C’est un 27 novembre – comme aujourd’hui - que fut lancé par le pape Urbain II l’Appel de Clermont qui devait ouvrir la période des Croisades. La chose s’est passée en l’an 1095 et les Croisades allaient se prolonger pendant près de deux cents ans, jusqu’en 1291, date à laquelle les Mamelouks se sont emparés de l’ensemble des territoires sous domination chrétienne : les Etats latins d’Orient.
Pourquoi évoquer cette date ? Pour rappeler que la terre de Palestine en général, et Jérusalem en particulier, ont fait l’objet d’une convoitise de la part des nations chrétiennes, soucieuses, selon leur terminologie de l’époque, de « libérer le Saint-Sépulcre » : le lieu où le corps de Jésus-Christ a été déposé après la crucifixion.
Notons que les pèlerinages en Terre sainte n’ont pas été empêchés avec l’arrivée de l’Islam, après que la ville fût arrachée aux Byzantins par Omar Ibn al-Khattab, au terme d’un siège qui devait durer six mois. Pas plus les Chrétiens que les Juifs, d’ailleurs, n’ont été interdits d’accéder et même de s’établir en terre de Palestine, à charge pour eux cependant de se plier aux règles régissant la vie des non-musulmans. Mais des complications devaient survenir lorsque les Turcs seldjoukides se sont emparés du pouvoir et que le contrôle de la ville sainte leur échut. C’était en 1073.
Convertis de fraîche date à l’islam, les Seldjoukides n’entendaient pas faire preuve d’esprit d’ouverture envers les non-musulmans. Les pèlerinages des chrétiens cessèrent donc avec leur arrivée et cette situation devait servir de motif à la décision du pape Urbain II. Bien sûr, ce n’était pas le seul motif, car les Croisades offraient aux chrétiens d’Occident la possibilité de mettre un terme à leurs guerres intestines pour unir enfin leurs forces contre un ennemi commun. La papauté assurait de son côté les « croisés » de l’absolution de tous leurs péchés.
Mais que représente réellement le pèlerinage en Terre Sainte pour les Chrétiens ? Que représente-t-il lorsqu’on sait que les Evangiles enseignent ceci, à savoir que la seule Jérusalem qu’il s’agit pour le fidèle de conquérir est la « Jérusalem céleste » ? Il semble en tout cas que la Jérusalem céleste n’ait pas, dans le passé chrétien, éclipsé la Jérusalem terrestre : celle qui a vu le Dieu fait homme marcher dans ses rues, rencontrer ses habitants, humer l’air de son Mont des Oliviers en présence de ses compagnons et, finalement, connaître les affres de la mort. On peut imaginer que le pèlerin des premiers siècles de l’ère chrétienne avait le sentiment qu’en se retrouvant dans la ville de Jérusalem, il pouvait suivre les moments de la vie de Jésus comme s’il y était…
Aujourd’hui, l’importance de la Jérusalem terrestre a considérablement baissé pour les fidèles chrétiens. Sans doute au profit de ce combat intérieur qui ne connaît pas de limite géographique et qui seul, pense-t-on, mène à la Jérusalem céleste. Raison pour laquelle les populations chrétiennes observent le conflit entre Juifs et Arabes musulmans autour de Jérusalem avec une sorte de détachement auquel se mêle probablement une note de désapprobation. Pour eux, la période des Croisades relève surtout de l’histoire chrétienne des errements : une parenthèse qui gagne à ne jamais se rouvrir.
Mais, de quelque façon qu’on le perçoive, ce revirement des Chrétiens à l’égard de Jérusalem n’enlèvera pas de nos mémoires le fait que c’est d’abord par eux que la ville a acquis son statut de fiancée qu’on se dispute, si l’on nous permet cette métaphore matrimoniale. Sans l’acharnement que les Croisés ont mis à l’avoir sous leur autorité, les Musulmans n’auraient pas songé à lui conférer l’importance qu’ils lui accordent aujourd’hui. A la lui conférer, ou à en prendre conscience comme d’un héritage abrahamique à assumer pleinement.
Les Croisades sont assurément un épisode malheureux de l’Histoire : par elles le sang a coulé abondamment, des familles ont été endeuillées de part et d’autre de la Méditerranée, et bien au-delà. Par elles aussi, la relation des religions a pris l’intonation de l’imprécation et de la malédiction, souvent au détriment du message de paix qu’il était possible d’y recueillir.
Malgré tout, elles témoignaient d’une chose, à savoir qu’il existe au sein de la famille abrahamique un intérêt commun autour de la ville de Jérusalem. Et que cet intérêt engageait de la part de chacun l’obligation de réfléchir à un mode de partage qui soit digne de la tradition en vertu de laquelle la ville revêt l’importance qui est la sienne. Car il est clair qu’aucune des trois religions ne peut prétendre imposer sa domination sur cette ville en mettant les représentants des deux autres dans le rôle de l’administré ou du visiteur de passage.
Au-delà de l’honneur froissé, il y a d’abord une question de dignité à respecter : de dignité vis-à-vis de la tradition en question. Et si le principe d’une hégémonie est à rejeter, l’attitude de repli qui se contente de s’installer dans une neutralité distante n’est pas davantage à accepter. Car le repli est comme une incitation implicite adressée à l’un ou l’autre des protagonistes afin qu’ils se livrent entre eux à une dispute sans fin. C’est aussi indigne.