Les adversaires du président, selon ses partisans, ne comprendraient pas que la légalité qu'ils invoquent fait désormais partie du système à réformer. Ils ne verraient pas que la réforme du système issu de la révolution passe par la révocation de toute son assise juridique. Parce que, pensent-ils, cette assise juridique est désormais contaminée par les pratiques auxquelles on l'a fait servir.
Ils considèrent donc qu'invoquer des dispositions qui font elles-mêmes partie du système à changer, c'est défendre ce système. Dans sa globalité. C'est être du côté de la corruption et de l'échec de la démocratie. Du moins est-ce ma modeste compréhension des choses.
Le problème s'était posé dans les mois qui avaient suivi le départ de Ben Ali : fallait-il retoucher l'ancienne Constitution ou fallait-il s'en donner une nouvelle ? Les sittings devant le Palais du gouvernement à la Kasbah avaient fini par imposer l'option d'une Constitution nouvelle. Il fallait donc une Constituante. Beaucoup de juristes trouvaient que ce choix était inutilement lourd et qu'il entraînerait des conséquences fâcheuses sur le plan économique. On répondait de l'autre côté que la modification de quelques articles ne suffirait pas pour briser la fatalité d'un pouvoir qui avait volé au peuple sa dignité. Il fallait une cassure.
On assiste aujourd'hui, sous la présidence de Kaïs Saied, à une répétition de cette revendication. L'idée étant que la cassure produite par la Constitution de 2014 n'a pas réussi à terrasser l'alliance politico-mafieuse qui étouffe le peuple, parce que cette alliance a mué, s'est adaptée au nouveau contexte et a entraîné dans son jeu pernicieux les partis, la vie parlementaire et tout le légalisme qui est censé assurer les conditions de la démocratie.
La guerre de tranchées qui s'installe aujourd’hui exprime en quelque sorte le double point de vue qu'il est possible d'avoir sur l'actuelle Constitution. Si on considère que cette Constitution a été empêchée d’exprimer sa capacité de transformer le réel des Tunisiens, en particulier parce que les institutions censées lui assurer sa pleine application n’ont elles-mêmes pas été mises en place, alors on considérera que ce qui arrive en ce moment s’inscrit dans le même mouvement contre-révolutionnaire d’obstruction, et on dira que cette action antagonique agit désormais à visage découvert pour nous ramener à l’ordre ancien du pouvoir tutélaire.
Toutes les attaques menées contre cette Constitution, qualifiée de « torchon » par le président lui-même, seraient de simples prétextes pour achever de lui régler son compte. En liquidant par conséquent tous les acquis qu’elle représente en matière de droits et de libertés, mais aussi de pouvoir de confrontation des points de vue et de compromis entre acteurs de sensibilités différentes, puisque tout cela a été nécessaire pour l’élaboration du texte.
Si, en revanche, on considère que, dès le départ, la Constitution prend forme sous le signe d’une sorte de trahison de la volonté du peuple, parce qu’elle ne serait que le résultat d’arrangements entre des acteurs, dont le seul souci serait de complaire à une base tout en cherchant à l’élargir en vertu d’arrière-pensées électoralistes, alors la défense de la Constitution s’apparente à une défense du statu quo. Et c’est elle qui est dans le rôle des forces contre-révolutionnaires, appuyant l’influence des partis sur la vie politique, avec tout ce que ça implique de ramifications du côté des puissances de l’argent.
On ne va pas accuser ici le président de chercher, par malveillance, à faire un mauvais procès à la Constitution de 2014 dans l’unique but de se faire roi, de se donner un pouvoir autocratique. On va se contenter de sonder la pertinence du point de vue qu’il développe et qui lui sert de machine à mobiliser ses partisans.
Est-il exact que la Constitution de 2014, dont le principe de l’élaboration a fait l’objet d’une volonté populaire insistante, a finalement trahi la volonté du peuple ? Il est vrai que certains articles ont donné lieu à des compromis, et qu’il fallait que les élus engagés dans les négociations tiennent compte des contraintes idéologiques propres à leurs partis respectifs. On ne peut traiter un élu de traitre à la volonté populaire pour cette raison qu’il n’a pas scié la branche sur laquelle il est assis.
Tel est le jeu démocratique partout dans le monde, et ce n’est pas parce qu’on tient compte des règles du jeu politique, dans la durée, qu’on a tourné le dos aux revendications fondamentales qui, elles, traversent les frontières des partis. De plus, la Constitution a prévu la possibilité de sa propre modification. Elle s’est donné cette modestie. Elle s’est reconnue imparfaite tout en donnant la possibilité de se corriger.
Celui qui l’accable aujourd’hui de tous les torts est d’autant moins en position de le faire qu’il a lui-même contribué à l’empêcher de s’auto-réformer en ne laissant pas voir le jour l’institution en charge de superviser l’opération de l’auto-réforme : la cour constitutionnelle. Pour condamner quelqu’un ou quelque chose, il faut lui avoir donné sa chance et avoir fait le constat clair que sa tentative a été un échec : la Constitution de 2014 n’a même pas eu la chance d’exister dans sa plénitude. On dira peut-être que c’est cela précisément son tort : qu’elle ne dispose pas des attributs de son existence. Soit.
Est-ce en l’enterrant qu’on résout le problème ? Et si on fait cela, qu’est-ce qui fera qu’on épargnera la prochaine Constitution qu’on se donnera ? Car c’est se faire des illusions que de croire qu’elle n’aura pas, elle non plus, des difficultés à s’imposer face aux inerties de nos mœurs politiques. Ainsi donc, nous passerions notre temps à assassiner des Constitutions à peine nées, auxquelles nous aurions refusé les soins et l’attention qui leur auraient permis de se fortifier.
Et, pendant qu’on répètera, à en perdre haleine, que « le peuple veut », qu’on renverra les défenseurs de ces jeunes textes à leur « juridisme », un monarque continuerait de nous gouverner, par-dessus toutes les garanties qui nous protègeraient de ses dérives.