En quoi les transformations induites par Martin Heidegger dans la conception que l’on se fait de l’herméneutique peuvent-elle apporter un éclairage nouveau, ou ouvrir des perspectives inédites sur une tradition musulmane qui se présente comme un élément tellement étranger aux préoccupations du penseur allemand : un élément dont on chercherait peut-être en vain la moindre mention dans son œuvre ?
Il est vrai que l’un des tout premiers traducteurs en français de Heidegger – Henry Corbin – a basculé entièrement dans l’étude de la philosophie islamique, et que cela pourrait suggérer l’idée qu’entre les deux domaines de pensée il existe un pont possible, bien qu’assez invisible. On notera cependant que la philosophie islamique à laquelle s’est intéressé Corbin est celle des grands mystiques chez qui le travail d’exégèse du texte est grandement influencé, soit par le néoplatonisme, soit par l’ancienne sagesse zoroastrienne.
Il conviendrait de se demander rapidement si la pensée islamique à laquelle s’intéresse Corbin est une pensée qui suscite son intérêt parce qu’elle est islamique, ou au contraire parce qu’elle échappe à la sphère de l’islam : parce que, en d’autres termes, sous une étiquette islamique, elle relève en réalité et bien plus profondément d’une tradition étrangère à l’islam. Cette seconde hypothèse nous paraît suffisamment sérieuse pour nous rendre très improbable le chemin auquel nous invite l’exemple – isolé - de Corbin…
Une autre objection que l’on pourrait soulever face à la tentation d’établir un rapprochement entre Heidegger et l’islam se rapporte au fait que nous nous intéressons à la religion musulmane du point de vue de sa tradition exégétique. Or nous avons pu constater, à travers les articles des deux semaines précédentes, à quel point était lointain chez Heidegger le thème de l’exégèse en général, et de l’exégèse des textes religieux en particulier.
Rien dans ce que nous avons examiné concernant ses positions relativement à l’herméneutique ne nous ramenait à l’exégèse. Heidegger semble tout au contraire accentuer le processus de séparation entre herméneutique et exégèse, tel qu’il a été engagé par Friedrich Schleiermacher.
S’il fallait encore se convaincre du caractère désespéré, voire saugrenu, d’une entreprise comme celle que nous envisageons ici, nous pourrions ajouter que le « dieu » dont il est question dès la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, et ensuite dans la conférence Die Kehre, est un dieu qui se tient en retrait, dont on ne devine la présence qu’à partir de la « clairière de l’être ». Laquelle clairière, comme nous le soulignions la semaine dernière, n’advient que dans l’épreuve nocturne de ce moment de l’histoire de l’être qui est dominé par la Technique, c’est-à-dire par une pensée – « dévastatrice » - pour laquelle l’être n’apparaît justement plus que sous la forme de l’étant… Nulle Révélation, bien sûr, en provenance de ce dieu : nulle parole que l’on pourrait lui imputer et consigner, pour ensuite tâcher d’en restituer le vrai sens.
La parole parle !
Du reste, le dieu parle-t-il ? Heidegger va-t-il jusqu’à dénier à la divinité le pouvoir de parler, lui qui pourtant partage avec beaucoup de ses concitoyens penseurs le culte de l’ancienne Grèce ? N’a-t-il pas été souligné, au début de cette chronique, dans les textes d’introduction que nous avons présentés, que l’herméneutique fait référence au dieu Hermès, et que ce dernier avait chez les anciens Grecs la fonction de faire parvenir aux mortels les messages des dieux habitants de l’Olympe ? Peut-on émettre un message sans, d’une façon ou d’une autre, proférer une parole ?
Il semble donc évident que séparer le domaine des dieux de celui de la parole, c’est prendre le parti de rompre, non seulement avec la tradition monothéiste de la « Révélation », mais aussi avec la tradition que représentent la culture et la religion de la Grèce ancienne, dans ce que ces dernières comportent du moins d’affirmation relativement à une communication entre les dieux et les hommes.
Mais que nous dit Heidegger, au juste ? Il nous dit ceci, de façon à la fois claire et énigmatique : « La parole parle ! ». Cette formulation est celle que l’on trouve dans une publication datant de 1959 et qui regroupe plusieurs conférences portant sur le thème de la parole : Unterwegs zur sprache (Acheminement vers la parole). Sous cette forme tautologique qui peut paraître provocante, Heidegger entend insister sur le fait qu’il existe bien une parole originaire, mais que cette parole ne saurait briser le silence à partir d’un étant particulier, fût-il le plus éminent.
Dire qu’elle est à elle-même son propre sujet revient à dire qu’elle est sans sujet.
Il va de soi que l’existence de cette parole qui parle à partir d’elle-même porte en elle la négation du caractère originaire d’une parole révélée qui, bien que considérée comme sacrée, serait quant à elle parole d’un sujet, profération d’un parlant qui la précède. Car il ne fait pas de doute que, du point de vue de Heidegger, ce qui vient en premier et qui est fondateur, c’est la parole qui parle d’elle-même.
Or cette parole première, c’est ce que Heidegger appelle par ailleurs le « poème de l’être ». Autrement dit, la parole n’est pas autre chose que ce dit par lequel l’être se montre lui-même. Et les poètes, de leur côté, ne sont poètes que parce qu’ils sont à l’écoute de ce dit et qu’ils le laissent résonner en eux dans un geste de partage avec les hommes que nous sommes. Comme s’ils étaient nos propres oreilles. Le dit n’est pas ici distinct de l’être qui se dit : c’est une même chose que l’être dans sa clairière et le dit par lequel il se montre et qu’entend le poète.
Dans son parcours intellectuel, la rencontre que fait Heidegger avec le poète Friedrich Hölderlin est décisive.
Elle marque sans doute le revirement qu’il opère à partir de sa première période au cours de laquelle l’herméneutique visait le sens de l’être tout en rejetant au second plan la parole, appréhendée alors comme parole de l’autre, qu’il soit auteur d’une œuvre ou interlocuteur dans un dialogue.
On se souvient que cette parole était au centre de l’herméneutique de Schleiermacher et de Dilthey. C’est elle qu’il congédie en quelque sorte à l’époque de Sein und Zeit mais, dès 1936, dans sa conférence sur Hölderlin et l’essence de la poésie, apparaît une autre parole, solitaire celle-là, et à laquelle Heidegger ne cessera de prêter attention : la parole que dit le poète. Il s’agit de cette parole sans sujet, par quoi l’être se dit : il y a la merveille de l’être, il y a du il y a !
Le dieu dans l’intimité du « cadran »
Ce retour à la parole, qui est parole poétique, laisse aussi entrevoir un retour de l’activité exégétique sous la forme des commentaires que fait Heidegger de certains poèmes, non seulement de Hölderlin, mais aussi d’autres poètes de langue allemande comme Georg Trakl ou Stefan George. L’œuvre de Heidegger est ainsi constituée d’une part d’une lecture des philosophes occidentaux depuis la naissance grecque et cela, comme nous l’avons signalé précédemment, sous le signe de la « déconstruction » et, d’autre part, d’une lecture de la parole poétique de langue allemande en tant qu’elle constitue le fidèle écho de l’être.
Le lien entre déconstruction de la parole philosophique et réception puis interprétation de la parole poétique semble même définir la nouvelle mission du penseur. Elle nuance ainsi ce que nous disions plus haut concernant un délaissement de l’herméneutique comme exégèse des textes.
Elle explique en outre l’approche très particulière et jugée très déconcertante que développe Heidegger à l’égard des mots de la langue allemande et de leur étymologie : mots en lesquels il reconnaît le pouvoir de dire de l’être lui-même, comme si la langue qu’avec le poète parlent les humains n’était qu’un emprunt fait à l’être dans son dévoilement…
Quelle est maintenant la place du dieu et dans quelle mesure peut-on dire qu’il y a, ou pas, une parole qui appartient en propre à la sphère du divin ? La réponse à cette question ne nous apportera certainement rien de nouveau sur la manière dont les textes sacrés peuvent ou doivent être lus en contexte musulman, mais elle pourrait modifier notre regard sur le sens de ce fait qui consiste pour Dieu à parler et, également, sur le sens de l’action du poète qui délivre une parole en l’attribuant au dieu. Ce qui serait de nature à conférer un point de vue autre sur les textes en question, même si l’on nourrit quelques réserves à l’égard des positions heideggériennes.
Car rien ne l’interdit : le peu de cas que fait Heidegger de l’islam dans son œuvre est certes une objection, mais il nous met seulement dans la situation d’assumer l’initiative d’un rapprochement. Un rapprochement que l’on juge utile, ne serait-ce que pour déblayer le terrain devant des opérations herméneutiques qui, jusque-là, ont péché par leur manque d’audace.
La place du dieu dans la pensée de Heidegger, un passage de la Lettre sur l’humanisme nous permet de mieux la cerner : « Ce n’est qu’à partir de la vérité de l’être que se laisse penser le déploiement de l’être du sacré. Ce n’est qu’à partir du déploiement de l’être du sacré qu’est à penser le déploiement de l’être de la déité. Ce n’est que dans la lumière du déploiement de la déité que peut être pensé et dit ce que doit nommer le mot « Dieu » ». C’est une première indication qui souligne l’ordre d’accès pour la pensée – et non pour la foi – à ce que nous appelons Dieu.
Une seconde indication nous vient d’une conférence prononcée par Heidegger en 1959 et qui a pour titre Terre et ciel de Hölderlin. Il y est question de l’unité intime d’un « geviert », d’un « quadriparti » ou « cadran » formé du ciel et de la terre, des mortels et des divins. C’est-à-dire de l’entre-appartenance des quatre dont chacun n’est rien sans les trois autres.
Ce qui signifie bien qu’en tant que mortel, le poète chantant l’être n’est rien sans la terre qui l’enracine dans une tradition dont il puise les sonorités ; il n’est rien non plus sans le ciel qui l’ouvre sur l’immensité du monde et, par conséquent, sur l’espace de cohabitation entre la sphère des mortels et celle du divin et, enfin, il n’est rien non plus sans les dieux – ou sans le Dieu – dont il tire la sacralité constitutive de son poème : et dont il tire d’autant mieux la sacralité qu’il sait mettre les paroles de son poème dans la bouche des dieux… ou du Dieu !
Ainsi, si Dieu parle selon Heidegger – et il parle ! – c’est seulement au sein de ce jeu primordial : le jeu qui unit les quatre figures du « cadran ». Nous verrons plus tard, de façon plus précise, ce que cela ouvre comme pistes herméneutiques dès lors qu’il s’agit de reconsidérer les textes issus de la tradition monothéiste… et le Coran en particulier, dont la genèse rime curieusement, à la fois avec enracinement dans une tradition linguistique, affirmation de l’immensité du monde et mise en scène et en musique d’une parole divine qui est synonyme de sacré.