Faut-il supposer aux pathologies psychiques des causes externes ou est-il plus juste d’y voir des anomalies naturelles ? Le psychiatre allemand Tellenbach est l’auteur d’un ouvrage remarqué sur la mélancolie, et il défend l’idée selon laquelle les pathologies mentales sont généralement endogènes : indépendantes des causes externes dans leur manifestation. Qu’en pensent nos trois protagonistes et quelles réflexions cette question va-t-elle susciter chez eux ?
Po : Ces échanges que nous avons engagés depuis quelques semaines sur le thème de la psychiatrie m’ont poussé sur un terrain assez peu connu de moi. Autant le thème de la folie m’est familier, notamment à travers les récits mythologiques, autant il me reste étranger du point de vue des techniques thérapeutiques mises au point par les hommes. Et je me rends compte d’ailleurs qu’il y a une histoire de la psychiatrie, qui ne se réduit pas à celle de ses errements.
Même si toute pratique qui se réclame d’une certaine scientificité a tendance à confondre son histoire avec celle de ses erreurs. En matière de psychiatrie, je découvre que depuis l’antiquité il y a en gros trois grandes étapes. Si je devais essayer de vous les restituer à partir de ce que j’en ai retenu, je dirais que la première est celle qui nous parle de flux et d’humeurs.
Les troubles mentaux sont, comme les autres maladies, dues à des déséquilibres dans les éléments présents dans le corps. C’est selon cette conception que les médecins de l’Antiquité font une distinction entre le colérique, le mélancolique, le sanguin et le flegmatique. Dans chaque cas, c’est une des humeurs qui domine en rompant l’équilibre. Le corps humain est conçu comme un microcosme, dont la bonne santé consiste à réaliser en lui-même cet équilibre parfait qui existe au niveau du cosmos.
A côté de l’action physico-chimique par le biais des saignées ou des décoctions, il y a un travail mental qui consiste pour le malade à faire effort en vue de rétablir en lui-même l’harmonie cosmique qui existe en dehors de lui. Cette conception est donc celle de l’étape humorale. Elle rompt avec l’explication par les puissances étrangères, par le démoniaque, mais elle perd progressivement de sa crédibilité au fur et à mesure que les connaissances en anatomie se précisent.
La seconde étape intervient avec la découverte du système nerveux et se prolonge aujourd’hui encore à la faveur des progrès réalisés dans la connaissance du cerveau. C’est au cours de cette étape qu’on expérimente les électrochocs et la lobotomie sur celui qu’on appelle le «névropathe». Mais c’est aussi au cours de cette étape, et peut-être en réaction à ces pratiques violentes, qu’on conçoit des cures de repos censées faire cesser la tension à laquelle se trouve soumis le système nerveux.
Enfin, la troisième étape est celle au cours de laquelle l’explication du mal se déplace en direction du vécu du malade. Il y a un événement particulier qui a causé une lésion psychique. C’est le traumatisme affectif, dont il s’agit de retrouver la trace, non pas dans le corps, non pas dans le cerveau, mais dans le récit du passé, dans l’enfance généralement… Et la guérison se conçoit alors comme reprise de cet événement, de manière à en apprivoiser la douleur et, à partir de là, à se reconstruire en dehors de la peur générée par le traumatisme…
Cet exposé vous paraît-il assez clair et assez convaincant ?
Md : Oui. Tu as raison de signaler un chevauchement entre les étapes 2 et 3. On peut parler aussi d’un certain chevauchement entre l’étape 3 et l’étape 0, celle qui implique la présence des «puissances extérieures». Le thème de l’amour chez Binswanger, dont j’ai parlé la semaine dernière, se prête à une approche théologique en vertu de laquelle la présence divine reprend un rôle essentiel, en tant justement que source d’amour.
La «lésion» initiale est une perte d’amour, et ce qui guérit cette lésion est un retour de l’amour qui, même quand il se joue dans le cadre de la relation entre le malade et le psychiatre, a des prolongements en direction du divin. Ce qui peut donc laisser supposer qu’à l’origine du mal, il y a en réalité, non pas intrusion d’une puissance étrangère, mais au contraire sortie : sortie, disons, de la flamme divine. Et que toutes les manifestations psychiques et physiologiques sont entièrement les conséquences, directes et indirectes, de cette sortie.
Po : J’imagine qu’une pensée d’inspiration chrétienne n’a pas manqué de faire le lien entre l’amour chez Binswanger et le thème du salut par la foi. Mais, à vrai dire, mon petit exposé sur l’histoire de la psychiatrie avait un but, qui était de te poser la question suivante en lien avec ta thèse relative au «processus judiciaire» inhérent au processus de guérison : si l’explication du mal qui atteint le maniaco-dépressif, l’hystérique, le schizophrène, l’épileptique ou autre fait référence à un vécu particulier, et si cette explication par le vécu n’est qu’une explication parmi d’autres, fût-elle la plus tardive ou la plus récente, qu’est-ce qui autorise de lier la guérison à un «processus judiciaire» ?
Ph : Oui, c’est vrai que ce processus n’a de sens qu’au regard d’une explication qui met en cause le vécu du malade, de préférence à d’autres considérations, liées davantage au domaine biologique. Mais il existe une autre objection qui va dans le même sens : si la justice transitionnelle consiste, dans les pays libérés de la dictature, à confronter à leurs bourreaux des citoyens victimes autrefois de tortures et d’humiliations, qu’est-ce qui autorise à étendre cette démarche à la thérapie psychologique en général ?
Md : Ce qui l’autorise, c’est qu’il existe dans la vie familiale des situations semblables à celles que connaît le citoyen dans sa relation avec les autorités du pays. La confrontation avec le bourreau, policier ou gardien de prison ; le fait que ce dernier soit mis dans la position d’avoir à rendre compte de ses actes, et qu’il reconnaisse aussi que ce qu’il a commis comme agissements injustes requiert réparation, tout ça crée les conditions d’une réhabilitation de soi sans laquelle la guérison demeure de l’ordre du coup de force.
Or rien n’indique que ce processus mental doive être différent dans le cas où l’injustice subie l’a été dans le cadre de la vie familiale. Je dis que les complications peuvent prendre des formes très diverses, mais que l’individu ne peut en guérir que s’il a pu se libérer d’une posture psychique suscitée par l’injustice qu’il a subie. Et, d’autre part, l’acte de libération ne peut advenir de son côté que si quelque chose comme un tribunal a pu se mettre en place de façon même virtuelle : ce à la réalisation de quoi le psychiatre doit pouvoir aider.
Le fait que le psychiatre joue le jeu de ce processus judiciaire ne signifie pas qu’il va se désintéresser d’autres aspects, qui sont liés à l’état physique et nerveux de son patient. Mais il s’agit toujours de faire en sorte que le processus judiciaire ait lieu dans les meilleures conditions. C’est-à-dire que le patient puisse, à partir de son statut de victime pleinement reconnu et accepté à travers la remémoration des injustices subies, passer à celui de juge qui pardonne peut-être, mais qui condamne sûrement et, de toute façon, qui se rend justice et qui, dans le même mouvement, rétablit l’ordre de la justice dans le monde.
Pour répondre, donc, à la première objection, je dirais que l’explication par le vécu est certes une des explications, mais elle est la seule à pouvoir les rassembler toutes en une même démarche thérapeutique. Puisque c’est une explication qui peut reprendre, ou recycler, d’abord l’explication physiologique en tentant d’apporter le remède médical qui lui correspond, ensuite l’explication nerveuse en y répondant également à travers ce qu’elle requiert éventuellement de neuroleptiques et d’antidépresseurs, mais aussi de paroles rassurantes et encourageantes.
En sens inverse, cette possibilité d’inclusion ne se retrouve pas. Celui qui voudra guérir les souffrances dont nous parlons à partir du physiologique, ou du nerveux, ne pourra pas se placer sur le terrain du psychique et de ses drames intérieurs. Seule l’explication par le vécu intègre en son sein les précédentes et peut les faire servir à son propre dessein.
Po : Je suis sensible à cette précision que tu apportes quand tu dis que, grâce au psychiatre, le patient se rend justice et rétablit également la justice dans le monde. C’est là que je retrouve le héros tragique… Par son malheur, il s’adresse au monde et dans son adresse il est aussi question de justice rétablie.
Ph : La posture du héros tragique est différente, cependant. Nous en avons parlé et il nous était apparu que par l’épreuve inhumaine à laquelle il était soumis —épreuve engagée à la faveur de sa faute, commise ou simplement héritée—, il réaffirmait ce pacte fondamental entre les dieux et les hommes autour de la préservation de la beauté du monde.
Mais il est vrai qu’au cœur du pacte, et comme arme donnée à l’homme afin de s’acquitter de sa part de devoir envers la beauté, il y a ce don qu’évoque le mythe raconté par Protagoras : le don fait aux hommes par les dieux de la justice et de l’honneur. Le mythe présente ce don comme le moyen de parvenir à la paix entre humains mais, au-delà de ce but social et politique, il y a la beauté du monde. Pour laquelle l’homme doit être capable de se sacrifier lui-même : c’est ce que fait le héros tragique. Par son dévouement à l’honneur et par son engagement à rétablir la justice par-delà la faute, il sauve le monde de la laideur.
Po : En effet.
Ph : Cela étant dit, et précisément parce que j’accorde une haute estime à l’idée que la guérison du malade ait lieu à travers ce double retournement de statut, de malade à guérisseur et, d’abord, de victime à juge, je considère qu’il est important de s’attarder sur les objections possibles. Or m’est venu à l’esprit le point de vue d’un psychiatre allemand du nom de Hubertus Tellenbach, auteur d’un livre sur la mélancolie, qui souligne ce qu’il appelle l’endogénéité de la psychose.
Il n’est d’ailleurs pas le seul à le faire. L’idée est que la maladie ne provient pas de l’irruption d’un événement venu de l’extérieur, qui aurait déréglé le bon fonctionnement du psychisme, mais qu’elle exprime un mode de fonctionnement propre à certaines personnes. Elle est handicapante du point de vue de la société et de ses normes, perçue par le plus grand nombre comme une anomalie, mais elle n’en exprime pas moins une organisation biopsychologique possible et fait donc partie, pour ainsi dire, de la diversité du paysage humain.
Ce qui voudrait dire que la démarche thérapeutique n’aurait plus grand-chose à voir avec un processus judiciaire, mais qu’elle aurait pour souci essentiel d’amener le malade à se réconcilier avec sa propre «originalité», et à l’aider à mieux la porter face à autrui. Autrement dit, le malade aurait à apprendre à se percevoir lui-même comme non malade, et donc simplement comme un cas qui pose problème à la société dans sa fonction normative, en raison des limites en lesquelles elle s’est enfermée en matière d’accueil ou d’acceptation de l’altérité de l’autre. Il est remarquable que ce psychiatre allemand, Tellenbach, se réclame de la phénoménologie.
On devine derrière son point de vue, d’ailleurs, une certaine critique selon laquelle la recherche d’une cause extérieure à la psychose correspondrait à un déficit en matière d’ouverture à la différence. Il y aurait, dans la pratique même de la psychiatrie, une tendance à créer artificiellement du pathologique en supposant des causes pathogènes externes, tout cela par incapacité ou par refus d’aller «vers la chose même».
Md : Je ne suis pas en désaccord avec ce point de vue. Mais je considère qu’il n’est pas anodin que le psychiatre dont tu parles soit l’auteur d’un livre sur la mélancolie. La mélancolie est depuis l’Antiquité la marque du génie. Tu n’ignores pas qu’on attribue à Aristote un texte sur le sujet. La mélancolie, par conséquent, est sans doute la disposition psychique la plus à même d’illustrer cette tendance de la société en général, et de certains psychiatres en particulier, à ranger dans le pathologique ce qui ne l’est pas, ce qui relève seulement de particularités psychiques plus ou moins exceptionnelles mais tout à fait naturelles.
Or ce qui est vrai de la mélancolie peut l’être aussi d’autres dispositions, assimilées à tort à des manifestations pathologiques. Combien de poètes ou de peintres sont l’objet de présentations qui les font passer pour des personnes atteintes de troubles mentaux, pour cette seule raison qu’on reste étrangers à ce qui les anime et les réjouit ! Par incapacité, donc, de comprendre véritablement ce qui les met en branle en cette existence.
Je ne suis donc pas en désaccord, mais je conteste en même temps que ce point de vue ferme la voie à une procédure judiciaire. Car la procédure judiciaire ne renvoie pas toujours à des faits appartenant au passé, aux premières années de la vie : elle peut renvoyer à un conflit actuel. C’est-à-dire, justement, à ce refus de la société de faire accueil à notre différence.
Le malade doit se mettre en position de corriger la société en raison de la violence sournoise qu’elle exerce à l’encontre de ceux de ses membres dont la psychologie n’épouse pas le moule de ses normes. J’utilise ici le mot «corriger» dans son double sens : rendre juste ce qui est faux et donner une correction : infliger une violence en réponse à une inconduite.
Po : Il y aurait une forme de vengeance ?
Md : Oui. Je suis de ceux qui feraient volontiers l’apologie de la vengeance, tout en maintenant une grande méfiance à l’égard de l’esprit vindicatif. Justement, une vengeance a besoin d’être assouvie pour que l’esprit vindicatif ne puisse pas prendre racine.
Po : Tu n’es donc pas adepte de ce «passer outre» dont parle Nietzsche dans son Zarathoustra ?
Md : Zarathoustra ne passe outre que pour renverser les tables de valeur sur la tête de ceux qui voudraient rapetisser le monde. J’estime qu’il pratique une forme de vengeance.
Ph : Mais infliger une violence à la société elle-même, qu’est-ce qu’il faut entendre par là ?
Md : Rien d’autre que l’obliger, par sa propre persévérance dans l’effort d’être qui on est, à opérer en elle-même cette sorte de déchirure par quoi elle s’ouvre désormais à la présence de ceux qu’elle n’acceptait pas jusque-là en son sein. Ce qu’on est, en tant que différence, peut devenir la pointe de l’arme que l’on enfonce dans le corps de la société, ou la lame par laquelle on en déchire le tissu. Blessure contre blessure ! Mais la blessure qu’on inflige à la société est de celles qui la libèrent de sa propre tendance à se replier sur elle-même : c’est en ce sens une blessure salutaire.
Ph : Autre remarque : s’il s’agit ici de vengeance, le risque est que la procédure judiciaire ait été pour le moins bâclée, sinon évacuée.
Md : C’est parce qu’il y a procédure judiciaire qu’un équilibre est respecté entre deux exigences contraires : se rendre justice à soi-même d’une part et, d’autre part, faire en sorte que la violence infligée soit, non pas une violence rageuse et destructrice, mais au contraire une violence salutaire qui réconcilie la société avec sa vocation à accueillir l’homme en tant qu’homme.
Toute justice est réparatrice ! Mais je voudrais revenir à Tellenbach : je ne lui ai répondu qu’à moitié car, à côté de ce malade qui n’est malade qu’en raison du déficit d’hospitalité de la société, il y a cet autre malade qui porte en lui un drame intérieur et dont l’état de santé, aussi bien psychique que physiologique, n’est que l’effet accumulé de la destruction que ce drame a provoqué en lui sur le plan nerveux.
Un drame, c’est un phénomène psychique, mais c’est aussi une souffrance qui interpelle et qui invite à prendre connaissance d’un récit dramatique avec l’oreille de la compassion. En fin de compte, le psychiatre doit pouvoir prendre sur soi la souffrance de son malade. S’il décide qu’il n’y a pas de drame, on peut lui reprocher de se donner la possibilité de se dérober à l’épreuve de la compassion.
Mais, à supposer même qu’il n’y ait pas de drame, je pose la question: est-ce qu’il n’y aurait pas lieu d’en faire surgir un ? Le drame, c’est la possibilité pour le patient de découvrir qu’il n’est pas seul face à sa souffrance et c’est ensuite la possibilité de renouer avec une vigueur vengeresse dont l’absence a été synonyme d’apathie, et c’est enfin —last but not least— la possibilité de s’emparer du sceptre de la justice pour, comme je l’ai dit, non seulement obtenir réparation du mal qu’il a lui-même subi mais, au-delà, s’engager dans l’œuvre d’instauration d’un monde plus juste.
Ph : Il y a là, en effet, un aiguillon puissant, autrement plus efficace et plus civilisé que les chocs électriques auxquels se sont adonnés les psychiatres, à un certain moment, afin de réveiller les malades de leur torpeur.