Le président Kaïs Saied a-t-il sorti le diable de sa boîte en laissant entendre que l'article 6 de la Constitution est le fruit d'un vulgaire marchandage entre partis et que sa nature d'accommodement, qui le prive d'une réelle substance, est ce qui rendrait son application par l'Etat impossible à contrôler par toutes les cours constitutionnelles du monde ?
Son propos sur le sujet intervenait comme s'il était amené par le hasard des réflexions à l'occasion de l'entretien qu'il a accordé au ministre des Affaires sociales et à la chargée du ministère de l'Economie et des Finances. Mais on est en droit de penser que ce hasard n'en était pas un. Et beaucoup d'observateurs ne s'y sont pas trompés qui se sont empressés de réagir à sa remarque.
Généralement sur le ton de l'inquiétude. Et pour cause : l'article 6 représente en effet un compromis sur la question de la relation de l'Etat aux croyances et pratiques religieuses. Une question sensible, qui a suscité tant de vives controverses et de tensions, et dont on pensait qu'elle avait pu être réglée en recevant sa formulation précise dans le texte de la Constitution.
Formulation qui est la suivante dans sa version française : "L’État protège la religion, garantit la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes. Il assure la neutralité des mosquées et des lieux de culte à l’égard de l’exploitation partisane. L’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance et à protéger le sacré et empêcher qu’on y porte atteinte. Il s’engage également à prohiber et empêcher les accusations d’apostasie, ainsi que l’incitation à la haine et à la violence et à les juguler."
On ne doute pas que cet article corresponde à une forme ou une autre de compromis. Ce qui est en cause, c'est la question de savoir si ce compromis atteint le niveau de cohérence interne requis par tout texte de loi ou s'il demeure à l'état d'arrangement aux éléments décousus. Et donc incapable de se laisser absorber par la société et, encore moins, de transformer cette dernière. A l'image d'une mauvaise greffe.
Quelle est l'intention du président en évoquant ce thème d'une manière qui est faussement incidente ? Voilà à quoi il est difficile de répondre. Mais le soupçon qu'il jette sur la solidité interne de cet article 6 mérite notre attention. Et ceux qui pensent, peut-être avec raison, que Kaïs Saied joue à sortir le diable de sa boîte, devraient considérer aussi que le conflit autour du religieux n'a pas du tout été calmé depuis que l'article 6 a été rédigé et que la Constitution dont il fait partie a été promulguée... Le diable est-il vraiment dans la boîte ? S'il y est, il y est très mal enfermé !
D'aucuns pourraient faire remarquer que la société tunisienne a besoin de temps pour s'adapter aux lois qu'elle produit, et qu'il faut donc savoir attendre. Attendre, plutôt que tenter de changer de façon prématurée pour, qui sait, remplacer au final par pire que ce qui existe.
Remarque en effet judicieuse, mais à condition que l'on voie des progrès sur le terrain : que les mentalités se rejoignent petit-à-petit autour du respect de cet article 6. Si, en revanche, on observe qu'il est rejeté par les uns et asséné par les autres comme une potion amère, le temps ne fait plus rien à l'affaire. Si ce n'est qu'il envenime peut-être davantage le conflit.
Quoi qu'il en soit de l'opportunité de revoir l'article 6 sur le plan politique, il nous semble en tout cas peu prudent de chercher à "régler" ce dont il parle : il relève de la bonne santé d'une société qu'elle maintienne ouvert le débat autour des questions du rapport entre Etat et religion... Sans que des options cherchent à s'imposer en vertu d'un quelconque argument d'autorité, fût-il inspiré des "Lumières".
Plus le débat sera ouvert, plus le diable éprouvera l'envie de retrouver le confort de sa boîte !