Il y a une transformation de la guerre par le poète, mais en quoi consiste le savoir-faire qui permet de parvenir à ce résultat ? La question exige de revenir en arrière, en allant puiser dans de lointaines expériences : celle des luttes dont nous parle Hésiode dans sa Théogonie, par exemple. C’est le choix —à notre avis heureux— de nos trois amis le philosophe, le poète et le médecin.
Md : Je reviens aujourd’hui avec une objection, qui est la suivante, dans sa simplicité et dans sa brièveté: comment le poète peut-il célébrer le héros guerrier sans mépriser en même temps l’humanité qu’incarne sa victime quand elle tombe sous ses coups ? Nous avons parlé la dernière fois d’un poète qui sauve la guerre de sa sauvagerie. Et c’est vrai qu’il est attentif à ce qu’il y a de plus noble dans le moment du combat.
Mais en repensant à la question, je suis arrêté par cette idée que le poète est souvent aussi celui qui incite le guerrier à mépriser, ou tout au moins qui le conforte dans son mépris —conscient ou inconscient— de l’autre homme à qui il ôte la vie… Quelle trace le guerrier garde-t-il en son âme de ce visage qui se fige sous l’effet du coup mortel qu’il lui inflige ? La chasse-t-il d’un revers de main ? Voit-il dans la grimace de l’agonie comme une preuve «vivante» de son triomphe et de sa supériorité, sans autre considération ? Que disent les vers du poète par leur silence à ce sujet : n’y a-t-il pas de la complaisance ?
Ph : Cette objection est judicieuse, mais je dirais qu’elle vise le poète «patriote» ou «patriotard» comme on dit aussi, beaucoup plus que le poète tout court : poète dont nous disions que sa vraie patrie renvoie à ce territoire de la liberté de l’homme au moment où il joue sa vie. Et nous ajoutions à ce propos que c’est précisément ce qui le rapproche du guerrier. Cette patrie leur est commune, pour autant donc que le guerrier n’est pas à la solde d’une communauté particulière et de son chef, mais de ce jeu de la vie avec la mort…
Po : Le poète a un problème avec la guerre telle qu’elle est menée de nos jours et depuis quelque temps déjà : depuis que l’arme à feu permet de mener le combat sans que le visage du combattant ennemi soit connu dans ses traits. Dans le corps à corps, les combattants se dévisagent, se jaugent s’étudient. De sorte que lorsque l’un des deux est vaincu et qu’il perd la vie, son image reste gravée dans le regard du vainqueur. Et cette image, c’est justement ce qui, plus tard, quand le temps de la guerre a pris fin, lui rappelle la perte qu’il a causée : à un homme qui était de ce monde et qui ne l’est plus, mais aussi à une épouse devenue veuve, à des enfants rendus orphelins, à une mère et à un père que rien ne console de la perte de leur fils… Et puis, ce visage, qui revient peut-être le hanter dans ses moments de solitude, ça aurait pu être le sien si le sort en avait décidé ainsi.
L’issue d’un combat tient parfois à peu de choses, et la fortune s’en mêle. Bref, il y a de lui-même dans ce visage dont le regard s’éteint devant lui et que sa mémoire retient. Il ne s’agit pas de s’apitoyer sur le vaincu, et ce n’est pas de bon ton dans les sociétés pour lesquelles la guerre était à la fois une affaire de survie et un fait de culture majeur. Comme l’étaient la plupart des sociétés dans l’Antiquité…
Mais enfin, il y a une différence très nette par rapport à la guerre moderne où l’on peut décimer un grand nombre d’hommes, et parfois des femmes et des enfants, sans avoir à aucun moment aperçu le moindre visage. Où est la barbarie : dans le regard qui soutient le spectacle de la mort d’un homme qu’on a connu, fût-ce de manière furtive, ou dans celui qui refuse à la victime le droit d’être une personne parce que son visage n’est même pas aperçu ? Je prétends que la barbarie est du côté du second regard cité. Et le poète d’aujourd’hui dont la parole, quand il s’agit de guerre, est toujours de dénonciation, conforte cette position.
Ph : Oui, on ne prend pas un grand risque en affirmant ce que tu affirmes, d’ailleurs. Cette guerre moderne qui bombarde de loin à coup de missiles a peu de chance de recevoir les suffrages de quiconque, et encore moins ceux des poètes.
Md : Le divorce du poète avec la guerre dans sa version moderne est si radical qu’il pose le problème de la possibilité pour lui de jouer un rôle quelconque. Dans la version ancienne, il pouvait être celui qui empêche le combat de sombrer dans la barbarie en glorifiant des conduites héroïques synonymes d’engagement et de bravoure, voire de clémence face à l’ennemi désarmé.
On a vu Euripide aller bien plus loin que ça en suggérant qu’Andromaque, la veuve du héros troyen Hector, aurait à assurer la poursuite de la lignée royale au sein de la famille d’Achille : Achille qui est l’emblème de la Grèce et de son héroïsme guerrier. Quel renversement ! On est aux antipodes de ce patriotisme fanatique et stupide qui est le lot de beaucoup de nos contemporains. Mais aujourd’hui, que peut faire le poète, en dehors peut-être d’opposer son silence, en rêvant qu’il fût assourdissant ? Quelle prise a-t-il sur ce monde qui est le nôtre ?
Po : Il n’a aucune prise. Mais l’ironie de la situation, c’est que seul le poète est capable de sauver le monde. Toutes les politiques mises en œuvre, de façon plus ou moins secrètes, par les dirigeants de la planète et qui sont censées vouer les générations futures à une coexistence paisible ne sont que des fuites en avant : elles répondent sans doute à des urgences de l’heure face au risque d’une crise réelle qui échapperait totalement au contrôle et qui prendrait une tournure nucléaire, par exemple.
Mais je persiste à penser qu’elles répètent les mêmes erreurs par lesquelles nous nous sommes retrouvés dans la situation présente. Car la barbarie de la guerre moderne est bien le visage caché d’une barbarie plus vaste, et je rejoins de ce point de vue les analyses de Heidegger, pour qui la domination technologique de la nature par l’homme n’est que l’envers d’une occultation : occultation de l’être par l’étant, dans son langage. Mais nous avons dit que nous reviendrions le moment venu sur cette formulation heideggérienne du problème… Autrement dit, c’est à poursuivre le mirage du progrès que l’homme en est venu à appauvrir son existence et à accroître le risque d’une apocalypse.
Md : Comme j’ai eu l’occasion de l’exprimer, je ne partage pas ton pessimisme. Je pense qu’il y a, c’est vrai, quelque chose qui relève de ce que tu appelles une «fuite en avant» mais que, à côté de ça, il y a un travail qui se met en place où il s’agit, ici et là, de réapprendre… comment dire ? De réapprendre l’être au monde.
Ph : Comme ferait le fou ?
Md : Le parallèle a sans doute ses limites, mais il fonctionne. Il fait sens. Je pense donc qu’il y a bien un optimisme néfaste qui, tout en nous poussant vers de nouveaux paradis modernes à coup de manœuvres diverses et de gesticulations tactiques plus ou moins machiavéliques, aggrave le péril en prétendant le supprimer, mais il y a aussi une prudence qui se rend de plus en plus présente, à différents niveaux, y compris à celui des gens simples comme vous et moi : une prudence qui nous enjoint de faire acte de modestie afin de pouvoir réapprendre le monde et comment être au monde avec autrui. Des témoignages m’en parviennent tous les jours. Bien sûr, cette initiation est au cœur de mon métier. Je la pratique avec mes patients, mais le cadre est suffisamment différent pour que je ne me sente pas autorisé, dans mes réflexions sur la tragédie de notre époque, de me contenter de pures et simples extrapolations.
Po : Tu as raison de préciser qu’il y a une différence de cadre et que cette différence est importante. Dans un cas, il s’agit d’amener un individu à rejoindre le monde en lequel le lien entre soi et autrui est un lien vivant. Dans un autre, il s’agit de sauver le monde lui-même : le monde en lequel le lien entre les hommes est devenu de plus en plus factice et qui produit de la solitude et de la folie. Or quand il s’agit de sauver, non pas un individu, mais le monde lui-même, c’est le poète qui est requis : nul autre, à mon avis !
Ph : Tu te charges devant nous d’un bien lourd fardeau, toi qui revendiques un lien de sang, pour ainsi dire, avec la famille des poètes.
Po : Ce n’est pas une affaire de gloriole, mais le métier de poète n’est pas de produire des vers : il est bien de veiller sur le monde, sur la beauté du monde.
Ph : Et donc de préserver le monde contre la barbarie de la guerre par sa parole…
Po : Ainsi que de la guerre de la barbarie contre la civilisation, en laquelle ladite barbarie fait preuve d’une capacité remarquable de camouflage. C’est probablement son arme la plus efficace pour se frayer un chemin dans la vie de nos contemporains. Nous le disions tantôt : la barbarie de la guerre n’est que le visage d’une barbarie plus vaste, mais qui se dissimule sous les dehors mensongers d’un simulacre de civilisation.
Md : Si le poète est seul celui qui est requis pour sauver le monde, peut-être lui faut-il quand même l’assistance des hommes de bonne volonté pour le moment où sonnera l’heure de l’action. Si tel est le cas, il est plus prudent de sa part de ne pas porter sur l’époque et sur ses hommes des condamnations trop sévères. En outre, face à un ennemi retors, est-ce qu’il ne convient pas de faire soi-même preuve de retenue dans le propos ?
Po : Chaque chose en son temps. Pour l’instant, nous sommes sur les sentiers qui doivent nous mener à comprendre les choses. Et ce que nous devons comprendre en particulier, c’est comment le poète peut s’acquitter de son rôle alors même qu’il n’a plus aucune prise sur le monde. Par ailleurs, quand il s’agit d’action pour le poète, il s’agit encore et toujours de parole. Il n’y a pas d’équipes de commando au menu.
Ph : Voilà qui nous ramène à la question que tu posais la semaine dernière au moment de nous quitter : la parole du poète dompte-t-elle la guerre ou l’amène-t-elle sur son territoire ? La question comporte un enjeu majeur, parce que de la façon dont le poète transforme la guerre dépend à mon avis sa capacité à changer le monde. Nous ne sommes pas sur une mince affaire !
Po : En effet, pas sur une mince affaire. Je suggère que l’on revienne un peu en arrière pour voir de plus près comment le poète s’y prenait autrefois avec la guerre. C’est le même savoir-faire antique qui devra être repris, mais de telle sorte qu’il réponde aux exigences de notre époque. Qu’en pensez-vous ?
Ph : C’est au moins une approche possible.
Po : Oui. C’est la piste que j’emprunte… Je voudrais vous ramener en Grèce mais en prenant cette fois congé d’Homère, de ses héros Achille et Ulysse, pour m’intéresser à un autre poète majeur : Hésiode, l’auteur de la Théogonie.
Pourquoi ? Parce que la Théogonie nous fait le récit de la guerre qui a opposé les dieux aux titans. Le texte, qu’on date du 7e siècle avant JC, présente des ressemblances avec un récit plus ancien encore, tiré de la mythologie hourrite et qui remonterait à quelques siècles auparavant. Mais il a quand même un caractère fondateur pour la culture grecque. Et, du point de vue qui nous intéresse, il nous donne à voir le poète parlant de guerre, de clameurs assourdissantes, de rochers énormes en guise de projectiles, de javelines et de flèches, puis de la foudre qui est l’arme de Zeus : la foudre qui frappe mais la foudre qui embrase aussi. Le texte de la Théogonie raconte : «… Le souffle torride / prit les terrestres Titans. Les immenses flammes montèrent / Jusqu’aux nuages. Leurs yeux s’aveuglèrent, malgré leur vaillance, / Sous l’éclat étincelant des éclairs de la foudre. / Le merveilleux incendie s’empara du vide – semblable / Pour les yeux qui le voient, pour les oreilles qui l’entendent s’abattre, / A la Terre et au vaste Ciel, lorsqu’il se rapproche / D’elle…».
Le combat se poursuit dans le texte et il ne connaîtra son dénouement heureux pour les dieux qu’après qu’un trio héroïque —Gyès, Cottos et Briarée— eut enseveli les Titans sous la masse des rochers qu’il jetait sur eux, qu’il les eut enchaînés et enfouis sous terre, «aussi profond dans le sol que le Ciel est loin de la Terre». Il est donc question, dans ce combat, d’un grand tumulte qui, par-delà les protagonistes, s’empare de l’univers entier.
L’image utilisée par Hésiode est celle d’un embrasement qui gagne le monde et qu’il exprime à travers l’image du ciel qui se rapproche de la terre puis… qui s’écroule sur elle : «un immense tohu-bohu jaillit, tout semblable, / D’elle qui croule sous lui, de lui qui s’écroule sur elle…». J’attire votre attention sur ce point parce que cet écroulement du ciel sur la terre, qui est synonyme de fin du monde, ressortit aussi du phénomène érotique : c’est dans l’union du ciel (Ouranos) et de la terre (Gaïa) que viennent à l’être les premiers ancêtres des dieux que sont les Géants. Eros, puissance primordiale, est déjà là qui préside à l’union. A son… embrasement ! Ce jeu de rapprochement entre guerre et amour, l’auteur ne s’y attarde pas. Il est plutôt suggéré. Mais il est bien là et ne saurait être ignoré.
Ph : Ce point me paraît capital en effet. Un autre point attire cependant mon attention : c’est la mention de la profondeur qui sépare de la surface de la terre le lieu où se trouvent enfermés les Titans. Hésiode indique donc qu’elle est égale à la hauteur qui sépare le ciel de la terre : «aussi profond dans le sol que le Ciel est loin de la Terre». Cette équidistance donne à réfléchir.
Elle tendrait à souligner que l’habitant de la terre que nous sommes est à une distance égale des puissances célestes qui veillent en haut à l’ordre cosmique et des puissances chtoniennes qui, de leur demeure souterraine, complotent en vue du retour du chaos. Elle tendrait à indiquer aussi que le bon équilibre du monde réside dans cet écart entre les deux puissances adverses, dans leur égal éloignement de la terre. Ce qui voudrait dire qu’un rapprochement excessif de la puissance céleste serait peut-être aussi dommageable à l’équilibre du monde qu’un rapprochement des puissances terrestres.
Md : Ce souci de l’éloignement, de l’équilibre dans l’éloignement, contraste avec la sagesse de la tradition juive et, bien plus encore, avec celle de la tradition chrétienne, puisqu’on est alors en présence d’un souci de proximité par rapport à la puissance céleste qu’est Dieu. Pour ce qui est de l’islam, il semble que l’on ait cumulé les deux… Mais ce souci de l’éloignement en ce qui concerne les puissances d’en haut se laisse comprendre, parce qu’il est garant de l’ouverture sur l’immensité lumineuse.
Plus le ciel se rapproche de nous, plus notre horizon se rétrécit et s’obscurcit. Et si le Ciel se couche sur la Terre, comme il fait dans le moment de l’accouplement, alors nous sommes dans une obscurité telle que c’est comme si les puissances souterraines avaient refait surface. Il est très certainement intéressant de noter que, pour la sagesse des anciens poètes, c’est dans le moment du rapprochement et de l’accouplement entre Ciel et Terre, qui est un moment à la fois d’embrasement et d’obscurcissement, que s’accomplit l’acte premier de peuplement du monde. Mais mon souci à moi est que l’on ne perde pas le fil de notre propos en suivant ces considérations, si chargées de sens qu’elles puissent être.
Po : Je pense que ces digressions nourrissent le cœur du sujet. Mais le lien est en effet à tisser. Je rappelle donc notre question de départ : comment le poète apprivoise-t-il la guerre par sa parole ? Est-ce en se transportant sur son terrain, c’est-à-dire en faisant de sa parole une parole «guerroyante» qui, comme nous invite à le penser la métaphore du cavalier et du cheval emballé utilisée la dernière fois, enflamme la guerre pour mieux la calmer ensuite, ou est-ce en attirant la guerre sur son terrain à lui, en aimantant pour ainsi dire la violence des armes par celle de son verbe…
Ph : … sachant que, comme on vient de le voir avec le texte d’Hésiode, la violence du verbe poétique ouvre la perspective d’une guerre qui s’apparente à un accouplement amoureux, que la mort y côtoie la fécondation, que l’apocalypse y rime avec renaissance et peuplement ?
Md : Pour que le poète s’acquitte pleinement de sa mission, il faudrait que l’apparentement devienne renversement. C’est-à-dire que la violence guerrière et destructrice ne se contente pas de prendre la forme ou l’apparence d’une violence amoureuse et féconde, mais qu’elle bascule entièrement en une telle violence.
Je me demande par ailleurs si, pour parvenir à ce point de bascule, il est absolument nécessaire de choisir entre les deux possibilités d’approche que nous avons énoncées. Mon sentiment est que l’une et l’autre possibilité sont bonnes. Inutile de vous dire que, là encore, ce moment du renversement m’intéresse au plus haut point en tant que médecin. Ma question à moi, en partant de là, serait plutôt la suivante : comment le poète et le médecin envisagent-ils, chacun de son côté, l’action du renversement et quel enseignement il est possible de tirer de la différence qui pourrait exister, qui existe sûrement, entre les deux approches ?
Ph : Cette question mérite en effet notre attention, mais à condition qu’elle nous permette de nous éclairer sur celle relative au rôle du poète face à la guerre dans le contexte d’un monde dont nous avons dit qu’il n’offre au poète aucune prise…