L’Ecritoire Philosophique / D’Orient en Occident : Mémoire de l’Académie

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Un peu moins d’un siècle avant l’Hégire, en 529, l’empereur Justinien prenait la décision de fermer l’Académie à Athènes. Ce geste avait valeur d’interdiction de l’activité philosophique dans l’espace public. On raconte que beaucoup de philosophes ont dû s’exiler en Perse et que cela donna lieu dans ce pays, de culte zoroastrien en ce temps, à une transformation de la vie intellectuelle…

Mais, avec l’arrivée et l’expansion de l’islam, les choses changèrent. Et il fallut attendre l’arrivée des Abbassides pour assister à un retour de la philosophie et à ce qui peut être interprété comme une réouverture officielle de l’Académie. Autour de la Maison de la Sagesse et de ses travaux de traduction, sous le regard bienveillant du calife Al-Ma’moun, on s’adonne désormais à la philosophie dans le souci avoué de démontrer au monde que la nouvelle civilisation qui gouverne la moitié de l’univers connu est une civilisation amie du savoir et qui ne craint pas le questionnement.

Même la théologie est touchée par une vague de rationalisme – le mutazilisme – que le pouvoir politique finira cependant par désavouer. C’est le triomphe alors de l’ash’arisme, qui va coexister avec la philosophie tant bien que mal et, à vrai dire, plutôt mal que bien dans la mesure où il prétend puiser dans les ressources rationalistes de la philosophie – donc empiéter sur son territoire – tout en se réclamant de l’autorité exclusive de la Révélation. Cette coexistence va connaître son moment critique avec l’arrivée de Ghazali qui, tout en renouvelant l’ash’arisme, lance contre les philosophes une attaque d’autant plus redoutable qu’il est issu de leurs rangs et parle leur langage.

On devise parmi les connaisseurs sur la question de savoir si Ghazali a vraiment voulu mettre un terme à l’activité philosophique en terre d’islam. N’a-t-il pas plutôt voulu l’accorder aux exigences de la foi et de la loi religieuse ? On peut l’admettre. Mais on notera qu’à partir de lui, la philosophie migre vers l’Andalousie. C’est-à-dire vers cette région du monde arabe qui échappe à la fois au pouvoir abbasside et à la domination théologique de l’ash’arisme. Là s’opère une insurrection de la philosophie qui va culminer avec Ibn Rochd, dans la mesure où ce dernier réaffirme ce qui était implicite chez des auteurs comme Al Kindi ou Al Farabi, à savoir la possibilité de reconnaître en terre d’islam une autorité autre que celle de la Révélation et de la tradition qui en est issue : l’autorité de la tradition philosophique, avec ses racines grecques.

Le geste d’Ibn Rochd, qui fait écho par delà les siècles à celui de Justinien, est la réponse du philosophe à l’homme politique qui, au nom de la foi, veut chasser le philosophe de la cité, veut répéter dans le contexte du monothéisme et de sa Révélation l’acte commis dans le contexte païen par les juges de Socrate.

Cette insurrection, dans son audace, n’aura pas de suite. Si ce n’est peut-être à travers Moshe Ben Maïmon (Maïmonide), de quelques années le cadet d’Ibn Rochd, mais dont le judaïsme le mettait en dehors de cette lutte en vue d’affirmer en terre d’islam, et pour les musulmans, le droit de philosopher. En fait, c’est bien en dehors de l’islam qu’Ibn Roshd va avoir des disciples. Son geste de défi, c’est l’Europe qui va le reprendre à son compte. Mais elle va le faire en deux temps.

Dans un premier temps, certains penseurs comme Siger de Brabant, Jean de Jandun ou Boèce de Dacie vont poursuivre ses thèses et former ce qu’on a appelé l’averroïsme latin. Ces thèses vont provoquer une réaction de l’Eglise, pour qui des dogmes fondamentaux du christianisme étaient menacés. C’est ainsi qu’une condamnation sera émise en 1277 par l’évêque de Paris, Etienne Tempier. Mais cette réaction, qui est une censure à caractère théologico-politique, va être accompagnée, ou plus exactement précédée par une critique qui, au nom de la foi chrétienne, s’appuiera pourtant sur le socle de la tradition philosophique, c’est-à-dire sur les textes d’Aristote.

C’est le deuxième temps. L’auteur de cette critique est Thomas d’Aquin. Et il est celui par qui, en Europe, sera réintroduit le droit de philosopher en terre chrétienne. D’abord parce qu’il apporte la preuve qu’on peut défendre la foi chrétienne en se réclamant de l’autorité des philosophes grecs, y compris ceux qui ne recueillent pas la sympathie de l’Eglise. Ensuite et surtout parce que, à la faveur de sa critique, la condamnation d’Etienne Tempier se trouve comme dénuée d’intérêt et, de fait, réduite à néant. De telle sorte que l’averroïsme, malgré les menaces qu’il présente pour les dogmes chrétiens, se trouve quand même dans une situation où il bénéficie d’un certain droit de cité. Point important à souligner : Thomas d’Aquin est engagé dans un ordre religieux mais il n’est pas à la solde de l’Eglise, puisque lui-même a subi sa censure, dans un premier temps du moins. C’est un intellectuel !

On voit donc toute la différence qui existe entre un Ghazali qui, pour défendre la foi musulmane, rejette l’autorité de la tradition philosophique (bien qu’il en utilise les ressources avec une incontestable maîtrise) et Thomas d’Aquin qui, pour réaliser le même but avec la foi chrétienne, confère une autorité nouvelle à cette tradition. Mais il faut souligner aussi, contre beaucoup de commentateurs européens, que cet événement n’aurait pas été possible sans l’audace de l’averroïsme et, avant cela, sans celle d’Averroès lui-même.

Si saint Thomas rouvre en terre chrétienne l’Académie, au sens large ici de la tradition philosophique grecque dans son ensemble, c’est parce qu’il a hérité d’un premier acte, de l’impulsion d’un geste provenant de l’insurrection andalouse. Il est de bon ton, parmi les philosophes occidentaux, de gommer ce passage de témoin et de noyer ce moment critique dans la continuité d’une histoire où, en effet, la philosophie n’a jamais été complètement absente de la pensée médiévale. Ce qu’on refuse de voir, toutefois, c’est qu’il y a une grande différence entre philosopher ou clandestinement ou sous l’aile protectrice de l’Eglise et, d’un autre côté, philosopher sous l’ordre ou sous le signe d’un droit de philosopher pleinement retrouvé. Ce qui veut dire : en faisant coexister dans la vie intellectuelle deux traditions, la judéo-chrétienne et la grecque.

Ce point n’est pas anodin. Il ne s’agit pas de rappeler une dette pour les besoins de je ne sais quel amour-propre culturel. Il s’agit de rappeler qu’il existe entre les traditions méditerranéennes un espace à l’intérieur duquel la crise des uns peut se convertir en une opportunité de dénouement pour les autres dans une sorte de jeu d’interactions.

Aujourd’hui, le monde arabe pratique la philosophie (surtout par le biais de celle qui lui vient d’Occident) mais demeure en attente de son droit de philosopher, qu’il lui appartient de reconquérir. Il y a un combat à mener, non seulement contre une pensée ancienne qui demeure attachée au monolithisme de la vérité révélée, mais aussi contre une pensée moderne qui est devenue étrangère au questionnement philosophique et au droit que, dans son Traité décisif, Ibn Rochd revendiquait pour ses congénères : droit de s’adonner à la philosophie dès lors que ces derniers en ont les prédispositions… Et la philosophie à l’intérieur du monde arabe ne quittera pas sa condition de marginale tant que l’ancienne interdiction, intériorisée dans sa culture, n’aura pas été levée de façon claire. Ce qui signifie très exactement, et dans le même temps, que ce monde arabe ne pourra pas reprendre une place au cœur de l’histoire tant qu’il continuera de s’exclure lui-même d’une réflexion philosophique autonome.

Mais, d’autre part, que les philosophes occidentaux, peu soucieux de retrouver la mémoire de certains épisodes qui les rattachent à la tradition arabe, en viennent à occulter des moments fondateurs de leur propre histoire, ainsi que cet espace commun qui est en réalité l’espace naturel de déploiement de l’héritage grec, voilà ce qui n’est peut-être pas sans conséquences pour eux-mêmes.

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