Dans le prolongement de la précédente rencontre, au cours de laquelle la figure d’Œdipe avait engagé la discussion autour du thème de la faute du héros tragique, nos trois protagonistes, désormais familiers de ces colonnes, explorent une piste où l’expiation débouche, au-delà d’une expérience de solitude, sur un moment fondateur.
Md : Nous nous sommes promis la dernière fois de poursuivre notre discussion après un temps de réflexion qui était sans doute nécessaire, histoire de reprendre un peu notre souffle et de reconsidérer les choses sous un autre angle. Ce temps est donc venu et j’espère que vous ne verrez pas d’objection à ce qu’on s’en tienne à notre résolution.
J’ai moi-même quelques questions en tête que j’aurais souhaité évoquer avec vous et que je traîne à vrai dire depuis quelque temps, mais je sursois de nouveau au projet de vous les présenter, pour ne pas contrevenir à notre commun engagement. Je vais donc rappeler le point où nous sommes parvenus la semaine dernière autour de la question qu’on peut présenter de la façon suivante : y a-t-il chez Œdipe, et chez le héros de la tragédie grecque en général, quelque chose comme une expérience de la faute qui renvoie, non pas seulement à tel ou tel transgression, mais à l’existence elle-même ?
Po : Oui, et cette hypothèse a fait face à une double difficulté. La première à travers l’idée que cette faute équivaudrait à une conception par le sujet de sa présence au monde comme de quelque chose d’indu, qui ferait de lui-même un «intrus». Ce qui est assez clairement en contradiction avec la psychologie du héros. Et la seconde par l’idée que porter une faute qui va jusqu’à englober sa propre venue au monde, c’est se donner implicitement un pouvoir qui excède de loin celui de l’homme. C’est ce qu’on a appelé l’argument de la présomption.
Ph : C’est cela. Et tu as répondu à cette critique en considérant d’abord qu’il n’y avait pas de lien nécessaire entre la faute d’exister et la posture de l’intrus : qu’on pouvait exister pleinement tout en portant cette faute. Puis, en second lieu, tu as fait valoir l’élément de la noblesse, en vertu duquel le héros ne fait pas de différence entre les événements qui dépendent de lui et ceux qui n’en dépendent pas, dès lors qu’il est lui-même en cause…
Md : Un autre argument pourrait venir à la rescousse, mais risque de nous éloigner de l’univers de la tragédie et de ses héros. J’ai quand même envie de le tenter. C’est celui qui attribue au héros tragique une attitude caractérisée par son manque de gratitude à l’égard du fait d’exister, à l’égard de la bénédiction que constitue le fait d’être là. Car on ne peut recueillir le don d’être présent dans le monde comme une bénédiction et considérer dans le même temps que cette présence ressortit du registre de la faute. Ce serait donc l’argument de l’ingratitude…
Ph : Pourquoi penses-tu que cet argument nous éloignerait de l’univers de la tragédie ?
Md : Parce que l’idée selon laquelle l’existence de l’homme correspondrait à un acte de don —don de l’être— et que l’homme en serait le bénéficiaire nous transporte dans un univers qui est davantage celui de la tradition judéo-chrétienne, et plus tard musulmane, que celui de la culture grecque. Les dieux de la Grèce peuvent s’intéresser aux hommes, mais pas au point de faire de la venue de tel homme particulier l’objet d’une volonté expresse.
Il n’y a pas chez les Grecs de récit équivalent à celui de la création d’Adam, à travers lequel Dieu révèlerait son attachement à l’existence de l’homme, non pas comme espèce, mais comme peuple d’individus dont chacun est absolument irremplaçable. Parce qu’en fin de compte, au-delà de l’aspect qui fait dresser les cheveux sur la tête des darwinistes, ce qu’il faut retenir du récit sur Adam, c’est l’inauguration d’une relation entre Dieu et l’homme qui est un face-à-face.
Il y a un dialogue entre Dieu et l’homme dont les premiers mots sont : «Sois» et, en écho, «Je suis». Et ce moment initial du dialogue continue de traverser la relation entre le dieu créateur et l’homme créé tout au long de son développement. Le «Je suis» voulant dire : «Je reçois de Toi l’être et mon âme, qui est le foyer ardent de mon être, je te la voue en guise de réponse». Or c’est dans ce cadre-là que l’existence est appréhendée comme une bénédiction…
Po : Ce distinguo a tout son sens, mais je me garderais d’en faire une frontière rigide entre les différentes traditions. Je le dis au risque de renforcer l’arsenal des objections auxquelles je devrais répondre par la suite.
Md : Dirais-tu que le héros tragique peut cumuler cette fois l’affirmation de la faute —faute d’être là, d’exister— et l’expérience d’une bénédiction liée à l’existence ? Le héros tragique n’est-il pas un homme foncièrement seul ? Pour éprouver sa propre existence comme une bénédiction, il faudrait justement exister sur le mode du dialogue avec l’Autre, de qui on a reçu l’existence.
Ph : Le héros tragique est en effet un homme seul. Œdipe, dans son malheur, ne se tourne vers aucune Providence pour se plaindre de son sort ou appeler à l’aide. Mais, nous l’avons dit, Œdipe porte sa faute, bien qu’elle soit davantage l’œuvre d’un mauvais sort que celle de sa méchanceté. Sa façon de la porter, c’est d’expier. Or il y a dans cette action d’expiation quelque chose qui nous interdit de penser que la solitude du héros tragique est une solitude hermétique.
Po : Où est-ce que tu en situerais la fissure ?
Ph : Je la situerais dans un mouvement de basculement…
Po : Ah !
Ph : Oui, il y a un premier moment de l’expiation qui est appropriation de la faute. Je vais ici défendre ta position quand tu affirmes que le héros tragique va jusqu’à porter la faute de sa propre existence. J’ai joué, la semaine dernière, le rôle du contradicteur pour les besoins de la clarification de l’idée mais, à vrai dire, et comme tu pouvais le supposer, la thèse que tu as défendue me convient. Elle me convient parce que ma conviction est que le héros tragique œuvre à creuser sa propre solitude. Seulement, il s’agit d’une solitude pleine. D’une solitude que, dans un langage nietzschéen, on qualifierait de «solitude de la force». Elle est conquête. L’épreuve du malheur est comme la matière à partir de laquelle l’homme se construit la demeure de sa souveraineté dans le monde…
Po : Je vois en effet que tu passes dans mon camp par ces propos ! Mais, pour l’instant, c’est contre toi-même que tu parles, puisque tu dresses du héros le portrait d’un homme qui est au service de sa propre puissance et de sa propre autosuffisance. Je suppose donc que c’est à partir d’ici que va s’opérer le «basculement» dont tu parles.
Ph : Oui. Je pense qu’une lecture qui ne cherche pas à enfermer la pensée grecque dans un modèle antithétique par rapport à une pensée plus orientale qui repose sur le socle du Dieu créateur, une telle lecture apercevrait sans mal que le héros tragique ne parvient à ce sommet de solitude qu’on devine dans son parcours que pour… comment dire ?… Que pour répéter l’acte inaugural par lequel il scelle son alliance avec le divin ! Ce qui veut donc dire que la solitude dont il est question est une solitude dont l’horizon est la présence du dieu en tant que cet être au côté de qui l’homme est appelé à agir.
Md : Voilà qui demande quelque explication.
Ph : Certes. Mais je veux d’abord insister sur la nature de ce passage entre solitude et présence du dieu. Et sur le rôle que joue ici l’expiation. Parce qu’une conception superficielle de l’expiation en ferait une volonté de se purifier, de s’acquitter de sa dette à titre individuel.
L’exemple d’Œdipe nous apprend qu’il y a quelque chose qui va au-delà de cette volonté. Par sa surenchère dans l’autopunition, par ce qui apparaît comme une sorte de débauche de rigueur appliquée contre sa propre personne, Œdipe montre en réalité une vocation supérieure, un apostolat de l’homme qui le pousse à se tourner contre la laideur du monde.
Cette souffrance qu’il s’inflige, elle est symboliquement celle qui dit l’appel que porte en lui-même tout homme à préférer la beauté du monde à sa propre personne. C’est en se tournant contre lui-même, contre son propre pouvoir à provoquer de la laideur dans le monde, que le héros réaffirme son engagement. Ce qui est une façon de reprendre à son compte le pacte fondamental qui le lie aux dieux.
Md : En quoi Œdipe fait-il preuve contre lui-même d’une «débauche de rigueur», comme tu dis ?
Ph : Mon expression est risquée. Le terme «débauche» est généralement du côté de cet excès, de cette rupture de la juste mesure qui fait tâche dans l’harmonie du cosmos. Il est donc synonyme de laideur. Mais il se trouve que les sanctions qu’Œdipe avait lui-même énoncées en ce qui concerne le meurtre du roi ne prévoyaient pas que le meurtrier aurait les yeux crevés. Or c’est ce qu’il s’est infligé à lui-même. Cet acte a nourri les commentaires. Pourquoi ce zèle dans la punition ?
Il n’y a pas de vérité absolue en matière d’interprétation : il y a seulement des tentatives, dont certaines résonnent de façon plus juste avec la chose à interpréter. Ma tentative à moi, que je soumets à votre oreille musicale, est de dire que l’acte de se crever les yeux s’inscrit dans le basculement dont je parle. Il veut dire que pour la beauté du monde à laquelle j’ai porté atteinte par mes actes, il est juste que je me prive moi-même de la lumière du monde. Et qu’en me privant ainsi de la lumière du monde, je laisse triompher en moi une lumière que seule le sacrifice de soi rend visible. Cette lumière-là, dont on pourrait dire comme certains que seul la voit l’œil intérieur, est aussi une lumière que l’homme et les dieux voient ensemble… C’est au service de cette lumière qu’Œdipe fait preuve d’une «débauche de rigueur» !
Po : Cette lumière serait-elle celle du Beau en soi dont nous parle Platon ? De ce Beau en soi qui est en même temps au-delà de l’Être ?
Ph : Je suppose qu’il y a au moins une parenté proche. Ce que je suggère en tout cas, c’est l’image d’un Œdipe qui ne va si loin dans la souffrance librement consentie contre lui-même que pour laisser advenir cette expérience d’une contemplation qui est contemplation en laquelle l’œil de l’âme voit en formant chorale avec les dieux. Or c’est précisément cela qui sert de base à l’alliance entre les hommes et les dieux.
Md : Ce que tu nous dis d’Œdipe, en quoi est-ce qu’il se distingue d’une forme de sainteté ? D’autre part, je voudrais me racheter moi-aussi : c’est moi qui ai engagé notre discussion sur ces chemins qui nous ont menés jusqu’à la lumière du Beau en soi, mais je ne perds pas de vue la conséquence qui s’en est suivie, à savoir que notre propos de départ est resté en plan.
Ph : C’est bien involontairement —comme Œdipe— que tu nous as fait prendre ce chemin, puisque tu nous mettais en garde en disant que ton argument allait peut-être nous faire quitter l’univers de la tragédie. Je crois pouvoir dire, cependant, que tu te trompais en disant ça : et c’est ta seconde faute ! Car notre discussion a permis au contraire de faire une incursion au cœur de l’univers du tragique.
Md : Me voilà donc fautif. Mais quand même pas au point de considérer mon existence elle-même comme une faute.
Ph : Tes fautes étaient heureuses. Celles commises par Œdipe furent malheureuses : là est la différence !
Md : Il m’est arrivé dans ma vie de commettre des fautes malheureuses, qui ne l’étaient certes pas autant que celles commises par Œdipe, et je n’ai pas le souvenir d’avoir été visité par la pensée que mon existence était une faute.
Po : Ta vocation est d’être un bon médecin. Tu ne peux pas être en même temps un héros tragique !
Md : Merci du compliment.
Po : Ce qu’on peut dire au sujet de l’expérience de la faute chez le héros tragique, et qui a été évoqué à vrai dire dans la discussion, c’est qu’elle ouvre la voie à l’expiation par laquelle, à son tour, il devient possible de créer les conditions d’un renouvellement du dialogue avec les dieux.
Le détour que ton nouvel argument nous a imposé a apporté une réponse à ton premier argument alléguant que, dès lors que la faute porte sur l’existence elle-même, alors le héros tragique doit nécessairement éprouver sa présence dans le monde comme quelque chose de contraire au bon ordre, comme quelque chose d’indu. Il a apporté une réponse lorsqu’il a souligné qu’il y a chez le héros une extrapolation de la faute de manière à créer cette solitude féconde dont il a besoin pour renouveler le pacte divin.
La faute accable dans un premier temps mais, parce qu’elle devient dans un second temps un moyen qui permet au héros d’accéder aux hauteurs de la grande solitude, ce dernier tend à la pousser à son expression ultime.
C’est dans ce mouvement, qui est déjà celui de l’expiation, que s’inscrit la revendication de la faute en tant qu’elle englobe l’existence elle-même. Et ce héros éprouve alors son existence fautive comme éminemment nécessaire : nullement inutile ou indue… Le héros est comme happé par la sphère des dieux. A travers l’expiation, la faute fait office de tremplin vers l’Olympe…
Md : Ce que tu avais donné toi-même comme réponse à cette objection la semaine dernière était pourtant assez différente : l’aurais-tu désavoué ?
Po : Je pense que les deux réponses se rejoignent. J’insistais pour ma part sur la volonté du héros d’affirmer son appartenance au fond dionysiaque ou, en d’autres termes, sur son pouvoir en tant qu’homme de se transformer en monstre — ainsi que le sont par exemple les tyrans sanguinaires.
Il me semble en effet qu’il est important, quand on parle de ce renouvellement du pacte entre l’homme et les dieux, que l’on sache d’où vient l’homme, et quel fond chaotique il porte en lui auquel il peut céder à tout moment. La rencontre dont nous parlons ne prend tout son sens que lorsqu’elle s’accomplit sur fond de cette possibilité pour l’homme de devenir monstre.
Car l’ascension vers l’Olympe est, dans le même mouvement, sortie de la sombre tyrannie comme voie possible. Elle est effort en vue de se déprendre de cette force qui tire vers les enfers. Or l’action de se déprendre ne peut elle-même se déployer que lorsque s’ouvre à nos pieds, dans toute sa béance, le gouffre qui nous attire dans ses profondeurs, et qui nous attire d’autant mieux que nous ne lui sommes pas étrangers en vertu de notre nature.
La faute du héros est toujours chute dans le gouffre. Mais ce qui en fait un héros, c’est qu’il se reprend et, entamant le chemin à partir du gouffre, il vise les hauteurs les plus hautes : il est ainsi l’homme dont le cheminement est de la plus grande amplitude !
Ph : Il n’aurait pas sauté si loin si, par sa faute, il n’avait d’abord reculé et pris son élan à partir des profondeurs du gouffre.
Po : Voilà !