La guerre, c'est du sang et des larmes, mais c'est aussi un jeu d'échecs. Et, à ce jeu, sort gagnant celui qui a prévu plus de coups que son adversaire. Par exemple, on peut supposer que, par son coup hardi du 7 octobre, le Hamas a voulu entrainer Israël sur le terrain de l'engagement terrestre à l'intérieur de Gaza. Les hésitations de l'armée israélienne à commencer l'offensive dénotent d'ailleurs une méfiance certaine. Mais, d'un autre côté, on peut supposer aussi que l'absence de vigilance et le retard de la réaction de la part de cette armée israélienne lors des événements en question sont une façon d'attirer le Hamas à sortir de son expectative et à le pousser à commettre un acte qui légitimerait par la suite une réponse dont le but serait très probablement de le déloger de l'enclave d'une manière définitive...
On peut poursuivre ce jeu d'hypothèses : sachant qu'Israël serait tenté par cette opération, ou plutôt qu'il ne pourrait pas ne pas l'envisager à court terme, le Hamas sait aussi qu'en mettant ainsi toutes ses forces dans cette bataille difficile et très coûteuse en vies humaines, Israël va achever d'œuvrer à son propre isolement, en entrainant les pays occidentaux avec lui dans une même détestation de la part du concert des peuples en général, des peuples du sud en particulier et des peuples musulmans plus particulièrement encore.
Ce qui signifie qu'en perdant peut-être ses positions à Gaza, Hamas sortirait quand même en héros qui tient tête à l'alliance occidentalo-israélienne : d'organisation de résistance encerclée dans un petit territoire, il passerait au rang d'organisation qui incarne l'opposition universelle à l'hégémonie occidentale sur les plans aussi bien militaire que politique et culturel.
Pourquoi ferait-il ça ? D'abord parce que ça le libèrerait d'un statut d'organisation trop locale et, ensuite, parce que ça permettrait de conférer à la résistance palestinienne une dimension plus large. Le but de la manœuvre est d'amener l'Occident à reconsidérer sa politique de soutien à Israël face à l'ampleur du mécontentement suscité contre lui.
Cette hypothèse est d'autant plus crédible que nous voyons depuis le premier jour que les capitales occidentales se sont toutes rangées derrière Israël en essayant de couvrir les crimes de guerre de ce dernier par des diversions sur le thème du terrorisme : terrorisme supposé de Hamas et terrorisme "importé" chez eux par le conflit. On omet bien sûr de souligner qu'en pratiquant une politique de colonisation des terres par les civils, Israël pousse la résistance à cibler les militaires aussi bien que les civils... lesquels sont en quelque sorte des auxiliaires de l'armée dans l'action d'asphyxie des populations palestiniennes.
S'il y a terrorisme, il est imposé à la lutte plus qu'il ne relève d'un choix délibéré. Mais l'argument du terrorisme est de plus en plus érodé et on observe qu'il ne recueille désormais l'assentiment des gens que dans certains milieux acquis aux "valeurs occidentales"…
Pour résumer : l'Occident ne pouvait pas ne pas voler au secours d'Israël sous peine d'avoir l'air de cautionner l'attaque du Hamas et, volant au secours, il a fait du Hamas un ennemi commun et d'Israël et de L'Occident. Ce qui confère à l'organisation palestinienne le rôle d'acteur central sur l'échiquier plus large qui comprend des joueurs aussi divers que la Russie et la Chine, l'Iran et la Turquie, mais aussi tous les peuples du sud qui se perçoivent comme les oubliés d'un ordre mondial inique voulu par l'Occident.
Est-ce le dernier coup ? Ne peut-on pas avancer davantage dans la conception du jeu que se livrent les protagonistes sur l'échiquier ? On le peut, oui. Avec les risques d'erreur que ça comporte. Toutefois, certaines remarques sont utiles :
Premièrement, nous ne savons pas qui des deux protagonistes est en train de développer le meilleur jeu. Le coup d'éclat du Hamas ne suffit pas pour lui réserver les faveurs de nos pronostics.
Deuxièmement, en cas de victoire du Hamas, nous ne sommes pas à l'abri de problèmes que nous aurions l'air de découvrir avec surprise. Car la terre de Palestine n'est pas n'importe quelle terre. C'est une terre qui a des lieux saints dont l'existence importe aux trois religions monothéistes. Si aujourd'hui Israël se comporte comme un Etat juif, qui réserve le statut de citoyen de second ordre à tout habitant non juif, et qui s'arroge le privilège d'une administration exclusive sur une terre qui porte la mémoire de traditions diverses, renverser les choses demain dans un sens qui conférerait au musulman les mêmes prérogatives qui sont aujourd'hui celles du Juif, à l'image de ce qui se pratiquait à l'époque ottomane, cela ne fera que perpétuer les causes initiales du problème.
La revanche n'est pas en elle-même une solution, même si elle a aujourd'hui les faveurs du grand nombre. Il convient d'imaginer pour l'avenir des solutions alternatives, qui fassent honneur aussi bien à la foi des uns et des autres qu'à leur intelligence et leur sens de l'action en commun.
A l'heure où les armes parlent et tuent, il importe que des voix échappent à la passion du moment et pointent du doigt ce qui pourrait être la vraie solution : la Palestine n'attend pas de nous que l'un écrase l'autre. Elle attend que les hommes répondent à un appel qui leur enjoint d'habiter la terre et sa mémoire multiple d'une manière autre.