Ainsi donc, refuser le fait accompli d’une confiscation du pouvoir par un seul, se révolter contre une situation où on continue de naviguer au gré de ses plans secrets, à ce seul, ou peut-être de son absence de plans, près de deux mois après sa décision juridiquement controversée de « mesures exceptionnelles », dire non à la transformation de l’institution militaire en institution judiciaire et non encore aux arrestations arbitraires… tout ça, ce n’est pas défendre l’acquis de la démocratie dans notre pays, non, c’est être un partisan de l’ordre ancien. Du retour en arrière. De la corruption. Et des « Ikhwans » aussi…
Avouons qu’il faut une sacrée dose de mauvaise foi pour faire passer une idée pareille dans le débat public et, de l’autre côté, une atrophie de l’esprit critique encore plus grande pour l’accepter, pour gober. Si les couleuvres qu’avalent nos concitoyens avaient un corps, ce serait sans doute la première denrée sur les étals de nos marchés… A force d’en consommer, on ne sent plus rien : tout passe !
S’il fallait désigner un coupable à tout ça, je dirais que c’est l’intellectuel. A cause de sa passivité, de sa mollesse, de son incurie. C’est à lui de défendre le débat contre son infestation par les contre-vérités. Pas forcément pour prendre parti en faveur de tel ou tel camp : ce qu’il fait d’ailleurs volontiers et trop souvent. Alors que c’est une forme de désertion. Parce que quand l’intellectuel accepte d’aller grossir des rangs et de déclamer des slogans, en fuyant le patient travail de discussion des arguments, il n’a plus de l’intellectuel qu’un titre creux.
Nous avons besoin aujourd’hui d’une troisième voie. D’une voie qui nous réconcilie avec la nuance. On peut être d’accord sur le fait que la façon dont a été gouverné le pays depuis la révolution est à changer. On peut admettre que la rupture avec ce mode particulier induit des actions particulières, en raison d’une sorte de loi d’inertie, et que ces actions sont parfois à la limite de la légalité. Mais on n’est pas prêts à accepter les violations des droits.
On ne doit pas le faire, parce que ces violations ne peuvent jamais déboucher sur un dénouement heureux. Les violations face auxquelles on ferme les yeux, au prétexte qu’elles seraient nécessaires à la marche des choses, c’est toujours la voie que se donne l’arbitraire pour reprendre sa place dans nos vies et pour nous imposer une forme ou une autre d’existence servile.
Or il y a des violations. Depuis celle qui s’est déclarée dans l’interprétation même de l’article 80 de la Constitution – violation contre le texte et violation contre notre intelligence - jusqu’aux actes de violence qui ciblent tel député, telle journaliste, en passant par le rejet de toute demande d’explication au sujet d’un processus qui engage notre destin commun et dont nous voyons qu’il se déroule en dehors de toutes les prévisions.
Car le citoyen tunisien qui s’est passionné pour la transition démocratique et qui s’y est impliqué personnellement au quotidien ne peut pas vivre sa mise à l’écart au profit d’un homme qui décide de tout dans la solitude de sa tour d’ivoire autrement que comme quelque chose d’insupportable. Et chaque jour de mutisme qui passe est une atteinte à sa dignité de citoyen libre.
Dénoncer les violations, ce n’est pas rejoindre le camp de ceux qui seraient attachés au maintien de l’ordre qui a prévalu jusqu’au 25 juillet dernier. Qui sont ces gens d’ailleurs ? C’est bien plutôt protéger une politique contre ses propres dérives, contre ses errements et contre ses tentations dangereuses. C’est briser par ailleurs ce dualisme que produit le choc des certitudes et qui produit à son tour de l’indigence, de la misère intellectuelle. C’est redonner au débat ses vrais droits en ce moment critique.