier.
Ph : On peut être d’accord avec l’une et l’autre lecture, mais sans pourvoir être sûr de leur justesse, puisqu’on n’a pas accès au texte original, celui où la parole a été livrée pour la première fois. Mais revenons si vous voulez bien à l’Un de Plotin qui appelle les êtres à l’unité, et donc à être, sans cependant être lui-même et sans constituer non plus le lieu d’une parole qui ouvre l’espace d’une altérité…
Po : Un appel sans verbe pour le porter !
Ph : Oui, aucune figure ne se détache derrière cet appel. Plotin a beau parler de Dieu à propos de l’Un, ce Dieu ne nous dit rien. Il ne produit ou n’inspire aucun discours. Il est appel sans être un «appelant».
Po : Si l’Un de Plotin n’est pas un Autre face auquel on peut se tenir, s’il n’est pas ce que Pascal appelle, pour l’opposer au Dieu froid des philosophes et des savants, le «Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob», alors qu’est-ce qui attire vers lui les penseurs mystiques des trois religions monothéistes ?
Ph : Une première réponse que je tenterais à ta question serait de dire qu’à partir du moment où Dieu parle, qu’il devient l’auteur d’un discours, alors le risque est qu’il tombe dans une certaine familiarité qui répugne aux grands esprits religieux. On répète ses dits, on les interprète à sa guise, on les réduit à la mesure de sa propre pensée, on en fait la matière d’une sagesse personnelle : le divin qu’on tient ainsi par ses paroles proférées est souvent un divin que le sacré a déserté.
L’Un de Plotin, à l’inverse, non seulement ne dit rien mais il ne se laisse pas penser. On n’y accède que dans un silence de l’intelligence, et ce silence est plus en accord avec la profondeur de la piété authentique. Voilà pour la première réponse que je ferais. La seconde réponse comporte une précision. Parce qu’en réalité les mystiques des trois religions n’ont pas toujours pris directement appui sur la pensée de Plotin, auteur païen : ils ont fait le détour par la «théologie». C’est par la théologie que la pensée mystique assure son ancrage dans une tradition et affirme son obédience à une orthodoxie, précisément parce que le silence de l’Un l’en éloigne. Mais la théologie qui intéresse les mystiques est souvent une théologie très spéculative. Comme l’est par exemple la théologie négative…
Md : Qu’est-ce qu’on doit entendre par «théologie négative» ?
Ph : Dans la théologie chrétienne, il y a un personnage central qui éclaire le sujet. Il s’agit du Pseudo-Denys. Son identité est mystérieuse, comme son nom l’indique, mais on pense qu’il a vécu autour de l’an 500, qu’il était de Syrie et qu’il était familier de la littérature néoplatonicienne. On lui doit un ouvrage au titre éloquent : Le Traité de théologie mystique, dans lequel il parle de «sublime ignorance» par laquelle l’âme est admise dans «l’obscurité divine». L’idée est que toute connaissance qui se donne Dieu pour objet est une connaissance fausse. Toute affirmation au sujet de Dieu est une affirmation qui peut être niée.
C’est donc par négation de ce qui lui est attribué qu’on accède à sa vérité, de la même manière que c’est par extraction du marbre que le sculpteur finit par laisser apparaître la statue dans sa splendeur. Cette approche négative va donner lieu à une pensée mystique qui connaîtra une longue postérité en Occident mais dont on peut penser qu’elle a traversé les frontières, avec des allers et des retours sans doute. La «témérité de la connaissance», comme dit le Pseudo-Denys, y laisse place à une humilité qui, elle-même, dispose à la réception d’une révélation. Or cette théologie, comme je le rappelais, doit beaucoup à la pensée néoplatonicienne.
Les auteurs mystiques des trois religions, donc, qui évitent de se réclamer d’une pensée païenne, se reconnaissent volontiers dans une théologie qui emprunte à cette pensée ses intuitions les plus fondamentales. L’avantage est double : d’abord, retrouver une expérience spirituelle qui rompt avec les errements de la théologie positive, ou apophatique, quand celle-ci prétend disposer de savoirs sur Dieu, et renouer du même coup avec le mystère divin auquel on ne parvient que par une «sublime ignorance» ; et ensuite, se donner la possibilité de continuer de s’inscrire fidèlement dans une tradition religieuse particulière en évitant de passer pour un errant. Mais ces deux avantages ne prennent tout leur sens qu’à partir du moment où la transition par la théologie a permis de passer d’une relation impersonnelle avec l’Un à une relation interpersonnelle avec le Dieu d’Abraham.
Po : On voit très bien en effet l’avantage que les penseurs mystiques peuvent tirer de cette théologie d’inspiration néoplatonicienne. Mais il y a là comme une «manipulation» qui n’est pas sans danger sur les différentes religions de la tradition abrahamique. C’est toi qui parlais l’autre fois de «trou noir» à propos de la pensée mystique dans sa relation avec ces religions… Passer de l’Un au Dieu d’Abraham, c’est prendre le risque, en sens inverse, de prêter au Dieu d’Abraham l’accoutrement de l’Un de Plotin, ou plutôt son absence d’accoutrement : son absence de visage !
Ph : Il semble que la pensée mystique ait évité cet écueil à travers le thème de l’amour, en usant de la relation amant-aimée entre humains comme d’un modèle ou d’une métaphore.
Md : Dans quelle mesure cette option est-elle satisfaisante ? Et dans quelle mesure est-ce qu’elle peut constituer une vraie réponse pour l’avenir ?
Po : Oui, dans quelle mesure l’amour mystique permet de passer de l’Un de Plotin au Dieu d’Abraham sans entraîner cette dilution des récits dont nous disions qu’elle représentait le grand danger ? Car la dilution des récits fait des fantômes de religion, et rien n’est plus dangereux que ces fantômes. Ce qui serait une solution, éventuellement, ce serait le renouvellement des récits… Mais en y songeant, je me dis que le renouvellement des récits ne pourrait lui-même avoir lieu si, au préalable, il n’y avait pas une phase de destruction des récits.