Enclave d’Orient en terre d’Occident, la Carthage punique a péri un jour dans les flammes puis a été enterrée dans la mémoire poussiéreuse de quelques savants. Pourtant, son destin ne s’est peut-être pas arrêté là. Son démon aurait-il pesé secrètement sur la lutte que se sont livré Orient et Occident au fil des siècles ? L’hypothèse est explorée dans cette rencontre de nos trois protagonistes…
Po : De notre dernière discussion m’est resté une idée, évoquée alors en passant, mais qui n’a pas cessé de me trotter dans la tête ces derniers jours : il s’agit du peu d’empathie que nous éprouvons à l’égard des habitants de Carthage dont la ville a été détruite par les Romains autour de l’an 150 avant J.C. Le commun des Tunisiens ne se sent pas concerné par cet épisode de l’histoire. Comme si le drame avait frappé un peuple lointain… Ce qui peut s’expliquer par ce que nous avons appelé le phénomène de l’effacement des identités précédentes, tel qu’il est induit par les politiques culturelles des empires orientaux.
De fait, l’arrivée des Arabes a eu pour effet de provoquer dans les esprits une sorte de déni en direction de tout ce qui a existé ici avant eux. Mais c’est quand même extraordinaire, quand on y pense, de pouvoir ainsi se désolidariser d’hommes et de femmes, d’enfants et de vieillards qui ont vécu sur cette même terre à travers de nombreuses générations et dont le destin a été si funeste. Toutefois, ce qui ne manque pas non plus de surprendre, c’est le peu d’intérêt que nos intellectuels en général manifestent envers la question de Carthage et des enjeux géopolitiques qu’elle présentait…
Ph : C’est laissé à quelques spécialistes qui dissertent le plus souvent sur des points de détail dans l’espace fermé de l’Université, ainsi qu’à quelques dilettantes pour qui le thème sert de fonds de commerce à des prises de position plus ou moins idéologiques. Dans les deux cas, il ne s’agit pas vraiment d’une reconquête ou d’une réappropriation du passé : on reste confortablement installé dans le présent, dans l’atmosphère familière de ses microcosmes. On imagine pourtant la matière que ça pourrait, sous d’autres cieux, constituer pour des productions qui seraient non seulement historiennes, mais aussi littéraires et dramaturgiques…
Po : Oui. D’autant qu’il s’est réellement passé quelque chose d’important autour de Carthage, du point de vue de la lutte entre Orient et Occident. En 150 avant J.C., il y a une puissance militaire et maritime de Rome, mais pas encore d’empire romain. Carthage a perdu son allié perse depuis les victoires d’Alexandre, mais elle a échappé elle-même aux conquêtes du général grec. De sorte qu’elle demeure, en Occident, comme un bastion intact de l’Orient et de sa culture, avec par ailleurs une formidable capacité à accumuler des richesses grâce à sa flotte et ses réseaux de comptoirs qu’on retrouvait au-delà même de la Méditerranée, sur l’océan Atlantique.
Md : Carthage est une cité d’Orient en Occident, mais elle est aussi une cité héritière d’une culture phénicienne : elle préfère prospérer au contact des grands empires plutôt que d’en être un soi-même. Or c’est ce qui va faire sa faiblesse. Face à Rome, elle va enchaîner les défaites, malgré quelques coups d’éclat de-ci de-là. Elle ne dispose pas d’une armée que fait avancer vers le front un feu sacré. Les généraux carthaginois ont sans cesse deux ennemis à affronter : celui qui les menace par ses armes d’un côté et, de l’autre, le découragement et la démobilisation dans ses propres rangs.
Po : C’est la même politique qu’elle a menée en temps de paix avec les populations autochtones, dans les relations commerciales qu’elle a développées avec elles. On peut dire que Carthage, en tant que cité d’Orient qui a opté pour la conquête d’espaces nouveaux, est allé trop loin et pas assez. Trop loin, parce qu’elle s’est rendu présente dans les contrées les plus éloignées de l’Orient, et pas assez parce qu’elle n’a pas su convertir cette présence en forte adhésion à sa culture de la part des populations habitant les terres sur lesquelles elle exerçait sa domination. C’est tout le contraire que feront les Arabes : à croire qu’ils ont voulu corriger ce en quoi les Puniques se sont montrés défaillants.
Ph : Explique !
Po : Les Arabes vont d’emblée s’installer à l’intérieur des terres et mener les guerres qui leur assurent le contrôle de cet espace continental. Ils vont créer un rapprochement avec les populations conquises grâce à deux armes décisives : la première, c’est le partage des conquêtes ultérieures en direction de l’ouest. Les Berbères qui ont participé aux campagnes dans le reste du Maghreb et, surtout, dans la péninsule ibérique n’étaient pas des mercenaires : ils avaient part à la fois au butin et à l’ivresse religieuse de la victoire. La seconde arme, elle, c’est justement la religion : une conception de Dieu qui met immédiatement les conquérants et les conquis dans une position d’égalité… Et on voit à nouveau la grande différence par rapport aux Carthaginois, dont le clergé réservait le culte des dieux puniques à la population carthaginoise, même si la religion berbère de l’époque a subi des influences puniques.
Md : Je crois qu’il y a un problème de cohérence dans ce qui est dit au sujet de la conception de Dieu. Est-ce que l’idée d’un Dieu universel et tout-puissant est à comprendre comme une arme pour mieux pénétrer les terres et gagner l’adhésion des populations ou est-ce que ce n’est pas plutôt l’expression d’une théologie typiquement orientale ? Vous comprenez mon souci ? Si l’islam donne toute sa mesure à la relation Dieu-homme en tant qu’elle met l’accent sur la puissance et sur l’immensité de Dieu, on ne peut en même temps mettre ces éléments sur le compte d’une option stratégique dans le cadre d’une opération de conquête ou de maitrise des populations conquises. Ce qui relève de la vocation naturelle d’une chose ne peut en même temps être considéré comme un artifice de circonstance, tourné vers l’obtention d’un but défini.
Ph : Mais il y a une façon de mettre une vocation au service d’un objectif stratégique. De sorte que cette même vocation peut se prêter, selon l’angle d’approche, à deux lectures distinctes : celle qui laisse voir l’expression d’un potentiel inscrit dans l’essence de la chose et celle à travers laquelle on devine chez elle la production d’un expédient par rapport à une action donnée.
Po : Etant entendu que l’instrumentalisation de la vocation n’est pas sans conséquence sur l’expression de cette vocation dans sa vérité. Il y a un risque d’altération.
Md : Et il y a eu altération ?
Po : Bien sûr qu’il y a eu altération. Il y a eu altération et il y a eu perte de cohérence. Dès lors que l’affirmation de l’omnipotence et de l’universalité de Dieu est mise au service d’une conquête qui a donc un caractère politico-militaire, ce Dieu omnipotent et universel peut devenir le Dieu de cette conquête. Et s’il est le Dieu d’une conquête, d’une conquête particulière, il perd les attributs de son universalité : il se «régionalise».
Md : C’est une chute possible, en tout cas.
Ph : Oui, une chute à laquelle l’islam n’a pas échappé dans son histoire, mû qu’il a été par sa volonté de conférer à l’Orient une revanche sur l’Occident.
Md : Et de corriger ainsi ce en quoi les Carthaginois se sont montrés défaillants… Mais une question se pose : pourquoi l’islam n’a-t-il pas été capable de se reprendre ? Pourquoi est-ce qu’il a accepté de se laisser dépouiller de sa légitimité spirituelle en devenant la «religion d’une conquête» ?
Po : Je ne crois pas qu’on puisse répondre à cette question. On se perdrait en hypothèses qui seraient de toute façon difficiles à vérifier. Le bras de fer avec l’Occident pendant des siècles a joué son rôle. La mainmise sur le message de la part d’une caste de théologiens au service du prince n’a pas aidé non plus à engager les corrections nécessaires…
Il faudrait ajouter à ça le fait que l’intellectuel a été banni de la cité en terre d’islam : ce qui signifie qu’il n’a pas été possible de mettre le doigt sur le mal selon une démarche de recherche de la vérité. C’est l’intellectuel qui est seul capable de se montrer intransigeant et intraitable dans l’identification et dans la dénonciation des faits. Y compris pour rappeler par exemple que l’islam ne cesse pas d’être la «religion d’une conquête» par le simple fait qu’il se met à parler de paix. Car on n’efface pas si facilement ce qui a gouverné une religion pendant des siècles…
C’est l’intellectuel qui est seul capable de poser le cadre critique à l’intérieur duquel il devient à nouveau possible, contre la logique rhétorique des politiques, de définir ce qu’est la vraie légitimité d’un message qui met l’accent sur la puissance et la grandeur infinie de Dieu, et comment la préserver. N’est-ce pas dans l’affirmation de cette puissance et de cette grandeur qu’on a identifié la sagesse de l’Orient ?
Md : Les Arabes auraient donc corrigé les faiblesses des Carthaginois de façon assez radicale, mais ce qu’ils ont entrepris ne s’est pas révélé si pertinent dans la durée, du point de vue de la guerre que se livrent l’Orient et l’Occident. Finalement, c’est à nouveau l’échec !
Ph : Oui, et pour deux raisons. La première, parce que, comme nous l’avons dit, ils ont créé un problème de légitimité spirituelle au niveau de ce qui constitue le socle de l’Orient, à savoir cette relation de soumission de l’homme à l’autorité de Dieu : il y a eu affirmation de l’universalité divine et, tout aussitôt, mise de cette universalité au service du particulier. C’est-à-dire d’une conquête qui a été à la fois politique, culturelle et linguistique… et dont on a reconnu qu’elle a permis de pénétrer en profondeur à l’intérieur des terres, là où les Carthaginois ont échoué à le faire. Et la seconde, parce que l’Occident s’est engagé dans un autre défi —celui de la Technique—, et que l’islam se trouve ici dépourvu de réponse, en dehors de celle de se contenter de suivre, en essayant de tirer profit.
Md : Cette seconde raison nous ramène à la période moderne mais, pour ce qui est de la première, je voudrais qu’on revienne sur un point. Car c’est cette même affirmation de l’unicité et de l’universalité divine qui, dans un premier temps, sert de moyen de créer une forte unité entre conquérants et conquis et qui, dans un second temps, livre les deux à une situation de crise de légitimité spirituelle en raison de la perversion qu’on a fait subir à l’affirmation en question, du fait de son instrumentalisation à des fins politiques d’expansion. Du fait que l’expérience de l’unité s’est mue en une expérience de domination culturelle du conquérant. Mais ce retournement fâcheux n’est-il pas quelque chose qui condamne à l’échec toute expansion de l’Orient ?
Ph : Il y a dans le Coran un verset assez connu qui rappelle que Dieu a créé les humains selon la diversité des sexes et qu’il en a fait des peuples et des tribus afin, ajoute le texte, qu’ils se connaissent les uns les autres. Passage souvent invoqué par ceux qui veulent défendre l’islam contre l’accusation d’intolérance, mais passage dont on doit bien reconnaître qu’il a été peu pris en considération par la théologie musulmane à travers l’histoire.
Pourtant, dès lors que l’on a affirmé l’unicité de Dieu et son empire sur le monde, de deux choses l’une : soit on affirme en même temps la sacralité de la diversité, et on se met en conséquence en position d’y vouer un culte scrupuleux comme à ce qui exprime sur terre l’immensité de Dieu, soit on glisse de façon plus ou moins consciente dans une sorte d’autocélébration qui consacre sa propre supériorité sur le reste des nations, en prenant prétexte du privilège que représente le fait d’être le détenteur de l’affirmation. Cela veut dire qu’on met Dieu, ce Dieu dont on a affirmé le règne sur l’univers entier, au service de sa propre gloire. C’est une négation de l’affirmation en question…
Entre ces deux possibilités, il n’y a pas de moyen terme. Ne pas respecter la diversité humaine, et a fortiori la mépriser ou l’insulter de façon directe ou indirecte, c’est déjà tomber dans la négation ; c’est déjà vider de sa substance l’affirmation de l’unicité et de l’immensité de Dieu et n’en garder qu’une forme creuse, qu’une coquille rhétorique dans un discours entièrement voué à se glorifier soi-même… Est-ce une fatalité de l’Orient, lorsqu’il veut donner la réplique à l’Occident, que de se laisser piéger par ses propres agissements ? Je ne pense pas…
Po : L’idée peut paraître saugrenue mais je me demande pour ma part si ce n’est pas à vouloir venger Carthage que l’Orient s’est pris les pieds dans son tapis, si vous me permettez cette image douteuse. Sans la défaite de Carthage, l’islam aurait peut-être pris une tournure tout autre. Il aurait incarné cette sagesse d’Orient qui demeure sereine malgré l’horizon infini qu’elle donne à son message : sagesse qu’elle aurait opposée à l’Occident en guise de réponse à sa posture conquérante et dominatrice. Mais en cédant à la provocation, et au désir de revanche, l’Orient a commis une faute stratégique : il s’est placé sur le terrain de l’adversaire.
Md : Si l’islam t’avait écouté, nous serions restés dans le giron de l’Occident. Je sais que beaucoup de gens regrettent qu’il n’en ait pas été ainsi, mais était-ce vraiment souhaitable ?
Ph : Ce dont nous avons souffert en ce pays, ce n’est pas de l’Orient, c’est de la mauvaise tournure que l’Orient s’est donnée. Les anciens Grecs, qui étaient un peuple plus éveillé que nous, ont compris que l’Occident était une force de libération par rapport aux puissances nocturnes, mais qu’il représentait dans le même temps le risque d’un triomphe qui tourne à la folie : c’est tout l’enseignement du mythe d’Héraclès. L’Occident porte en lui une décadence qui est à la mesure de sa grandeur. L’Orient, de son côté, est le lieu où les puissances nocturnes peuvent prospérer et asservir la raison de l’homme, mais il a aussi sa grandeur, qui peut servir de rempart et de remède à la folie de l’Occident…
Po : Nous n’avons eu ni l’audace de l’Occident, ni la sagesse de l’Orient. Nous avons eu une sorte d’Orient frelaté au goût de revanche contre l’Occident et, depuis quelque temps —du moins dans certains milieux— l’inverse.
Ph : Allons, allons ! Il semble qu’à laisser ton âme macérer pendant toute une semaine dans le drame des Carthaginois, tu en sois ressorti l’esprit chagrin. Je crois pour ce qui me concerne que nous avons part et à l’audace de l’Occident et à la sagesse de l’Orient… Et que notre plus grand défi est justement de les concilier dans nos existences au quotidien.
Po : Nous ne le ferons pas tant que nous continuerons de fermer les yeux sur la perversion que nous avons produite dans notre relation avec l’un comme avec l’autre.
Ph : Nous ne le ferons pas non plus tant que nous demeurerons dans une posture d’autodénigrement, tant que nous refuserons d’envisager des horizons de reconstruction et de réconciliation.